Fedora au Grand Théâtre de Genève : du grand spectacle

Xl_2025a030_fedora_gp_20241205_caroleparodi_hd-8761 © Carole Parodi

Bien que l’œuvre ne soit pas inconnue, la Fedora d’Umberto Giordano demeure – injustement – rare sur les scènes lyriques. Cela faisait d’ailleurs plus d’un siècle qu’elle n’avait pas été donnée au Grand Théâtre de Genève, qui en propose une nouvelle production signée Arnaud Bernard pour cette période de fin d’année.

L’intrigue nous plonge dans une sombre et tragique histoire de meurtre, de trahison et de vengeance, mais aussi et surtout d’amour. Vladimir, le fiancé de la princesse Fedora Romazoff, est assassiné et celle-ci décide de le venger en charmant le meurtrier. Las, en se rapprochant de lui, elle découvre la terrible vérité : l’exécution n’avait rien de politique, bien au contraire. Vladimir la trompait avec la femme du Comte Loris Ipanoff, celui qui a tiré le coup fatal. Il s’agissait donc d’une histoire d’infidélité. Malheureusement, la princesse a déjà envoyé un courrier en Russie au père de Vladimir, qui a donc arrêté le frère du Comte. Celui-ci est mort dans sa cellule, ce qui provoqua le décès de sa mère. Le Comte finit par apprendre la vérité sur l’espionne à l’origine de ses malheurs, et Fedora met alors fin à ses jours en s’empoisonnant afin d’obtenir le pardon de celui qu’elle aime dorénavant sincèrement.

Pour sa première mise en scène au Grand Théâtre de Genève, Arnaud Bernard promet un travail « qui reste fidèle à l’âme de l’opéra, mais qui parle à notre époque de manière sincère et profonde ». Ce qui le frappe dans Fedora, « c’est ce (qu’il) appelle le côté cinématique. Très détailliste et finalement aussi très chambriste. On est certes dans une écriture de feuilleton, mais construite sur des non-dits, des arrêts sur images, des flash-backs. On comprend l’histoire au fur et à mesure qu’elle se déroule ».

Fedora, Grand Théâtre de Genève (2024) © Carole Parodi
Fedora, Grand Théâtre de Genève (2024) © Carole Parodi

Nous retrouvons ce côté « cinématique » dans le travail scénique qu’il réalise. Tout d’abord avec l’emploi de la vidéo qui nous plonge dans une recherche internet sur le terme « kompromat » nous menant à sa définition. Il s’agit d’un « terme russe désignant des documents compromettants, authentiques ou fabriqués (c'est le cas le plus courant) qui sont utilisés pour nuire à une personnalité politique, un journaliste, un homme d'affaires ou toute autre figure publique, généralement un service de renseignement ». Un terme qui, inconsciemment, appelle la figure du KGB ou aujourd'hui du FSB... Au fil de la navigation, la fenêtre projetée s’ouvre sur un article agrémenté d’une photo. Le rideau se lève et la photo de l’écran se confond avec le décor. Le même procédé se fera en sens inverse pour la fin de la soirée, et le décor deviendra la photo d’un article annonçant que la princesse était victime d’un kompromat.

L’autre point pouvant rappelé la fabrique d’un film est l’apparition de la surveillance en coulisse, invisible aux personnages mais bien présente sur scène et sous les yeux du public. Les services de renseignements ne quittent pas la scène, observent, envoient des sbires dans l’œuvre, manipulent la narration sous notre regard parfois perdu. On le voit tout particulièrement durant la première partie – et la dizaine de minutes sans musique ouvrant la soirée – où l’on se retrouve plongé dans une chambre en compagnie de Vladimir et de sa maîtresse, en train de les filmer sous la surveillance des services secrets. Survient le Comte qui tire sur l’homme, vole la cassette,  puis disparaît avant qu’un groupe d’hommes ne vienne à son tour pour emmener Vladimir et assassiner la femme. Un peu plus tard, étrangement, le fiancé de la princesse ne mourra pas des suites de sa blessure mais étouffé sous un coussin par l’un des médecins qui l’a sauvé ! Une pirouette qui instaure que le Comte est bel et bien piégé puisqu’il n’est finalement pas responsable de cette mort.

Fedora, Grand Théâtre de Genève (2024) © Carole Parodi
Fedora, Grand Théâtre de Genève (2024) © Carole Parodi

Si le côté technique de ce travail scénique est parfaitement exécuté et appelle bien des éloges, sa raison d’être interroge davantage : avait-on besoin d’obscurcir encore un livret déjà quelque peu alambiqué ? Les coulisses politiques ainsi mises en lumière ne perdent-elles pas plus qu’elles n’éclairent le spectateur ? Car si l’on comprend la lecture globale, on sort perdu sur le rôle de certains personnages, à la fois dans le livret et dans ces services secrets. Quant aux luxueux décors de Johannes Leiacker, ils offrent une dimension spectaculaire qui fait toujours son effet et crée des espaces parfaitement lisibles et délimités. Quant aux dorures qui recouvrent les murs, elles présentent finalement chaque pièce, aussi immense soit-elle, comme une « prison dorée » dont Fedora ne s’échappera pas.

Afin de porter cette partition exigeante, il fallait réunir sur scène un couple à la hauteur des protagonistes, et c’est vers le couple star formé par Aleksandra Kurzak et Roberto Alagna que s’est tourné le Grand Théâtre pour le plus grand plaisir du public. La soprano polonaise offre une première Fedora de grande qualité, terriblement humaine et complexe, au jeu naturel, investi et convaincant. La justesse d’interprétation se retrouve dans chaque geste, chaque intention portée sur scène, chaque regard. Si la princesse fait semblant, alors elle ne joue pas « comme si » elle faisait semblant : elle le fait et trompe les autres personnages de manière convaincante, sans jamais perdre le public, complice de son jeu. A la réussite scénique s’adjoint une superbe maîtrise de la partition : sa voix solaire s’élève avec autorité aristocratique sans en faire trop, avec la profondeur de l’amante éperdue ou joyeuse selon la scène, ou encore de l’espionne vengeresse à la double lecture. Le chant se met entièrement au service du personnage sans jamais perdre de sa superbe, avant de mourir dans de dernières notes déchirantes.

Aleksandra Kurzak (Fedora), Fedora, Grand Théâtre de Genève (2024) © Carole Parodi
Aleksandra Kurzak (Fedora), Fedora, Grand Théâtre de Genève (2024) © Carole Parodi

Roberto Alagna, pour sa part, reprend ici un rôle dans lequel il a déjà brillé à Milan en 2022. La puissance de la projection a de quoi impressionner même les oreilles les plus aguerries. La voix chaude monte en puissance pour réchauffer la salle et briller de mille feux. Peut-être un petit peu trop par moments : en effet, si l’on ressort heureux d’avoir entendu une telle voix se déployer, on aurait peut-être apprécié qu’elle s’apaise par moment pour davantage de nuances encore dans la projection. Le jeu, pour sa part, ne souffre aucun reproche et la complicité du couple est un réel atout pour la production. Le héros est à la fois viril et fragile, puissant et fissuré, tourmenté sans oublier d’être léger dans son nouvel amour... La complexité et la richesse du Comte s’affichent avec une simplicité déconcertante qui convainc sans demi-mesure.

Difficile dès lors de briller aux côtés d’un tel couple, d’autant plus que la mise en scène en fait des personnages véritablement secondaires qui auraient peut-être pu être mis davantage en avant. Ainsi, Yulia Zasimova incarne une Comtesse Olga Sukarev presque effacée malgré son caractère expansif. La ligne de chant est fine et brille dans les aigues mais se perd parfois dans les graves. Heureusement, la cantatrice sait occuper la scène et se distinguer du reste de la foule, de même que le De Siriex de Simone Del Savio, également diplomate. La voix est profonde et charismatique, parvenant à donner la réplique avec l’autorité nécessaire au deux personnages principaux. La ligne de chant est ferme, mais sait se nuancer pour passer d’un registre festif à un autre plus dramatique.

Aleksandra Kurzak (Fedora) et Roberto Alagna (Loris), Fedora, Grand Théâtre de Genève (2024) © Carole Parodi
Aleksandra Kurzak (Fedora) et Roberto Alagna (Loris)Fedora, Grand Théâtre de Genève (2024) © Carole Parodi

L’inspecteur de police de Mark Kurmanbayev est sombre à souhait, offrant un personnage manichéen qui fait son travail au service avant tout de l’Etat. Il apparaît comme un exécutant, et son souhait de trouver l’identité du coupable semble être davantage lié à sa volonté de bien faire son travail qu’à celle d’une quête de vérité. L’ensemble des autres comprimari est à saluer, donnant naissance à des personnages qui se mêlent et ressortent de la foule qui gravite autour du couple vedette.

Enfin, l’autre grande satisfaction de la soirée provient de la fosse, où Antonino Fogliani a mené l’Orchestre de la Suisse Romande avec maestria. Le vérisme de la partition devient orfèvrerie, en extirpant tout le lyrisme sans pour autant la dénaturer. Sachant les forces vives qu’il a sur scène, il n’hésite pas à lâcher les rênes pour un déferlement musical de premier ordre, quitte parfois à ce que certains solistes en pâtissent. Les Chœurs du Grand Théâtre de Genève se tirent pour leur part avec homogénéité de leurs parties qu’ils servent avec le talent que nous leur connaissons.

Au final, le Grand Théâtre de Genève offre à son public du grand spectacle, avec un couple vedette à la hauteur de sa renommée. Bien que la mise en scène apporte davantage de questions qu’elle ne propose de réponses – nous ne saurons probablement jamais pourquoi la princesse est ici victime du kompromat ni quel est le but de ce dernier – elle demeure fastueuse et techniquement très réussie. Ce serait dommage de se priver d’un tel spectacle !

Elodie Martinez
(A Genève le 12 décembre 2024)

Fedora au Grand Théâtre de Genève jusqu'au 22 décembre 2024.

A noter que les rôles de la Princesse Fedora Romazoff et du Comte Loris Ipanoff sont interprétés en alternance par Elena Guseva et Najmiddin Mavlyanov les 14 et 22 décembre.

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