Qu’ils soient passagers de la ligne 11 du métro parisien (Festival d’Aix-en-Provence, 2021), transfigurés par les vidéos de Bill Viola (Opéra national de Paris, depuis 2005), encerclés par des mots sur des cartons (Opéra national de Lorraine, 2023), ou littéralement dans le même bateau (Festival de Bayreuth, 2024) Tristan et Isolde se rapprochent de la mort en invitant la rétine du spectateur à leur cheminement métaphysique. Michael Thalheimer, adepte d’une esthétique réduite à l’essentiel, dans des scénographies pleines de ressources (comme dans un passionnant Vaisseau fantôme à la Staatsoper Hamburg), revient au Grand Théâtre de Genève après son Parsifal de 2023. Mais, sans développement visuel ni direction d’acteurs, son titre de metteur en scène (pourtant habituellement émérite) fait office d’injuste reconnaissance sur cette coproduction avec la Deutsche Oper Berlin.
Sans mentir, il n’y a rien à voir de Tristan et Isolde dans ce spectacle, au-delà des dix premières minutes. Un imposant décor de spots s’expose au cours du prélude, dans une illumination graduelle. L’hypnose semble déjà en marche, dans ce mélange de tons ambrés à l’intensité inégale, qui recule lentement vers l’arrière-scène. Surgit alors Isolde, tirant sur une corde. Ce début énigmatique et poétique fait naître une qualité d’écoute incomparable. L’épiphanie était de courte durée. Le décor, qu’on imaginait prompt à s’adapter aux émotions des personnages, ne fera pas varier (ou très peu) sa concentration lumineuse. Tel quel, il prend rôle d’une toile peinte. À quoi bon ? Et que dire de ces corps qui ne bougent jamais, alors qu’ils devraient former un cosmos mû par la force gravitationnelle ? Ni regards, ni mouvements, ni pistes de lecture. Isolde et Tristan sont-ils dans le même espace au même moment ? L’acte I est-il une terre de souvenirs ? Des questions qui n’appellent plus aucune réponse quand on comprend, très rapidement, qu’elles ne font pas partie de la feuille de route – y en a-t-il vraiment une ? – de Michael Thalheimer. Quel gâchis !
Tristan und Isolde - Grand Théâtre de Genève (2024)
Heureusement, dans ce spectacle à l’aveugle, le ressenti de l’ouïe prend une place fondamentale. Comme en 2018 au Dutch National Opera, Marc Albrecht unit admirablement les arches wagnériennes en une superstructure vivante au fil homogène. Avec un Orchestre de la Suisse Romande hallucinant de transparence satinée et aquatique – réseaux de cordes en arabesques, vents de suspension qui magnifient l’orientation générale –, le chef fait couler le son à basse température, et ne réserve la fusion que pour certains passages bien choisis. En résulte un langage continu modelé à même l’argile, dans une philosophie du coussin, du douillet, de la nage en eaux claires. Les crescendos commencent bas et finissent haut en nuances, tandis que les percées régulières dans le dur de la partition s’associent à une expérimentation qui évite toute frontalité ou dureté. Chaque acte est considéré dans son entièreté, en une phrase qui circule fantastiquement entre pupitres et bouleverse par ses reflets mirifiques et ses matières intangibles en sensuelle métamorphose. La tempête se positionne davantage dans sa valeur intrinsèque que dans son intensité.
La distribution laisse également ressentir outre-mesure la teneur de l’œuvre, jusqu’au Matelot enchanteur, plein d’embruns iodés, d’Emanuel Tomljenović, et du Melot poignant de Julien Henric, qui porte les couleurs d’un code d’honneur soutenu. Tareq Nazmi incarne un intense Marke explorateur de consonnes, en dépassement royal teinté de mansuétude. Kurwenal a la palme insoupçonnée de la tendresse, de l’élégance et de la solennité en la manière d’Audun Iversen à se placer en filtre invincible, et en même temps humainement si vulnérable, de Tristan. Celui-ci, sous les traits de Gwyn Hughes Jones, a la ligne finement mordorée plutôt que constamment « performative » ou élancée. Ce rideau de vérité, qui consiste en escalade assurée par petits bouts, révèle secrètement ses convictions profondes. Une très légère baisse de régime dans les chromatismes de l’acte II ne lui enlève cependant rien de sa volonté d’endurcir calmement l’architecture mélodique, sublimée au III dans une longue sinuosité émotionnelle tissant une croissance vers la transe. Avec Kristina Stanek, les valeurs de Brangäne sont de mise, par le poids des mots et l’esprit de la musicalité, par la raison guerrière et l’épanouissement dans la résistance. Enfin, la rhétorique plurielle et spontanée d’Elisabet Strid compose Isolde dans la rêverie, dans le multiple. La soprano suédoise cherche à atteindre la transfiguration par le souvenir de l’amour, à l’acte I. Elle se met en situation, chante les errements de l’incertitude. Sous l’effet du filtre d’amour, la voix trouve une boussole, par un legato grandissant qui l’éloigne de la surface de la Terre (malgré, là aussi, quelques maladresses dans son grand duo avec le ténor). Pour le Liebestod, la souffrance est en étendard, et pourtant le paradis n’a jamais été aussi proche, à la suite d’un aussi beau voyage de caractères.
Thibault Vicq
(Genève, 15 septembre 2024)
Tristan et Isolde, de Richard Wagner, au Grand Théâtre de Genève jusqu’au 27 septembre 2024
N. B. : le rôle de Tristan sera interprété par Burkhard Fritz les 18 et 24 septembre
17 septembre 2024 | Imprimer
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