Comme les spectateurs du cinéma Pathé Palace (tout juste rénové et redesigné par l’architecte Renzo Piano après plusieurs années de travaux dans son édifice haussmannien du boulevard des Capucines, à deux pas du Palais Garnier) venus découvrir les nouveaux espaces et surtout Aïda, grâce au programme désormais bien connu « The Met: Live in HD », les figurants sur la scène du Metropolitan Opera percent à jour des territoires méconnus : ceux d’une tombe égyptienne, depuis laquelle les protagonistes de l’opéra de Verdi prendront vie. Voilà un dispositif alléchant sur le papier (et plutôt sensé, sachant que l’archéologue Auguste Mariette aurait été à l’origine du « scénario » de l’œuvre), qui garantit une prouesse technique de projections (studios 59) aux reliefs mirifiques, en collaboration avec de grands décors de temples (Christine Jones) et des lumières de torches (Kevin Adams). Pour autant, ne nous emballons pas trop non plus : Michael Mayer – après son digne Grounded en octobre dernier –, qui se félicite d’avancées technologiques qui n’auraient pas pu permettre un tel spectacle il y a une trentaine d’années, se contente d’une embarrassante mise en scène des années 60, à la direction d’acteurs inexistante. Son concept du changement d’époque ne sert qu’à introduire les actes (trop longuement, au demeurant), sans faire communiquer les univers. Le reste n’est que du Wordpress de mise en scène du moindre effort, du cliché Aïda pharaonique interchangeable, déjà prêt à l’usage. Et l’embarras permanent du « théâtre » – si nous pouvons le qualifier ainsi – rejoint celui des chorégraphies, affligeantes. Pourquoi proposer une nouvelle production aux oripeaux pseudo-novateurs si c’est pour qu’elle soit similaire à ce qui a été fait mille fois (et mieux) ?
La fiabilité des choix artistiques du Metropolitan Opera reste inversement proportionnelle à la qualité de ses musiciens maison. Il suffit d’entendre son éblouissant Chœur (brodeur d’intervalles, artisan de ferveur, initiateur d’ondes de choc homogènes, façonneuses du détail mélodique dans chacune des voix) et son non moins époustouflant Met Orchestra, à la cordée solidaire de son, à la palette inouïe de détachés, aux accents soigneusement portés, pour s’en convaincre. Le directeur musical Yannick Nézet-Séguin coordonne l’ensemble dans un dies irae des passions humaines. Il convoque le Ciel et la terre, fait entendre le soleil égyptien sur le Nil, les chuchotements nocturnes, les moissons céréalières, la flottaison des embarcations en bois, et la foi (belliqueuse ou pacifique) des personnages. La musique d’ambiance se transforme aussi en musique de mouvement, dans la fuite en avant ou dans des secousses sismiques qui partent de l’intérieur, car tout, dans sa vision, se circonscrit à la dialectique du corps ou de l’esprit. Les accords s’orientent vers le haut et vers le large, tandis que l’harmonie garde toujours un cap précis, mains dans la main avec le plateau vocal et avec la personnalité des différents pupitres.
La baguette de Yannick Nézet-Séguin donne des ailes aux chanteurs solistes, jusqu’au Ramfis cuiré, incandescent et allégorique de certitude de Morris Robinson (malgré une diction un peu en guimauve), et à l’indéfectible pourvoyeur de mystère royal, droit devant, qu’est Harold Wilson. Judit Kutasi reprend les ingrédients vocaux dont elle avait témoigné dans La Force du destin en 2024 (également depuis une salle de cinéma), à savoir un souffle de grande ampleur et une projection remarquable, mais aussi un vibrato encombrant qui l’empêche de mener à bien la justesse – elle est souvent trop haute. En Amneris – pourtant un rôle signature pour la mezzo – qui s’imagine prima donna, elle se focalise sur la longueur de l’émission, et non sur la phrase, qui reste trop souvent monolithiquement dans la force et peu nuancée. Quinn Kelsey défend Amonasro dans la détente de la résonance, qui se pare d’autorité dans les forte et part de la base de la note pour développer l’aura de la partition.
Piotr Beczała possède sans conteste la tessiture de Radamès, mais les doutes que nous émettions au Teatro Real en 2022 quant à la poursuite de ce rôle à son répertoire sont réactivés ici. Dans la première partie, le ténor semble assez précautionneux (presqu’au ralenti) à ne pas foncer tête baissée, mais après l’entracte, il s’engage au contraire à un volume excessif en pilote quasi-automatique, qui le fatigue physiquement et amenuit la subtilité de l’exécution. Toutefois, nous ne saurions nous plaindre d’un tel degré de clarté dans la ligne et de jeunesse dans les aigus ! Pour Angel Blue, la phrase est un ruisseau qui coule en bonne intelligence avec son écosystème. Par elle, Aïda est un modèle de piété régénérante, l’incarnation d’une humilité à la portée psychologique bouleversante. Un gros plan de caméra, une larme coule sur son visage, elle paraît ne chanter que pour nous seuls, individuellement, dans la salle 1 du Pathé Palace. Ce n’est plus du spectacle vivant, ni du cinéma ! Elle intériorise les sentiments, concentre les sons, donne une impulsion à l’étalement de ses idées. La soprano carbure à l’amour et à la joie qui reste au désespoir d’Aïda. Dans le finale, elle est déjà au paradis, et nous y a déjà emmenés depuis trois heures.
Thibault Vicq
(Pathé Palace, Paris, 25 janvier 2025)
Aïda, de Giuseppe Verdi, au Metropolitan Opera (New York) jusqu’au 9 mai 2025
Saison 2024-2025 du Metropolitan Opera au cinéma avec Pathé Live, jusqu’au 31 mai 2025
26 janvier 2025 | Imprimer
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