Le point de vue d’Alain Duault : La trilogie des Manon à Turin, un pari ambitieux, gagné

Xl_trilogie-manon-teatro-regio-torino-2024 © Trilogie Manon, Teatro Regio Torino

Réunir les trois opéras dont Manon, le personnage du roman fameux de l’Abbé Prévost, a suscité les créations, signées Auber, Massenet et Puccini, est un pari esthétique et musical dont l’ambition hausse le Teatro Regio de Turin au niveau des grandes maisons européennes : salut donc au nouveau Surintendant, Mathieu Jouvin, un Français qui a réussi là à attirer un public européen intéressé par la gageure en même temps que le plaisir de goûter en trois jours trois regards musicaux sur une même héroïne. Le pari est gagné.

Sans doute d’abord du fait du choix d’un metteur en scène français, Arnaud Bernard, dont on peine à comprendre qu’il ne soit jamais invité en France ! Il a pourtant réalisé de nombreux spectacles salués chaque fois pour leurs qualités, tant dramaturgique que de direction d’acteurs, de la Scala de Milan au Covent Garden de Londres, de la Fenice de Venise au Mariinsky de Saint-Pétersbourg, du San Carlo de Naples au Metropolitan de New York, au Colon de Buenos Aires ou encore aux Arènes de Vérone où il a monté un des plus beaux et plus intelligents Nabucco de Verdi de ces dernières années ! Alors pourquoi pas à Paris ?

Toujours est-il que c’est à lui que Mathieu Jouvin a confié les rênes de cette trilogie. Arnaud Bernard a opté pour un parti pris qui se décline, celui d’un rapport au cinéma français de trois époques : le cinéma muet pour la Manon Lescaut légère et frivole d’Auber, le cinéma de 1960, celui, âpre, de La vérité de Clouzot avec Brigitte Bardot pour la Manon déchirée de Massenet, le cinéma réaliste et pathétique dont Jean Gabin ou Arletty ont été des effigies pour la Manon Lescaut tragique de Puccini. Mais un parti pris dramaturgique n’existe que s’il se réalise sur scène – et c’est là qu’on applaudit au travail d’Arnaud Bernard. Car quelles que soient les différences d’intensité des trois spectacles, tous les trois sont absolument passionnants. Loin des surinterprétations abracadabrantesques de nombre de mises en scène qui étouffent de plus en plus cet art qu’on veut défendre pour qu’il puisse continuer à nous apporter non seulement un éclairage renouvelé des œuvres mais aussi du plaisir, ces trois points de vue donnent à chaque fois un coup de jeune aux œuvres tout en les respectant.

Manon Lescaut (Auber) - Teatro Regio de Turin (2024)
Manon Lescaut (Auber) - Teatro Regio de Turin (2024)

La Manon Lescaut de Daniel-François-Esprit Auber est évidemment la moins connue. Les lyricomanes les plus avisés en ont sans doute entendu l’air brillantissime baptisé « l’éclat de rire » mais guère plus. Créée en 1856, c’est une œuvre qui ne pèse jamais, un opéra-comique qui s’ébroue parfois du côté de l’opérette (le savoureux chœur des guinguettes !), qui brille à travers ses airs et ses ensembles dynamiques à souhait. Arnaud Bernard confronte cette Manon à un délicieux film de 1927, When a Man’s Loves d’Alan Crosland, Le Roman de Manon, avec l’adorable Dolores Costello et son mari, la vedette John Barrymore, futur partenaire de Greta Garbo. Durant l’Ouverture, et au début de chaque acte, on projette de larges extraits du film qui sert en quelque sorte d’embrayeur aux scènes de l’opéra d’Auber. Tout cela s’enchaine très bien et le film semble générer les personnages en même temps que les mettre en perspective. Tout se passe ensuite dans l’atelier de Méliès à Montreuil, fort bien reconstitué si l’on en croit la photo de 1901 publiée dans le riche programme de salle. Chaque acte est « tourné » dans ce décor qui se montre, les éléments en étant changés à vue, et l’action jouant en quelque sorte double jeu entre le récit de l’opéra et sa transformation en tournage. Avec une direction d’acteurs millimétrée, aucun personnage n’étant laissé à l’abandon, l’opéra reçoit comme un effet de vérité qui, d’acte en acte, se marie judicieusement au film.

La soprano colorature espagnole Rocio Perez, nonobstant une voix manquant parfois un rien de couleur, est exquise en Manon, avec tout le nécessaire appareil virtuose de vocalises en dentelles, en particulier bien sûr dans le fameux air « C’est l’histoire amoureuse » déroulé en cascades ininterrompues de ces « éclats de rire » qui l’ont rendu célèbre. Mais elle sait aussi, au dernier acte, faire entendre une vocalité plus substantielle qui donne à son personnage une épaisseur touchante. Sans jamais démériter, le reste de la distribution est plus inégal, du marquis d’Hérigny d’Armando Noguera dont tout le bas médium est escamoté au Des Grieux de Sébastien Guèze, affligé de quelques fluctuations d’intonation et qui surtout pousse invariablement ses sons comme un guerrier furieux. On retiendra pourtant quelques jolies compositions, comme celles de Francesco Salvadori en Lescaut ou de Lamia Beuque qui sait se faire remarquer en Marguerite. Et on applaudit la direction large, puissante mais sans jamais écraser le tissu musical, de Guillaume Tourniaire qui sait joliment déployer l’orchestre du Teatro Regio.

Manon (Massenet), Teatro Regio de Turin (2024)
Manon (Massenet), Teatro Regio de Turin (2024)

La Manon de Massenet, le lendemain, est assurément le sommet de cette trilogie : non seulement l’œuvre est forte, riche, avec de multiples perspectives, mais le parti pris cinématographique trouve là plus qu’un simple effet de miroir comme chez Auber pour atteindre à une symbiose active, génératrice, qui impose une vision de l’œuvre profondément renouvelée, lui donnant une modernité et une vérité qui saisit d’un bout à l’autre. La formidable idée d’Arnaud Bernard est de partir du fameux film de Clouzot, La vérité, qui en 1960 a donné à Brigitte Bardot l’occasion de dépasser son image de starlette érotico-boudeuse pour atteindre un poids théâtral, forgé par Clouzot bien sûr, mais qu’elle a su porter avec une intensité qui en a surpris plus d’un. Toute l’œuvre de Massenet est reconstruite par Arnaud Bernard comme un dépliement du film : Dominique, la meurtrière de son amant, est Manon, avec une telle évidence qu’on se dit que cette mise en scène marquera dorénavant la personnalité de toutes les Manon. Bardot y est toute animalité et toute « vérité » : comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? Car les extraits du film projetés régulièrement introduisent les scènes lyriques, ou plutôt les scènes chantées semblent prolonger les moments forts du film, très finement sélectionnés ici. L’imbrication est totale et la modernité de l’héroïne de Massenet semble ainsi flagrante. Une réussite théâtrale marquante, à laquelle il faudrait associer celle des décors et plus encore des costumes, d’une beauté constante dans cette reconstitution de l’univers du premier Christian Dior, celui du newlook ici sublimé.

Vocalement, les plaisirs sont mitigés : si le baryton allemand Björn Bürger affirme de belles qualités de timbre et un engagement vocal qui s’impose, on sera plus réservé sur le Des Grieux du ténor brésilien Atalla Ayan. Un peu figé au début puis abusant ensuite de sons ouverts, il ne montre pas une grande élégance dans des phrasés comme lancés avec plus de force que d’élégance. En dépit d’une perruque qui lui fait la tête de Bardot, la soprano russe Ekaterina Bakanova demeure un peu extérieure à son personnage, ne s’animant guère qu’à Saint-Sulpice, dans ce décor de tribunal qui donne un vertige métaphysique à la scène. La voix ne manque pas d’attrait mais d’un sex-appeal qui lui donnerait ce côté Bardot justement. En fait elle joue Manon, elle n’est pas Manon. On passera vite sur le monsieur de Brétigny de Roberto Scandiuzzi, dont le timbre fait encore de l’effet mais dont l’étonnante fluctuation de l’intonation attriste. Les seconds rôles sont bien silhouettés, du veule Guillot de Thomas Morris aux pétillantes Poussette, Javotte et Rosette d’Olivia Doray, Marie Kalinine et Lilia Istratii. Et Evelino Pido, tout en fluidité, répartit harmonieusement les couleurs diverses de cette œuvre dont il faut savoir trouver les équilibres subtils, sans oublier de jeter les feux du grand lyrisme et de la passion, qui s’épanouit à Saint-Sulpice.  

Manon Lescaut (Puccini) - Teatro Regio di Torino (2024)
Manon Lescaut (Puccini) - Teatro Regio di Torino (2024)

Après cette réussite majeure, difficile de se renouveler avec la dernière des Manon, celle de Puccini (créée au Teatro Regio de Turin en 1893). Arnaud Bernard ne cherche pas, là, d’identification cinématographique comme avec celle de Massenet : le cinéma y est plutôt une illustration qu’un moteur dramaturgique. Le spectacle y perd donc forcément un peu en surprise et en intensité. L’œuvre se déroule avec quelque chose de plus classique, n’était la projection de quelques scènes des Enfants du paradis de Carné au deuxième acte, le temps d’apercevoir Arletty et surtout Jean-Louis Barrault en Pierrot… qui sort du film pour rejoindre les autres avec un effet de véracité étonnant. L’œuvre se déploie avec toute sa belle violence tragique, la scène de l’altercation avec l’affreux Géronte est entre autres une réussite là encore de direction d’acteurs : tout est théâtral et tout semble vrai. La passion éclate, comme elle se retrouvera à la salle de jeux ou à l’embarquement pour l’Amérique. La justesse du geste signifiant, la fluidité des chœurs individualisés, c’est une vraie et belle mise en scène – mais le cinéma n’y est plus opérant. Pourtant, la formidable anthologie visuelle des baisers de cinéma est une idée forte qui contrepointe, sans vraie raison mais efficacement, le bel Intermezzo qui fait passer du troisième au quatrième acte. En revanche, c’est une erreur de parasiter le bouleversant air final de Manon, Sola, perduta, abbandonata par les images, très fortes, trop fortes, du Manon filmé par Clouzot avec Cécile Aubry et Michel Auclair. A ce moment de solitude pure, il ne doit y avoir que le chant, dans sa nudité vraie.

D’autant que l’interprète de cette Manon de Puccini est admirable, sans aucun doute la plus belle voix des trois Manon entendues : Erika Grimaldi possède le timbre soyeux d’une grande voix lyrique et la déchirante brûlure d’une spinto, la longueur de souffle et la ressource infinie de couleurs, l’implication ardente qui culmine au tragique, une grande chanteuse, une grande dame. Hélas pour elle, elle est affligée d’un ténor qui ne joue pas dans la même cour. Roberto Aronica a été sans doute un ténor spinto apprécié : aujourd’hui il n’est plus qu’une caricature, évoquant ce ténor décrit par Flaubert dans Madame Bovary : « Un bel organe, un imperturbable aplomb, plus de tempérament que d’intelligence et plus d’emphase que de lyrisme, achevaient de rehausser cette admirable nature de charlatan, où il y avait du coiffeur et du toréador ». En revanche, le Lescaut d’Alessandro Luongo est tout à fait admirable, Carlo Lepore est un Geronte à la hauteur noire de son personnage et d’ailleurs toute le reste de la distribution est de haut niveau. Mais on n’a encore rien dit de la direction de Renato Palumbo : elle est exceptionnelle, sans aucun à coup, pourtant toujours intense dans les pages qui l’exigent, suivant le dessin, le précédant, l’habitant, révélant la richesse de cet orchestre qui réussit l’exploit de traduire les atmosphères de ces trois ouvrages, alternant tous les jours ! Du grand art !

Le Teatro Regio de Turin et son Surintendant Mathieu Jouvin, Arnaud Bernard et ses équipes, Alessandro Camera pour les décors et Carla Ricotti pour les costumes, toutes les forces unies du Théâtre tendues dans la réussite d’un projet commun, l’Orchestre et le Chœur, toutes et tous viennent de marquer la saison et devraient faire envie à d’autres maisons d’opéra, en France par exemple : on n’atteint pas souvent de tels sommets !

Alain Duault
Turin, octobre 2024

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading