Difficile de trouver un spectateur de ces trente dernières années à l’Opéra de Paris qui supporte encore cette production, créée en 1993, de Madame Butterfly signée Robert Wilson : il y a une sorte d’overdose de cette gestique pénible et sans objet, de ce maniérisme narcissique qui tient lieu de « mise en scène » et dont le vide vertigineux fait d’un drame poignant une sorte de catalogue d’éclairages chics, bien léchés mais sans la moindre humanité.
Il faut donc fermer les yeux pour goûter cette reprise de l’opéra de Puccini, qui bénéficie de plusieurs attraits : en premier lieu et donnant toute sa structure, son énergie et sa beauté ardente à l’œuvre, la direction magistrale de la cheffe italienne Speranza Scappucci. Nerveuse dès son entrée, elle sait ensuite déployer la moire somptueuse de cette orchestration, ses éclats et ses ombres, ses couleurs et ses vertiges, en totale symbiose avec cet Orchestre de l’Opéra de Paris dont on ne soulignera jamais assez l’excellence dans tous les registres, tous les pupitres. C’est Speranza Scappucci qui nous agrippe d’emblée et ne nous lâche plus : brava maestra !
La distribution est d’honnête facture, sans faire rêver autant que l’orchestre et le chœur, avec un Pinkerton, Stefan Pop, un peu trop monochrome, un Sharpless, Christopher Maltman, bien chantant mais dépourvu des couleurs italiennes de Puccini (ce qui n’est d’ailleurs pas absurde pour un consul américain). On est mieux loti avec les femmes, de la Butterfly d’Eleonora Buratto, aigus splendides (mais medium faible), projection précise qui lui permet de traverser l’orchestre sans peine, mais un rien de froideur dans le jeu qui manque parfois de sensibilité, tout le contraire de la forte Suzuki d’Aude Extrêmo, voix pleine, à la carnation riche et aux ombres profuses, de surcroit riche d’une émotion qui va chercher loin, comme dans les tréfonds de l’âme de Butterfly. Espérons qu’une prochaine production de Madame Butterfly de l’Opéra de Paris nous emmène dans des jardins plus lumineux.
Madame Butterfly, Opéra Bastille 2024-2025 (c) Chloé Bellemère
Reprise de Faust, par Tobias Kratzer
Autre reprise, d’un spectacle plus récent, le Faust de Gounod dans la mise en scène de Tobias Kratzer, privée par le Covid de représentations en public en 2020 mais reprise en 2022. On y retrouve les qualités et les défauts de cette production : une intelligente transposition dans le Paris du XXIe siècle, une utilisation signifiante et pertinente de la vidéo, des images saisissantes (le survol nocturne de la ville, l’espionnage de Marguerite par les sbires de Méphistophélès, l’angoissante scène du métro parisien où Méphisto poursuit Marguerite, la scène où Siébel accompagne Marguerite chez le gynécologue, clin d’œil au Rosemary’s baby de Polanski, celle de la noyade du bébé, et tant d’autres), mais aussi des images inutiles, superflues (la cage où se joue une partie de basket), voire à contre-sens (Méphisto déflorant Marguerite à la place de Faust) ou gênantes (Méphisto déclenchant l’incendie de Notre-Dame).
Mais c’est un réel travail d’éclairage de l’œuvre, précis, avec une véritable réflexion, ourlée par une mélancolie qui lui donne son actualité. Depuis l’effervescence de la mythique mise en scène de Jorge Lavelli en 1975, on n’a guère vu de productions aussi excitantes de l’œuvre de Gounod.
Musicalement, là aussi, il y a plus de hauts que de bas. A vrai dire, le seul vrai problème est le Méphisto complètement hors sujet d’Alex Esposito, voix trop claire pour faire entendre la noirceur diabolique de son personnage, lequel personnage semble de surcroit joué comme une caricature. En revanche, de la Dame Marthe savoureuse mais sans excès de Sylvie Brunet-Grupposo, au Valentin très sabre-au-clair de Florian Sempey (dont la mort est très émouvante), en passant par le Siebel de luxe confié à Marina Viotti, qui fait de la romance du quatrième acte (souvent coupée à tort) un moment de pure poésie, touchante à souhait, qui offre à cette toujours magnifique chanteuse l’occasion de montrer qu’il n’y a pas de petit rôle pour une grande artiste, sans oublier la Marguerite d’Amina Edris, un rien retenue au début mais qui s’épanouit tout au long de la représentation, avec quelques aigus intenses dans les scènes essentielles (l’église – ici le métro – ou la prison), tous sont au plus haut.
Faust - Opéra Bastille 2025-2025 (c) Franck Ferville
Mais plus haut encore et dominant le tout, le rôle-titre, Faust, interprété par un Pene Pati en état de grâce : depuis quand a-t-on entendu une cavatine aussi flottante, chantée-murmurée avec une voix qui s’élève sans jamais rien perdre de sa substance, un diminuendo qui la rend impalpable et pourtant bouleversante ? Peut-être nul depuis Nicolaï Gedda n’est allé aussi loin dans l’interprétation de ce personnage, autant par cette science de la demi-teinte que par la souplesse des phrasés, par la luminosité du timbre autant que par la richesse expressive qui laisse en apesanteur : du très grand art !
La direction d’Emmanuel Villaume, ne déclenche pas le même enthousiasme : correcte sans être exempte de quelques décalages dans la première partie, elle permet pourtant de tenir l’ensemble, orchestre, chœurs, solistes, dans un droit chemin, mais qui gagnerait sans doute parfois à moins de pompe et plus de subtilité. Quoi qu’il en soit, une reprise réussie, qui a du sens, qui fait du bien à voir et à entendre – et offre à Pene Pati un épanouissement riche d’avenir.
Alain Duault
Paris, septembre 2024
Madame Butterfly, du 14 septembre au 25 octobre 2024 à l'Opéra Bastille
Faust, du 26 septembre au 18 octobre 2024 à l'Opéra Bastille
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