Aigul Akhmetshina resplendit dans Carmen au Royal Opera House, Covent Garden

Xl__carmen__aigul_akhmetshina__zuniga__blaise_malaba_roh_carmen___2024_camilla_greenwell_2833 © Camilla Greenwell

Adapté de l’œuvre de Prosper Mérimée, l’opéra Carmen de Georges Bizet de 1875 est une histoire de tentatrice. Gitane et ouvrière dans une fabrique de cigarettes à Séville, Carmen a ce pouvoir de séduire les hommes. Et quand ils ont succombé à ses charmes, elle s’en désintéresse rapidement, les laissant le cœur brisé et parfois incapables d’accepter d’avoir été rejetés.

Dans l'opéra, le caporal Don José a presque tout ce qu'il peut désirer. Il a la douce et aimante Micaëla qui désire l'épouser, la bénédiction de sa mère, un travail dont il est fier et la possibilité de revoir son village natal. C’était sans compter Carmen, qui décide qu'il lui plaît. Il finit par tout sacrifier pour elle, mais ne pourra accepter qu'elle se détourne de lui et jette son dévolu sur le torero Escamillo.

Si de prime abord, Carmen n’apparait pas comme un personnage sympathique (ayant fait scandale à la création de l’œuvre), elle captive néanmoins le public par son attrait et sa détermination inébranlable à vivre selon ses propres règles. Elle est libre, revendique sa liberté et quand Don José menace de la tuer si elle ne lui dit pas qu’elle l’aime, elle accepte son destin et préfère la mort à l’insincérité et à un sentiment d’emprisonnement.


Aigul Akhmetshina (Carmen), Royal Opera House, Carmen © 2024 Camilla Greenwell

La nouvelle production de Damiano Michieletto pour la Royal Opera House (en coproduction avec le Teatro Real de Madrid et La Scala de Milan) situe l’action dans les années 1970. En déplaçant le récit à une époque relativement récente, le metteur en scène entend manifestement rendre le livret racontable sans heurter la notion de communauté traditionnelle et soudée très présente dans l'oeuvre. Il s'assure également, avec le designer Paolo Fantin, que chaque décor comprend un grand espace ouvert et un autre plus petit – l’acte 1, par exemple, met ainsi en scène un commissariat de police fermé au sein d'une grande place de la ville.

Pour autant, le metteur en scène place parfois l’action dans des espaces intérieurs et extérieurs de telle manière qu’il ne favorise pas la cohérence du propos. C’est particulièrement visible dans « Votre toast, je peux vous le rendre » ou « Quant au douanier, c'est notre affaire ! », lorsque les solistes occupent l'espace intérieur alors que le chœur parait très détaché de l’action, à l'extérieur. C'est dommage, car les solistes et le groupe sonnent bien, mais l’effet global de mise en scène est gâché par le fait que le chœur ne joue pas un rôle plus central. De même, s'il est possible d'interpréter « Les tringles des sistres tintaient » comme ici avec seulement quatre interprètes (la partition n’en requiert que trois pour chanter l’air), il est difficile pour la chanson tzigane d'avoir un impact significatif sans le sentiment d'activité de masse que le chœur peut fournir.


Ruth Alfie Admas (Mère de Don José), Olga Kulchynska (Micaëla), Royal Opera House, Carmen © 2024 Camilla Greenwell

La principale interrogation que suscite la production réside toutefois dans la thèse de Damiano Michieletto : le metteur en scène suggère que lorsque Don José est tiraillé entre la vie paisible de son petit village et Carmen, c'est l'influence de sa mère et de Micaëla qui inclinerait son caractère immature, son désir de sécurité et d’échos de l’enfance. À l’évidence, c’est lui qui abandonne tout ce qu’il a, ou ce qu’il pourrait avoir, dans l’espoir d’une relation qui manifestement ne durera pas et ce sont ses propres actes qui révèlent son immaturité et son insouciance. L’opéra de Bizet peut évidemment faire l’objet de nombreuses interprétations mais celle de Damiano Michieletto implique que sans sa mère et Micaëla, Don José aurait pu vivre heureux pour toujours avec Carmen. Or on pourrait retirer ces deux personnages de l’équation sans que la lassitude de Carmen à l’égard de Don José à l’acte III n’en soit changée.

La lecture de Michieletto affecte de nombreux aspects de la production. Le metteur en scène estime que « chaque fois qu'il pourrait être libre, chaque fois qu'il pourrait y avoir une fin heureuse, Micaëla arrive pour l'interrompre », mais il semble étrange de faire de Micaëla une force perturbatrice alors qu'elle n’a guère d’influence sur les sentiments de Carmen à l'égard de Don José, et qu'elle essaie en fait de le sauver d’une situation désespérée dans laquelle il s’est lui-même enlisé. La mère de Don José devient une figure de la mort qui, ponctuellement, parcourt la scène – de façon plus ou moins heureuse. Quand Carmen distribue la carte de la Mort à l'acte III, elle en est un témoin pertinent à la place des amies de la gitane, Frasquita et Mercédès, mais à d'autres occasions, sa présence semble plus incongrue, comme pour suggérer que ce personnage normalement invisible serait en fait « la grande méchante de l’histoire ». Elle y joue incontestablement un rôle important et pourrait être une personnalité exigeante, mais plus globalement, elle apparait dans l'ouvrage avec Micaëla comme un moyen pour Don José de s’extirper de ses difficultés, pas comme en en étant la cause.

Dans cette approche, la fin de l’acte III semble le plus déséquilibré, quand Carmen est ici mortifiée par le départ de Don José qui va voir sa mère mourante, alors qu’au contraire, tout porte à croire qu'elle devrait être heureuse du départ de celui avec qui elle s'ennuie. Michieletto semble accorder trop d'importance aux réprimandes antérieures de Carmen selon lesquelles Don José serait trop prompt à retourner à ses responsabilités plutôt que de l’aimer de tout son cœur, sans considérer ces affirmations dans leur contexte. Il a certainement raison de souligner que Carmen est une personnalité complexe et aux multiples facettes, avec ses propres besoins et vulnérabilités, qui subit finalement un sort terrible aux mains d'un homme dominateur, ou plutôt incontrôlable. Cependant, lorsqu'il affirme que « lorsque Micaëla annonce à José que sa mère est mourante, il aurait pu choisir de dire à Carmen qu'il reviendrait ; ou il aurait même pu l'emmener avec lui », il sous-entend que tout serait résolu si seulement Don José s'engageait complètement envers Carmen. Une thèse qui semble en contradiction avec ce que nous voyons, à savoir un homme qui s'est déjà trop engagé envers la gitane et qui constate de plus en plus que son amour n'est pas réciproque.


Piotr Beczala (Don José), Aigul Akhmetshina (Carmen), Royal Opera House, Carmen © 2024 Camilla Greenwell

Au sein d'une distribution solide de bout en bout, Aigul Akhmetshina se distingue dans le rôle-titre. Elle a déjà interprété ce même rôle dans le cadre du programme Jette Parker Young Artist en 2017 dans La tragédie de Carmen (la version de 1981 de Peter Brook), l'a également interprété il y a quelques mois au Metropolitan Opera et devrait également le reprendre à Glyndebourne au cours de l'été. Son mezzo-soprano est riche, somptueux et brillamment contrôlé, et elle saisit parfaitement le personnage de Carmen. Lorsqu'elle chante « Tralalalala », elle est relativement immobile et pourtant, l’allure qu’elle dégage est tangible et l’on ressent tout le défi qu’elle y met, teinté d’un soupçon d'agressivité. Kostas Smoriginas est également un Escamillo remarquable, affirmant un baryton-basse sûr, et imposant une présence considérable sur scène, suscitant un effet formidable.

Piotr Beczała a une belle voix dans le rôle de Don José, et son interprétation de « La fleur que tu m'avais jetée » est particulièrement émouvante. Cependant, le fait qu'il doive voir Carmen et Micaëla d'une manière si différente de l’interprétation classique des rôles affecte manifestement la façon dont il développe sa relation avec ces personnages, et a des conséquences sur l'alchimie qu'il réussit à établir avec chacun d'entre eux. De même, Olga Kulchynska déploie un son très clair, précis et limpide dans le rôle de Micaëla, mais l'accent inutile que la production met sur elle en tant que perturbatrice nous empêche de croire en son personnage, car nous n'avons pas l'impression que le tout s’assemble. Sarah Dufresne et Gabrielė Kupšytė apportent un excellent soutien dans les rôles de Frasquita et Mercédès, et les solides références musicales de la soirée s'étendent également à la direction d'orchestre d'Antonello Manacorda. Dans l'Ouverture, il saisit efficacement toute la douceur, l'ampleur et le punch inhérents à la partition de Bizet, et si tous ces éléments ne sont pas présents en permanence tout au long de la soirée, les niveaux de précision et d'équilibre qu'il atteint offrent dans l’ensemble beaucoup de choses à apprécier.

Cette production sera diffusée en direct dans une sélection de cinémas du monde entier le 1er mai, et certaines salles proposeront des reprises les jours suivants. Les représentations à partir du 12 mai mettront en scène une distribution différente, qui comprend Vasilisa Berzhanskaya dans le rôle de Carmen, Brandon Jovanovich dans le rôle de Don José, Andrii Kymach dans le rôle d'Escamillo et Gemma Summerfield dans le rôle de Micaëla. Emmanuel Villaume succède également à Manacorda dans les fonctions de chef d'orchestre.

traduction libre de la chronique en anglais de Sam Smith
Londres, 8 avril 2024

Carmen | 5 April - 31 May 2024 | Royal Opera House, Covent Garden

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