La Falaise des lendemains qui chantent à Nantes

Xl_filage_la_falaise_des_lendemains___laurent_guizard__8_ © Laurent Guizard

Après avoir été créé à Rennes en novembre dernier, puis avoir foulé les planches de Tourcoing et Créteil, La Falaise des lendemains pose ses bagages pour trois dates à Nantes avant de poursuivre à Angers le mois prochain. Nous annoncions la naissance de cet opéra trilingue signé par Jean-Marie Machado en octobre dernier, et avons enfin pu le découvrir par nous-même hier soir, lors de la première nantaise.

Ce qui frappe en premier lieu ici, c’est la musique de Jean-Marie Machado. Au croisement entre jazz, folklore, lyrisme, comédie musicale, contemporain... Le patchwork est habile, et ce sont finalement des accents qui ressortent, offrant un ensemble cohérent et habité. L’ouverture éthérée nous plonge dans le conte, les bords de mer mystérieux et brumeux ; l’arrivée sur la place de Roscoff se fait dans un rythme bien plus vivant et folklorique, tandis que le jazz n’est jamais bien loin. Accompagnant au piano, le compositeur laisse la direction de l’Ensemble Danzas qu’il a créé à Jean-Charles Richard. La création musicale ayant été faite de concert avec le librettiste Jean-Jacques Fdida et le metteur en scène Jean Lacornerie, tout s’imbrique naturellement, chaque élément trouvant sa place visuellement, musicalement et textuellement. On regrette peut-être le volume de l’ensemble musical qui a tendance à prendre le dessus sur les voix, oubliant parfois que malgré leur amplification elles ont aussi besoin de place pour exister pleinement.


La Falaise des Lendemains, Angers Nantes Opéra (2025) © Laurent Guizard

Cet esprit de patchwork et de mélange vivant se retrouve également dans le livret qui mélange trois langues : le français, l’anglais et le breton. La langue celtique prouve ici qu’elle se prête parfaitement à l’exercice et trouve sa place dans les accents lyriques – ou autres – de l’œuvre. Toutefois, ce passage d’une langue à l’autre surprend parfois car la logique échappe à de rares moments, même si elle obéit finalement à celle du diskan, ou contre-chant, dont se réclame La Falaise des lendemains. Le diskan, « c’est cette phrase qui se passe en relais » : c’est donc la base de toute l’écriture, musicale ou textuelle, mais si le relais est visible tout en restant fluide, le changement de langue demeure parfois mystérieux, un personnage pouvant parler une langue ou une autre parfois dans un même échange, voire une même phrase. La fluidité de l’écriture permet néanmoins de ne pas se perdre dans ces changements.

Quant à l’histoire tragique, elle apparaît elle aussi comme un mélange, entre conte et réalité, entre légende et drame véridique, entre spectacle de marionnettes et tragédie humaine. La légende du flûtiste et de sa sirène, de la recherche de la musique de son nom jusqu’à son dernier soupir et de cet amour poétique traverse toute l’œuvre. L’histoire des sentiments entre Lisbeth et le marionnettiste Chris demeure quant à elle au premier plan, bien ancrée dans une réalité sombre et violente, puisque Dragon, un docker à la tête d’un petit empire mafieux local entre trafic et prostitution, s’est mis en tête que la jeune femme lui appartient. Il tabasse le marionnettiste, le laissant défiguré et amnésique. Si ses souvenirs finiront par revenir, son visage ne guérira jamais et il en mourra plusieurs années plus tard après avoir retrouvé sa bien-aimée et sa mémoire. Quant à Lisbeth, elle préfère se jeter de la falaise pour échapper à l’agression de Dragon qui veut la faire sienne par la force. Elle vivra, mais brisée, paraplégique. Malgré ce handicap, le docker refusera de la laisser libre d’aimer qui elle souhaite. Finalement, c’est Maureen, une prostituée dévouée et amoureuse de lui, qui finira par le poignarder dans le dos alors que sa rage aveugle allait le pousser à s’en prendre à Lisbeth. Le tout sur fond de guerre, l’action se déroulant entre 1913, 1914 et la fin de la guerre.


La Falaise des Lendemains, Angers Nantes Opéra (2025) © Laurent Guizard

Sans entracte, le spectacle d’1h45 se laisse voir sans grande impression de longueur, bien qu’un ou deux passages pourraient peut-être gagner à être narrativement raccourcis – mais quid alors de la musique de ces derniers ? – tandis que la naissance de l’amour entre Lisbeth et Chris pourrait pour sa part gagner en force en étant davantage appuyé.

Comme déjà dit, Jean Lacornerie est présent dans ce projet depuis le début et sa mise en scène s’imbrique dans cet ensemble cohérent de texte et de musique. La musique possède la force nécessaire de poser un décor : le metteur en scène opte donc pour ne pas se montrer redondant en marquant ces derniers visuellement au risque d’alourdir les passages d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre. Le décor est unique et davantage suggéré que planté. Au cœur de ce dernier, l’orchestre en arc de cercle dans une position d’amphithéâtre participe à l’action par la musique. Les musiciens se lèveront même à l’arrivée du corps de Chris. Côté jardin, un échafaudage représente la falaise, lieu tragique et féérique du drame. Tout est suggérer, et la suggestion suffit à rendre visible. L’on n’ignore pas toute la poésie dont Jean Lacornerie est capable – à l’instar de son Borg et Théa – ainsi que l’apparente simplicité de son travail – qui, on s’en doute, cache en réalité bien des complexités de travail. Cette production ne déroge pas à la règle, avec par exemple la personnification de la vision de Lisbeth par Chris, matérialisée par cette robe géante suspendue dans les airs à la façon d’une marionnette, le filet de pêche dans lequel est enroulé Chris lors de son « enterrement », ou encore cette petite marionnette à taille d’enfant que manipule la jeune femme, symbolisant l’espoir légué par son bien-aimé.


La Falaise des Lendemains, Angers Nantes Opéra (2025) © Laurent Guizard

Le patchwork se défend jusque dans la distribution réunissant des artistes de divers horizons musicaux, de l’opéra à la comédie musicale en passant par le chant breton (ce qui explique la présence de micros). Dans les rôles des amants, Vincent Heden – déjà entendu dans The Pajama Game et L’Opéra de Quat’sous – brille en Chris et Yete Queiroz en Lisbeth. Bien que n’ayant pas entendu le premier depuis plusieurs années, sa voix demeure reconnaissable et son souvenir ancrée. La ligne est pure, harmonique, solaire, sculptée dans une ambre aux multiples reflets miroitants. La seconde, mezzo-soprano déjà entendue dans diverses productions, fait entendre une voix ronde, charnue, à la fois profonde et aérienne, tout en campant un personnage tout aussi solide que le chant.

Florian Bisbrouck prête une voix carnassière au détestable Dragon, riche de couleurs au charme sombre et lumineux qui lui confère une aura maléfique et pourtant séduisante. Florent Baffi incarne Malo, son homme de main, d’une voix grave et solidement campé qui, contrairement à celui qu’il sert, parvient à évoluer pour finalement lui tourner le dos. Alys n’est pas en reste sous les traits de Karine Serafin qui lui offre de belles dimensions, à la fois douces mais d’une force redoutable et d’un aplomb inébranlable. Nolwenn Korbell campe une Maureen pleine de gouaille mais dont la voix peut s’avérer aussi tranchante que le couteau qu’elle garde sur elle. Accolée à Yuna, une autre prostituée sous les traits de Cécile Achille, elle forme un tandem qui rappelle parfois les sœurs moqueuses et antipathiques de Cendrillon. Toutefois, le personnage devient plus attachant une fois seul, laissant voir l’amoureuse délaissée et jalouse mais finalement sans aucune méchanceté. Quant à Yuna, elle n’est rien de plus qu’une victime supplémentaire de Dragon qui parvient à lui échapper. La chanteuse incarne également la nurse réconfortante et douce, dont la voix suit les accents généreux. Enfin, Gilles Bugeaud est Don, le fidèle ami et associé de Chris plein d’empathie à son égard.


La Falaise des Lendemains, Angers Nantes Opéra (2025) © Laurent Guizard

Avec La Falaise des lendemains, l’opéra montre à quel point il est une forme d’art complet et vivant, pouvant s’adapter aux époques comme aux langues, ou aux autres formes d’art. Ici, il devient conte moderne et passé, poésie tragique porteuse d’espoir dans laquelle les voix d’horizons multiples se marient et se complètent, suivant l’exemple des langages musicaux n’en formant qu’un, unique et multiple.

Elodie Martinez
(A Nantes le 26 février 2025)

La Falaise des lendemains, à Nantes jusqu'au 1er mars puis à Angers le 24 avril.

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