Aïda en beauté à l’Opéra de Rouen Normandie

Xl_aida_fred_margueron_8 © Fred Margueron

Aïda, c’est beau, avant d’être grand. C’est beau parce que c’est l’histoire d’un destin en temps de guerre, et d’un amour qui se questionne et s’emmure vivant, au-delà de la musique. Loin du gigantisme des Arènes de Vérone, le Savonlinna Opera Festival avait fait appel à Philipp Himmelmann en 2022 pour une version concentrée sur la psyché de l’esclave éthiopienne, que l’Opéra de Rouen Normandie présente en ce début de saison 2024-2025.

Dans une société où les projecteurs sont braqués en permanence sur les responsables (chefs ou « fautifs »), Aïda est la femme de chambre accusée coupable d’office car non-égyptienne et éprise de l’Égyptien Radamès. Pendant ce temps, ce peuple, qui mène sa guerre contre l’Éthiopie, célèbre le pillage des vaincus – pluie de billets pendant la célèbre marche du deuxième acte –, et idolâtre le pouvoir à travers ses alliances « de chambre ». Le metteur en scène dispose un lit sur un îlot central, entouré d’une demi-ronde ronde de spots en mouvement – Michael Thalheimer semble avoir eu le même fournisseur pour son indigent Tristan et Isolde à Genève, ces derniers jours – afin d’illustrer clairement ces aspects sensationnalistes, mais avec une économie de moyens et une polysémie qui permet à chaque pan de l’intrigue d’éclore dans le naturel. Ce lit fait office de bateau échoué dans l’utopie amoureuse initiale entre Aïda et Radamès, avant de servir d’écrin à la cérémonie de la Prêtresse, puis de figurer l’épicentre du royaume, d’évoquer les souvenirs d’enfance d’Aïda, et enfin de clôturer le rapprochement impossible des amants en prison. Philipp Himmelmann propose une telle palette de complexité psychologique, à l’échelle de personnages individuels ou de tout un peuple, qu’on lui pardonne volontiers le manque d’élan quant au destin d’Amneris, ainsi que les vidéos moyennement réussies. Il montre que les excès visuels ne sont pas des passages obligés de l’œuvre, et entre dans des subtilités bienvenues sur la manipulation de la société civile en temps de guerre, ou même sur l’inconscience problématique de Radamès.

Aïda - Opéra de Rouen Normandie (2024) (c) Fred Margueron
Aïda - Opéra de Rouen Normandie (2024) (c) Fred Margueron

L’archéologie de la matière, dont le chef Pierre Bleuse nous parlait en interview cet été, est superbement mise en pratique chez Verdi avec l’excellent Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie - Orchestre Régional de Normandie, comme dans le Trouvère d’il y a trois ans. Il laisse le champ libre aux cuivres et à une martialité d’ensemble, qui pousse les autres familles d’instruments à se fondre dans une rondeur de son et à une ligne bien définie. De ce fait, les élans mélodiques passent d’un pupitre à l’autre, et les accompagnements servent à asseoir cette continuité de substance directe, sans intermédiaire. Il fait jouer avec poigne les solos (y compris lorsque l’orchestration y est minimale), découpe avec précision les articulations, mais conserve une plénitude, jamais pompière, qui sied à l’affirmation des valeurs portées par les personnages. Son geste allie les individualités de l’orchestre en une boîte à outils aux ressources infinies, dans une même lumière, qui trouve son acmé dans une deuxième partie aux dimensions plus rythmiques et claires-obscures. Un point commun à ces élans : une évidence de la violence, une « corporalité » de la partition et de ses enjeux.

Le chœur accentus, poignant, fruité, feutré, majestueux, fournit à nouveau le fruit idéal du travail avec Christophe Grapperon. Le travail sur la direction d’acteurs irrigue le chant, comme l’intense et fanatique Messager de Néstor Galván ou la Prêtresse en vitraux d’Iryna Kyshliaruk. En dehors du Roi d’Égypte quelque peu élimé d’Emanuele Cordaro, le spectacle invite à un festin de la voix. Nikoloz Lagvilava (Nabucco à l’Opéra de Lille en 2018) campe un galvanisant Amonasro, balafré par le vécu de la guerre et les atrocités, dont le quasi-sprechgesang s’érige en garant d’un peuple opprimé. Adolfo Corrado atteste un magnifique suivi de chaque instant à son magnifique Ramfis matelassé, empreint de grâce vigoureuse. Alisa Kolosova (Amneris) foule les sentiers de la sensualité embaumeuse, du legato à l’élasticité généreuse, de l’assurance-vie de palpitations et des remords nourriciers. Le ténor Adam Smith frappe d’emblée par son attirail de nuances, propre aussi bien à l’expansion qu’à la demi-mesure. La construction de la phrase satisfait une immensité butinée et un horizon propres aux croyances de ce protagoniste un peu rigide, alors que la voix n’est jamais à court d’émotion, grâce à un timbre aqueux et tendre. Joyce El-Khoury (que nous avions interviewée en 2021), en Aïda, est la densité incarnée, la représentation artistique d’une droiture non-vengeresse et d’un cheminement dans un monde trop grand et cruel. Tout est affaire de souffle, de technique imparable, pour traverser la moindre situation avec un brio déconcertant. Que les inflexions donnent forme à un paradis perdu en overdose, à un carrousel rêvé qui accepte la mort à venir, à une réactivité terre-à-terre ou à un aplomb de résilience, la soprano est renversante. La beauté de cette Aïda vient aussi d’elle, et pour beaucoup.

Thibault Vicq
(Rouen, 29 septembre 2024)

Aïda, de Giuseppe Verdi à l’Opéra de Rouen Normandie jusqu’au 5 octobre 2024. Diffusion en direct sur la place de la Cathédrale (Rouen), dans de nombreux lieux en Normandie et en livestream le 5 octobre 2024 à 18h.

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