S’il est bien un compositeur que l’on s’attend à entendre à Saint-Etienne, c’est bien Jules Massenet, dont le Grand Théâtre – qui est le lieu de l’Opéra – tire son nom. Pourtant, cela faisait quelque temps que le compositeur était absent de la scène stéphanoise (une absence due entre autres aux reports du Covid ces dernières saisons). De mémoire, sa dernière apparition remonte en 2020 avec son Don Quichotte. Il revient donc cette saison en l’ouvrant avec sa Thaïs, dans une production signée par Pierre-Emmanuel Rousseau, qui présente ainsi sa première création stéphanoise.
Le metteur en scène ouvre l’œuvre sur un plateau spartiate, à l’image de la sobriété monastique où nous sommes alors situés. Une grande croix sur un fond unis, qui dévoilera le décor du cabaret où nous nous trouverons plus tard, avant de nous ramener au monastère pour la fin de cette première partie dans l’univers religieux – plus précisément orthodoxe compte-tenu des signes de croix effectués puis des costumes des religieuses plus loin.
Thaïs de Massenet, Opéra de Saint-Etienne (2024) © Opéra de Saint-Etienne-Cyrille Cauvet
L’arrivée dans le cabaret de Nicias s’avère ainsi d’autant plus colorée et festive, mais aussi lubrique avec quelques fornications par-ci par-là qui n’étaient peut-être pas nécessaire car l’on comprend très bien l’idée du lieu de débauche sans cela. La scène sur laquelle Thaïs se produit est cerclée de miroir et donne sur une salle aux allures de salon avec divers indiscrets (ces meubles dans lesquels trois fauteuils sont accolés). Faste et fête sont rois, le champagne coule à flot, l’on chante, l’on rit, l’on s’amuse et l’on se fait plaisir. La scène deviendra la chambre de Thaïs, où Nicias viendra la violer. La jeune femme s’automutilera ensuite avec un couteau, marquant un souvenir clownesque sur son visage – un peu à la Joker –, presque grossier dans la réalisation avec l’impression de deux marques au rouge à lèvre en guise de cicatrice. De son côté, Athanaël bénéficiera de cicatrices bien plus convaincantes dans le dos pour marquer ses multiples auto-flagellations.
La Charmeuse apparaîtra elle aussi sur scène, dans une immense cage dorée où elle se balancera. La cage sera toujours présente lorsque Thaïs viendra mettre le feu, abritant cette fois-ci le danseur (Carlo D’Abramo) presque présent aux côtés de la courtisane. Ce personnage quelque peu mystérieux apporte une touche de fantaisie et d’art à l’ensemble, avec un costume moitié homme, moitié femme et des chorégraphies signées Carmine De Amicis. Plusieurs gestes rappellent d’ailleurs des éléments religieux, et plus particulièrement la crucifixion.
Thaïs de Massenet, Opéra de Saint-Etienne (2024) © Opéra de Saint-Etienne-Cyrille Cauvet
Athanaël et Thaïs apparaîtront ensuite dans un désert, où trône un amas de meuble incendiés du cabaret, probablement présents pour habiller la scène sinon nue. Leurs costumes sont limés, abîmés, et n’ont plus rien du faste et du luxe de ceux présents dans le cabaret. Le dépouillement sera aussi au rendez-vous lorsque nous regagnerons le monastère dans une atmosphère orageuse fort bien rendue par le jeu de lumières (de Gilles Gentner), tandis que le lit de mort de Thaïs – sorte de grosse chauffeuse permettant de la rehausser pour être visible du public – sera entouré de multiples bougies qui ressortiront particulièrement sur ce fond sombre.
Ici, Pierre-Emmanuel Rousseau signe donc une Thaïs lisible, intelligente, avec toutefois quelques éléments un peu « gros sabots » (la représentation de fornications dont on pourrait sans doute se passer, ou encore la projection de sang suite au coup de canne qui provoque même quelques rires dans le public). Quant au viol mis en scène ici, est-il vraiment nécessaire ? Non. Est-il maladroit ? Cela dépend du vécu et de l’opinion de chacun. Se justifie-t-il ? En effet, il tient le rôle d’élément déclencheur de la conversion sinon mystérieuse de Thaïs. La mutilation qui s’en suit, portée assez maladroitement selon nous, n’est pour sa part pas forcément utile : malgré son nouveau sourire balafré, les hommes souhaitent la garder dans le cabaret, et Athanaël l’aime. Elle souhaite ne plus être belle et désirable, se marque pour cela, mais porte un voile et continue de faire naître le désir. Le travail général demeure très appréciable, dynamique, et la direction d’acteur est également présente. Quant aux décors et aux costumes, signée également par Pierre-Emmanuel Rousseau, ils marquent les esprits et permettent d’appuyer le propos scénique sans prendre le dessus sur ce-dernier.
Ruth Iniesta (Thaïs) et Carlo d'Abramo, Thaïs de Massenet, Opéra de Saint-Etienne (2024) © Opéra de Saint-Etienne-Cyrille Cauvet
Sur scène, justement, Ruth Iniesta brille tout particulièrement dans le rôle-titre, avec un français impeccable qui ne laisse entendre qu’à d’exceptionnels instants un accent légèrement chantant. Sa voix ample et claire sait s’adapter à son ou ses partenaires de chant. La ligne est aérienne, légère et virevoltante en courtisane, mais sait se montrer plus profonde et sinueuse après avoir été frappée par la conversion religieuse. A l’agilité du chant répond une interprétation scénique tout aussi maîtrisée qui conduit à juste titre à l’enthousiasme du public.
De son côté, l’Athanaël de Jérôme Boutillier débute la soirée par une projection un peu fatiguée, mais qui regagne en corps rapidement pour peindre les tourments d’un homme de foi aux pensées pas toujours très religieuses. Malgré les douleurs corporelles qu’il s’inflige, celle de son âme brûlant d’amour pour Thaïs demeure jusqu’à la fin et au-delà. Les couleurs charnues se déploient dans un souffle profond, et bien qu’il ait tendance a peut-être se jeter un peu trop au sol lors de la scène du désert ou à légèrement accentuer certains traits de son jeu, cela ne dénote finalement pas avec le personnage. Quant à sa projection, elle demeure excellente, travaillée et ciselée.
Ruth Iniesta (Thaïs) et Jérôme Boutillier (Athanaël), Thaïs de Massenet, Opéra de Saint-Etienne (2024) © Opéra de Saint-Etienne-Cyrille Cauvet
Léo Vermot-Desroches est pour sa part un Nicias à la voix ample et solaire, lumineux, joyeux, extrêmement sympathique jusqu’à la scène du viol – qui, forcément, ampute drastiquement son capital aimable. Il est souvent entouré de Crobyle (Marion Grange) et Myrtale (Éléonore Gagey), qui forment un duo pétillant et coquet, mais dont les voix ne se marient ou ne s’harmonisent pas toujours, bien qu’aucun défaut ne soit à relever dans leurs interprétations.
Bien que le rôle soit fort bref, Marie Gautrot endosse de nouveau le personnage d’Albine (dans lequel nous l’avons déjà entendue) avec brio, douceur et profondeur. Nul reproche non plus pour Louise Pingeot en Charmeuse ou pour Nicolas Josserand en Serviteur au coup de canne facile ! Enfin, celui qui ressort particulièrement parmi les seconds rôles est le Palémon de Guilhem Worms. S’il nous avait déjà conquis dans La Bohème en juin dernier, nous ne cachons pas notre enthousiasme renouvelé lorsque résonne à nouveau cette « voix aux assises solides, bercée de noblesse et de charme naturels ». La projection est puissante sans être poussée, la voix est solaire, ambrée, solide, nuancée et colorée, le tout saupoudré d’une excellente diction.
Les chœurs de la maison (préparés par Laurent Touche) laissent entendre une belle unité et une homogénéité très appréciables ; les convictions sont tout aussi fortes en tenues religieuses que dans la décadence du cabaret, pour un résultat enthousiasmant.
Enfin, Victorien Vanoosten était à la tête de l’Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire qu’il a su diriger avec force, nuances et expressivité. La phalange stéphanoise s’est avéré être un bel appui sur lequel la scène pouvait compter, déployant une fresque aux couleurs variées et harmonieuses.
Bien que l’on puisse trouver quelques légers défauts dans cette production, le résultat n’en demeure pas moins réussi et parvient à offrir une belle vivacité ainsi qu’un véritable attrait pour cette Thaïs de Massenet, dans un spectacle servant tout aussi bien la débauche de la courtisane que la spiritualité de sa rédemption.
Elodie Martinez
(St-Etienne, le 15 novembre 2024)
Thaïs de Massenet à l'Opéra de Saint-Etienne jusqu'au 19 novembre.
18 novembre 2024 | Imprimer
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