Le point de vue d’Alain Duault : Roméo et Juliette au sommet à l'Opéra de Paris

Xl_romeo-et-juliette-opera-de-paris-2023-benjamin-bernheim-elsa-dreisig © Vincent Pontet / OnP

C’est un des mythes les plus célèbres de la culture occidentale – et il vient de loin. En 1554 parait une nouvelle de Matteo Bandello, qui raconte les amours tragiques de Roméo Capulet et Juliette Montaigu. En 1597 est publié un drame de William Shakespeare intitulé Roméo et Juliette. D’une œuvre littéraire émouvante nait un mythe. On en fera des poèmes, on en tirera des ballets, on en peindra des tableaux, on en chantera des opéras, plus de vingt-cinq, de I Capuletti e i Montecchi de Bellini en 1830 à West Side Story de Bernstein en 1957, et surtout, en 1867, le Roméo et Juliette de Charles Gounod. Parce que, plus qu’une histoire d’amours contrariées, c’est la force vivante de l’Amour qui s’y manifeste, une force qui brise tous les manichéismes, qui casse les oppositions factices, qui traverse l’eau et le feu. Bien sûr Roméo et Juliette meurent : nécessité de la tragédie ou, plus justement, du mélodrame. Mais l’essentiel est qu’ils se soient aimés, malgré tout. Alain Resnais et Marguerite Duras, dans Hiroshima mon amour, ne montraient pas autre chose. Car s’il est une force qui peut s’opposer à toutes les guerres de familles et de clans, tous les racismes, c’est-à-dire à la bêtise humaine, ce ne peut être que l’Amour. D’ailleurs que retient-on de Roméo et Juliette ? Non qu’ils meurent, mais qu’ils se sont aimés, et qu’ils s’aiment, par-delà le temps.

Avec bals et combats de rue, coups de théâtre et philtres secrets, le Roméo et Juliette de Gounod est un opéra de cape et d’épée, rythmé – fait unique – par quatre duos d’amour entre Roméo, jeune premier, donc ténor, et Juliette, ingénue donc soprano, dont l’indispensable chaleur des voix et pureté des timbres doivent irradier. De ce point de vue, la fameuse valse « Je veux vivre » est sans doute le plus bel hymne à la jeunesse qu’un compositeur ait écrit et, si l’interprète féminine lui rend justice avec tout l’éclat nécessaire, c’est toujours une sorte d’euphorisant qui illumine le premier acte de cet opéra. Pourtant, d’acte en acte, Roméo et Juliette avance inexorablement vers la mort – apparente d’abord mais fausse, réelle ensuite et poignante. Car, on le sait, de Carmen à Roméo et Juliette, les histoires d’amour sont toujours tragiques semble-t-il. Mais les passions sont toujours vraies. C’est-à-dire qu’elles balaient les contingences du réel. La force de l’Amour est peut-être sans égal comme moteur des passions humaines – et comme inspiratrice des plus belles pages de l’art lyrique. Mais cet Amour qu’on chante si magnifiquement dans Roméo et Juliette peut aussi traverser le miroir de la musique et du spectacle : on raconte ainsi que la fameuse Adelina Patti, alors épouse du marquis de Caux, fut amenée à interpréter le rôle de Juliette avec le ténor Nicolini comme Roméo. Elle en tomba amoureuse et l’embrassa, dit-on, vingt-neuf fois pendant la scène du balcon… puis l’épousa.


Benjamin Bernheim, Elsa Dreisig, Roméo et Juliette, Opéra national de Paris (c) Vincent Pontet

Benjamin Bernheim et Elsa Dreisig s’embrassent et même s’embrasent tout au long du Roméo et Juliette offert par l’Opéra de Paris – mais ce qui importe dans l’absolue réussite de ce spectacle, c’est qu’ils donnent comme jamais l’image du parfait couple romantique : ils sont jeunes, ils sont beaux, ils sont crédibles, ils ont un talent fou et ils font totalement croire à cette histoire. Il est bien rare d’entendre une salle aussi enthousiaste au tombé du rideau, embrassant tous les artisans du spectacle dans une même ovation ! L’Opéra de Paris vient d’offrir au public ce qui peut l’inciter à revenir dans ses salles.

Sans tomber dans les imprécations mortifères des cassandres, il est clair que l’opéra, un peu partout, peine à attirer à nouveau depuis quelques années : les causes en sont multiples, pas seulement liées à la déception suscitée par nombre de mises en scènes absconses. En fait, le public est – mais ne l’a-t-il pas toujours été ? – en quête de vérité. Et la réussite de ce Roméo et Juliette à l’Opéra de Paris tient à cela.

La musique d’abord en est belle, riche, profonde, avec des éclats et des retraits, des fils d’or qui emballent les sentiments et les font briller, dans l’orchestration en premier lieu – et l’orchestre, le merveilleux Orchestre de l’Opéra de Paris, fait des merveilles ; il donne à entendre la chair de cette musique, ses nuances infinies, cette palette sonore passée par aussi bien l’Angelico que Caravage ou que Monet. Carlo Rizzi le dirige sans toujours creuser cette matière, souligner un éclat, prolonger un accord, mais il ne s’essouffle jamais et porte la musique de Gounod avec une honnêteté qui lui permet de s’épanouir.


Benjamin Bernheim, Elsa Dreisig, Roméo et Juliette, Opéra national de Paris (c) Vincent Pontet

Nouée à cette orchestration ainsi déployée, il y a la vocalité : elle est somptueuse. Du fait d’abord des deux rôles-titres, le Roméo superlatif de Benjamin Bernheim, tout de beauté rayonnante, d’accomplissement vocal et dramatique : timbre, ligne, clarté de tous les registres (dont cette voix mixte qui confère une poésie si touchante à l’émission), coloration, nuances infinies, lisibilité absolue du texte dont la poésie semble à fleur de lèvre, tout y est. Mais la Juliette d’Elsa Dreisig n’est pas en reste : beauté du timbre, riche, plein, sans jamais perdre de sa brillance, clarté de l’émission, lisibilité constante de la diction, infinie richesse des couleurs et des nuances, legato parfait, un véritable exemple… tout en étant une prise de rôle ! De la valse, modèle de luminosité vocale et de simplicité qui lui donne son évidence, à l’air du poison, dans lequel elle déploie cette ardeur dramatique qui est aussi sa griffe, tout est au top. Et l’intelligence expressive de son jeu, sa profonde capacité d’incarnation théâtrale, avec cette finesse du geste, simple, jamais appuyé, confère au personnage une immanence. Et il y a cet accord parfait avec Benjamin Bernheim (qui fait que ce qu’on dit de l’un peut en permanence s’appliquer à l’autre !), cette dualité de l’expression qui donne à chaque scène cette force, ce naturel, cette vérité. Du grand art !

Mais autour d’eux, tout rayonne de la même façon, du Frère Laurent plein d’humanité de Jean Teitgen, décidément la grande basse française, au Mercutio ardent de Florian Sempey toujours flamboyant, ou de l’espiègle Stéphano de Marina Viotti qui, pour ses débuts à l’Opéra de Paris, affirme d’emblée un caractère et des qualités vocales qui demandent à être réentendues dans un rôle plus développé, tout comme le Duc de Vérone de Jérôme Boutillier, autre début à l’Opéra de Paris, dans la voix de baryton offre des possibilités qui ne demandent qu’à être utilisées. Et l’on n’aura garde d’oublier le Capulet de Laurent Naouri, toujours juste dans l’expression d’une théâtralité vocale qui est sa marque. Mais on pourrait les citer tous tant cette distribution est une totale réussite.


Roméo et Juliette, Opéra national de Paris Bastille (c) Vincent Pontet

Enfin il y a le théâtre – et là encore une vérité s’impose. Dans un décor d’une belle originalité (et d’une réalisation parfaite : bravo aux ateliers de l’Opéra de Paris !), le metteur en scène Thomas Jolly, qu’on a connu par ses réalisations du théâtre shakespearien, d’Henry VI à Richard III, a voulu d’emblée inscrire une dramaturgie : car ce décor, signé Bruno de Lavenère, reproduit, sur la scène de l’Opéra Bastille, le fameux grand escalier de l’Opéra Garnier qui, monté sur une scène tournante, offre une infinité de visions, sculptées par des éclairages époustouflants d’Antoine Travert, permettant une infinité de plans larges ou rapprochés qui rythment le déroulement de la pièce. Cette dramaturgie oxymorique (inscrire l’Opéra Garnier et l’Opéra Bastille dans le même spectacle) est la matrice de tout le spectacle, de ses images sombres (celles de la peste pour commencer !) à ses rayonnements, celui de l’amour qui transcende tout, la haine, la pression sociale, la mort même ! On n’a pas vu depuis longtemps un vrai spectacle aussi abouti, dans la fresque qui réjouit les yeux comme dans les gestes les plus subtils entre les deux amants, qui touchent au cœur : tout est dirigé, la chorégraphie des foules comme l’intimité qui nous rapproche d’une action qui n’est pas toujours action mais simple évidence des sentiments. Il n’est pas jusqu’au ballet, trop souvent coupé mais qui, donné là avec une modernité assumée (la chorégraphie en est signée Josépha Madoki), s’intègre à l’action avec une belle évidence d’images fortes.

Bref tout est beau, tout est fort, tout est lumineux, tout fait du bien dans ce spectacle exceptionnel qui fait honneur à l’Opéra de Paris. La réaction du public à la fin de trompe pas, il est à la fête et il en redemande ! Courez-y !

Alain Duault
Paris, 6 juillet 2023

Roméo et Juliette, Opéra national de Paris Bastille, du 14 juin au 15 juillet 2023

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