Plus de cent ans après sa création, en 1905, la Salomé de Richard Strauss suscite toujours interrogations, débats, passions, sans doute parce que cette musique, passée par ce que le poète Henri Michaux appelait « la connaissance par les gouffres », secoue à l’intérieur de chacun de ceux qui reçoivent ce mélange de dit et de non-dit qui constitue notre inconscient. La production du metteur en scène australien Barrie Kosky, à l’Opéra de Francfort, n’a pas failli à susciter des conversations à partir d’un spectacle qui creuse le jardin obscur de cette Salomé, dans le plus noir du noir d’abord, dans le silence.
Alors qu’on entend seulement des vols d’oiseaux nocturnes qui se rapprochent, soudain une femme apparait, de dos, dans un lamé argent mais surtout avec une immense coiffure qui lui donne d’emblée toute son inquiétante étrangeté : est-ce un déguisement d’enfant ? Est-ce le signe qu’elle se prend pour une divinité lointaine, comme une petite fille qui joue, qui sautille, qui tord ses bras, fait des grimaces, sautille encore – et nous ignore ? Elle est dans son monde, dans sa nuit mentale. Dès lors, plus besoin de décor : tout le spectacle se déroulera dans le noir le plus étouffant, déchiré seulement par une poursuite blanche qui cerne l’espace de confrontation entre Salomé et celui ou celle à qui elle parle. Comme des coups de griffe de la lumière au milieu de cette nuit mentale. Et puis un trait de clarinette, rapide, serpentant, une couleur lointaine – et le jeune Narraboth (Brian Michael Moore) lance la fameuse phrase : « Wie schön est die Prinzessin Salome heute nacht ! ». Oui, elle est bien belle ce soir la Princesse Salomé, sous les traits de la jeune soprano canadienne Ambur Braid. Tout est en place dans cette nuit moite que l’orchestre déploie avec une souplesse capiteuse. On entend dès lors les protagonistes, mais pas tous : car on est dans le regard de Salomé, c’est son théâtre qui est convoqué, avec ceux qui existent pour elle, les autres demeurant des ombres. Ainsi, quand le malheureux Narraboth, désespéré de ne pas être au moins regardé par elle, se suicidera, on ne le verra pas – puisque Salomé ne le voit pas.
Mais soudain, une voix surgit de terre, celle de Jokanaan, le prophète – et d’emblée Salomé comprend qu’il s’agit du jouet dont elle rêve. Elle obtient de le faire sortir de sa prison – pour voir et toucher cet homme qui est, pour elle, à 16 ans, la révélation de l’homme. La direction d’acteurs de Barrie Kosky est alors prodigieuse de gestes, ces petits gestes de rien qui disent beaucoup de ce qui nous habite : on voit Salomé vouloir Jokanaan, comme un jouet d’abord, puis peu à peu comme un homme. Mais ce qui est un coup de force de la mise en scène (et un effet du prisme adopté, celui de la vision du point de vue de Salomé), c’est que non seulement Jokanaan se laisse toucher, caresser sa peau nue (à défaut de se laisser baiser la bouche), mais lui-même touche Salomé, se laisse caresser et répond à ses caresses, c’est-à-dire que, de prophète, il devient un homme – et c’est profondément émouvant. Il n’est plus un bloc de haine crachée à la face d’Hérode et de ceux de son monde, il est un homme que la tentation fait vaciller.
Une des scènes attendues de Salomé (pour de bonnes et de mauvaises raisons) est celle de la fameuse Danse des sept voiles. Ayant banni l’idée d’une danse – ce qui demeure discutable car la danse est la figure même de la séduction, la mise en avant du corps sexuel qui parle avec l’autorisation sociale d’exprimer son désir –, Barrie Kosky doit trouver une solution symbolique. Il choisit, plutôt que de montrer le corps dénudé de Salomé, de montrer l’intérieur de son corps : assise sur le sol, jambes largement écartées, Salomé, dès les premières notes de la danse fameuse, passe sa main entre ses cuisses et tire de son sexe un morceau de tissu, qui pourrait aussi bien être une mèche de cheveux, qu’elle va dérouler interminablement durant toute la durée du fascinant poème symphonique qu’est cette danse, laquelle mobilise de plus en plus un orchestre fluide puis rampant, puis brûlant, puis hurlant, métaphore sonore du désir qui avance, enfle, envahit.
Ensuite, on le sait, Salomé voudra obstinément la tête de Jokanaan – et l’obtiendra. Là encore, Barrie Kosky innove avec simplicité et conforte son image initiale : c’est bien une petite fille sautillante qui obtient son jouet, cette tête sanguinolente, pendue à un croc de boucher, et qu’elle s’amuse à faire se balancer comme un ballon captif, avant de la saisir, jouer avec, s’en badigeonner de sang, pour, finalement, l’embrasser voluptueusement à l’issue d’un monologue bouleversant qui dit bien qu’elle est passée de l’autre côté. Car, bien sûr, cette petite fille qui nous emmène dans sa nuit mentale est une folle – mais soudain elle nous regarde, et nous interroge. Comme un diamant noir qui brille dans la nuit alors que l’orchestre déchaine sa mise à mort en quelques accords. Car la mort et le soleil ne peuvent se regarder en face.
Mais la mort peut s’entendre dans la voix superlativement habitée, hantée presque, de la soprano Ambur Braid, souple, argentée, sensuelle, ardente, dans celle, aussi, du baryton-basse américain Nicholas Brownlee, Jokanaan à la présence impressionnante et à la voix tonnante. L’orchestre aussi sait être tonnant sous la baguette du chef suisse Titus Engel, excellent dans la cohésion, manquant sans doute un peu de ce feu que déclenche Salomé mais toujours intensément présent dans les moments essentiels. Comme toujours dans un théâtre d’alternance, la troupe fournit l’essentiel de la distribution avec une cohérence qui pallie les faiblesses de tel ou telle. De toutes façons, l’essentiel de Salomé, c’est Salomé – et celle-ci est somptueusement dévastatrice.
Alain Duault
Opéra de Francfort, 22 octobre 2021
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