À l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, Carmen à travers les yeux de Don José

Xl_j._robard-gendre__c___j._berger-orw-li_ge__2_ © J. Berger-ORW-Liège

Les cartels d’expositions sont (trop) souvent prétextes à des analyses « entre tradition et modernité », concept qui s’essouffle à mesure qu’on en abuse. La ritualisation de Carmen – par les gestes dans l’arène de corrida, par les coutumes d’interprétation musicale, par l’inscription de l’œuvre aux monuments populaires de l’art lyrique – pourrait à raison (et pour le meilleur) répondre à cette appellation, dans la nouvelle production de Marta Eguilior à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège ,six ans seulement après la précédente programmation du titre de Bizet.

Le spectacle se déroule pendant les festivités de Semana santa à Séville, coutumes qui représentent, en processions costumées de pasos (« chars »), chansons flamencas et gestes codifiés, la Passion du Christ. Le très pieux Don José, élevé à la dure et dans la foi catholique intensa, retrouve en Carmen la domination menaçante et l’amour terrifiant de sa mère. En noir, rouge et blanc, couleurs du folklore et des croyances dans lesquelles il a grandi, Don José ressasse ses préceptes et son passé. Sa vision du monde est mise en péril par la bohémienne, qui lui demande de l’aimer sans conditions, de le suivre dans la montagne, et enfin de renoncer à elle. Ainsi, Don José se défait progressivement de son imagerie sous le filtre du dogme (un paso prison garni de fleurs rouges – dont provient celle que Carmen lui jette – ; Escamillo couvert de sang à sa première apparition ; un paso devenu scène de danse chez Lillas Pastia ; une superbe forêt d’épines géantes, où rôde une représentation géante de sa mère ; au dernier acte, un paso pendu comme une épée de Damoclès), en se projetant sans relâche sur son moi de jeunesse. Avec le féminicide de Carmen, c’est sa mère qu’il assassine indirectement, mais la lecture de Marta Eguilior n’excuse en rien le geste de cet homme gangréné par la violence, ni ne le plaint. Ce fait n’est que le début d’un nouveau processus qui reste à l’interprétation du spectateur. La metteuse en scène carbure aux visions, à l’esthétique léchée – excellente équipe artistique –, pour servir un propos fouillé rebattant pour notre plus grand bonheur les cartes de Carmen.


Carmen - Opéra Royal de Wallonie-Liège (2024) (c) J. Berger-ORW-Liège

Comme à l’Opéra de Rennes en 2017, Julie Robard-Gendre campe le rôle-titre en pleins pouvoirs. Elle défie la phrase, respire avec liberté, se montre parfois sévère, souvent confiante, tantôt ferme face à son destin, tantôt profondément enjouée. Elle installe très tôt dans la voix les stigmates futurs du personnage, se lance à corps perdu dans la tragédie rituelle qui l’attend. Et puis il y a ses talents de magicienne du sens, de la tension rebondie, de la séduction par la fascination-répulsion, qui réunissent les deux facettes de Carmen – mère et femme au présent – dans cette production. Avec cette personnalité au lance-flammes, tout sauf monolithique, nous pouvons peut-être regretter l’unicité de Don José à l’épreuve de son évolution psychologique. L’impression d’engoncement vocal que suscitent les transitions de Galeano Salas vers des aigus d’une grande clarté colle certes très bien au brigadier, mais les tenues ne résistent pas toujours à ses envies de musicalité voluptueuse. Il réussit en outre, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, à faire ressentir chaque instant en différé à son personnage, ce qui l’ancre toujours plus dans l’éducation à la vie qu’il décide d’embrasser, jusqu’à un finale aux implorations bouleversantes, paradoxe d’un homme autoproclamé changé mais qui se fait rattraper par ses démons. La Micaëla d’Anne-Catherine Gillet échappe difficilement à un certain statisme, qui l’empêche de s’épancher musicalement dans « Je dis que rien ne m’épouvante » (malgré la fluidité des registres), sans compter une prononciation approximative des « i » et des « é ». Le fier et éclatant Escamillo de Pierre Doyen porte le sceptre d’une supériorité royale, au gigantisme assumé, à l'argumentaire affûté de projection. Les idéalement assorties Elena Galitskaya et Valentine Lemercier (Frasquita et Mercédès) répondent aux non moins excellents Ivan Thirion et Pierre Derhet (Dancaïre et Remendado), pour notamment une fin d’acte II en feu d’artifice. Patrick Bolleire va crescendo dans l’incarnation de Zuniga, au même titre que le Chœur de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège (dont il faut louer l’intelligible diction !) gagne en sérieux dans la rigueur de ses pages d’acte en acte.

Avec l’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, Leonardo Sini met un point d’honneur à séparer ce qui relève du « cours des choses » et de l’ « événement émotionnel ». Un point d’attention est constamment mis à la puissance de l’effet de surprise – par exemple sensualité et ondée à l’arrivée des cigarières, orgueil à l'apparition d’Escamillo, violence des masses au meurtre de Zuniga, consistance filée presque debussyenne du dernier Entr’acte – ou des coups de théâtre, dans le changement radical des textures instrumentales. Pour le reste, il procède en paysagiste scrupuleux et émerveillé des possibilités offertes par la partition… « entre tradition et modernité », donc.

Thibault Vicq
(Liège, 22 juin 2024)

Carmen, de Georges Bizet, à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège jusqu’au 27 juin 2024
N.B. : autre distribution avec Ginger Costa-Jackson (Carmen) et Arturo Chacón-Cruz (Don José)

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