Une Salomé qui tient tête au Grand Théâtre de Genève

Xl_2025_salome_pg_20250118_gtg_magali_dougados_mg_0607 © Magali Dougados

Pour ce début d’année, le Grand Théâtre de Genève offre à son public une œuvre qui n’avait plus foulé ses planches depuis la saison 2008-2009, Salomé de Strauss. Pour ces retrouvailles, la maison a fait appel à un nom déjà connu des habitués, à savoir Kornél Mundruczó – qui a déjà signé in loco Sleepless, L’Affaire Makropoulos, ou encore Voyage vers l’Espoir dont nous rendions compte en 2023. Ici, selon le programme de salle, le metteur en scène « éclaire Salomé d’un jour contemporain que la psychanalyse ne renierait pas. En guise de palais galiléen, lieu de stupre et de pouvoir, (il) installe les personnages dans le faste perverti du bar d’un hôtel chic, dominant la skyline d’une Babylone de luxe ». Le tout pour un message qui interroge.

Le décor – signé Monika Korpa – est assez efficace dans sa transposition, aidé du jeu des acteurs qui prennent soin de regarder en contre-bas lorsqu’ils sont à la fenêtre, afin de confirmer la hauteur de l’étage auquel ils se trouvent. Le plateau offre plusieurs niveaux, ce qui permet également de jouer sur les hauteurs et d’occuper l’œil ainsi que l’espace de différentes façons. Il fallait bien cela, dans cette unicité de décor qui, autrement, aurait pu lasser. Le fond du bar, côté cour, de même que les longues banquettes en devant de scène, permettent à quelques saynètes de prendre vie afin de créer un mouvement visuel tout aussi fugace et souvent futile que semblent être ces existences dans l’œuvre. On bouge, on s’agite sans que cela ne soit utile : le privilège du pouvoir repose bien souvent sur l’air qu’il ne cesse de brasser.

La geôle de Jochanaan est ici davantage une sorte d’ascenseur dans lequel il demeure enfermé, permettant d’entendre sa voix résonner particulièrement. Ce même lieu, fermé derrière une porte dont un hublot laisse toutefois voir l’intérieur, sera également le lieu du viol de Salomé que l’on voit sans réellement le voir, allant bien plus loin qu’une simple suggestion. La Danse des sept voiles n’en est plus une. Difficile d’ailleurs de dire ce qu’elle est : si Salomé arrive bien dans un nouveau costume, qui n’a plus rien d’adolescent mais expose au contraire ses formes et sa sensualité de femme, elle ne danse pas pour autant – ou du moins bien peu. Elle s’agite, et sa mère finit la danse. La page musicale, pourtant toujours très attendue et d’une beauté atemporelle, semble ne servir que de fond sonore à une intrigue qui se poursuit. Difficile de voir une séduction particulièrement appuyée. Non pas qu’elle ne soit pas présente, mais elle n’est pas aussi exacerbée que ce que l’on pourrait s’y attendre. Ici, les femmes sont des objets, mais les hommes aussi : lorsque Hérodes énumèrent ses richesses, ce sont des hommes masqués, déguisés, qui apparaissent et prennent la pose.

Salome - Grand Théâtre de Genève (2025) (c) Magali Dougados

La grande trouvaille de la scénographie est probablement l’ouverture du décor unique démantelé en trois parties (de chaque côté et le plafond) afin de livrer la scène nue et noire, plateau géant sur lequel repose la tête immense du prophète. Le travail de Monika Korpa est incroyable : aidé des lumières de Felice Ross, celle-ci est d’un réalisme désemparant et s’avance lentement, couchée sur le côté, dans un mouvement presque irréel. On se demande même durant les premières secondes s’il s’agit d’une projection en trois dimensions ou d’un vrai décor. Plusieurs femmes, habillées seulement de boxers ou culottes couleur peau (à l’exception d’une en combinaison chair) finissent par sortir du nez, de la bouche, de l’oreille et de l’œil fermé. Ces sortes de doubles de Salomé l’entourent et évoluent à ses côtés durant son monologue final. Puis elles rentrent dans cette tête, d’où apparaissent ensuite Herodes et Herodias pour la condamnation à mort. Une condamnation apparemment sans effet, Salomé se rebellant jusqu’au bout, ses doubles la rejoignant à nouveau et s’écrivant sur la peau « Stop ». Un « stop » qui fait écho à celui inscrit avec un rouge à lèvre sur le miroir de l’ascenseur par l’héroïne un peu plus tôt dans la soirée.

Néanmoins, on s’interroge : « stop » à quoi ? Aux violences faites aux femmes ? A leur exploitation ? A ce pouvoir sale et immoral ? A la luxure et à l’excès dans tous ses états ? Le message n’est pas vraiment clair.

Olesya Golovneva se livre ici bec et ongles dans sa première Salomé. Entre allure désabusée adolescente et folie capricieuse, on assiste au démantèlement psychologique d’une jeune femme victime de tous les excès, tant les siens que ceux de sa famille. « Perchée », au sens propre comme au figuré dans cette haute tour, elle paraît à mille lieux de la réalité et bascule petit à petit dans sa folie obsessionnelle. Une obsession qui, bien qu’elle soit présente dès que résonne la voix du prophète, prend des allures d’ivresse quand avance la pièce. Elle ne s’adonne pourtant pas particulièrement aux débauches qui l’entourent, contrairement aux autres personnages. La sienne est finalement plus profonde, moins visible. Le viol est-il le point de bascule, comme si la tête de Jochanaan lui servait de refuge psychique ? Ce qu’il y a de certain, c’est que la soprano russe peint une Salomé dans toute cette complexité, sans caricature, malaisante par sa vérité glaçante. Si son aspect juvénile est un plus, c’est avant tout le travail de la tragédienne que l’on admire ici, doublé d’un chant ciselé qui parvient à dompter cette difficile partition. Elle laisse entendre notamment des graves sidérants aux côtés d’aigues graciles. La palette vocale est impressionnante et joue avec les couleurs de la partition.

Salome - Grand Théâtre de Genève (2025) (c) Magali Dougados

Son obsédant Jochanaan, loin d’une figure de sainteté dans cette mise en scène, est interprété par Gábor Bretz dont la voix résonne et se répercute dans la salle avec une profondeur quasi spectrale. Le souffle est puissant et la ligne solide ; on comprend que sa simple voix suffise à happer l’esprit de Salomé.

Le couple Hérodes/Hérodias est pour sa part incarné par John Daszak et Tanja Ariane Baumgartner. Le premier, dont le personnage est un véritable écho à Trump, fait entendre une voix puissante, parfois peut-être un peu trop sonore, dans un excès qui finalement colle bien avec le tétrarque. Détestable, écœurant et ridicule, son Hérodes est parfaitement bien incarné, de même que l’Hérodias de sa partenaire dont la voix profonde et miroitante laisse transparaître les anciens charmes dont elle a pu user.

Matthew Newlin et Ena Pongrac livrent respectivement leurs premiers Narraboth et page d’Herodias avec talent. Le soldat est charismatique, amoureux transis à la voix ample et solaire, il ne laisse pas de marbre, tandis que la page s’acquitte avec brio de sa tâche. La panique et les cris suivant le suicide de celui qui était son ami sont criants de vérité. On ne citera pas l’ensemble des comprimari, fort nombreux, mais tous accomplissent leurs rôles avec talent.

Enfin, difficile de ne pas s’attarder sur la fosse, où l’Orchestre de la Suisse Romande brille particulièrement sous la baguette experte du chef finlandais Jukka-Pekka Saraste, trop rare à l’opéra ! Les vents s’élèvent harmonieusement, notamment pour soutenir et porter Jochanaan, les cordes se déversent en parfait équilibre, les cuivres apportent leur dimension ambrée discrète, tous les pupitres participent à cette peinture musicale mouvante. Le flot de l’orchestre s’avère tantôt menaçant, tantôt impétueux, tantôt enveloppant lorsqu’il le faut. La noirceur s’extrait des âmes par la musique diffuse ; sous la direction du chef, les musiciens extirpent de la partition la complexité des personnages, dans un jeu de clair-obscur savant et pénétrant.

Si la tête gigantesque marque les esprits, de même que l’interprétation du rôle-titre par Olesya Golovneva, la fosse laisse finalement une empreinte plus indélébile encore, profondément ancrée, comme une cicatrice que l’on se plait à caresser en se remémorant ce qui l’a créée.

Elodie Martinez
(Genève, le 22 janvier 2025)

Salomé, au Grand Théâtre de Genève jusqu'au 2 février 2025

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