Angers Nantes Opéra : Il piccolo Marat de Mascagni, redécouvert dans la ville de son contexte historique

Xl___garance_wester_2024__22_ © Garance Wester

Quand on choisit la coppetta piccola (petit pot) dans une gelateria italienne, on peut être surpris par la très généreuse quantité de glace qu’elle contient et qui peut même déborder des parois circulaires. Le choix audacieux du rare Il Piccolo Marat de Mascagni, en ouverture de saison à Angers Nantes Opéra, se place dans cette étroitesse de pot pour une œuvre large et ample qui aurait mérité des moyens vocaux et une direction d’orchestre plus grandi.

Marat, c’est bien le nom du député montagnard assassiné dans sa baignoire par Charlotte Corday le 13 juillet 1793. La compagnie Marat, c’est une armée révolutionnaire (d’une cinquantaine de Nantais) créée la même année à Nantes, pour atteindre une productivité de répression industrielle lors des guerres de Vendée, qui voyaient l’opposition des monarchistes dans l’Ouest. Jean-Baptiste Carrier est tristement resté gravé dans l’histoire de Nantes pour avoir organisé des noyades forcées dans la Loire aux occupants (principalement nobles et religieux) des prisons, dans une optique de « nettoyer » la population carcérale sans laisser de traces. Pietro Mascagni, à l’aune de la création du parti fasciste en Italie, s’intéresse à ce sujet alors que la politique de son pays est sujette à des divisions importantes. Avec son personnage fictif éponyme du Petit Marat, étranger héroïque adopté par la compagnie Marat, il raconte l’histoire d’un aristocrate planqué tentant de sauver sa mère de l’horrible peine imposée par l’Ogre – l’Orco, avatar opératique de Carrier – et s’éprenant de la nièce malmenée (Mariella) de celui-ci. L’opéra se termine bien, par la fuite des deux amants, permise par un Charpentier insurgé laissant derrière lui le corps inerte de l’Ogre, désormais inapte à la cruauté.

L’écriture musicale a des airs d’oratorio au premier acte, avec ses chœurs qui se haranguent et ses prosodies en interjections. Mascagni crée des ébauches furtives de thèmes dans une atmosphère de film noir. Dès l’acte II, des soupçons de lignes pucciniennes et de sons de vie à la sauce romanesque s’ajoutent à la mixture, dont le cœur commence à battre à tout rompre. Sidérante scène d’exécution, duo d’amour et dramma intenso sont au programme de la suite, où le volcan des passions enfouies s’est enfin réveillé : le vérisme a grandi, s’est amplifié, s’est complexifié, depuis la linéarité cristalline de Cavalleria rusticana, dans une implacable apocalypse de divergences dissonantes et de flammes savamment orchestrées. Malgré un Orchestre National des Pays de la Loire soucieux de restituer en un maillage solide le ressac de cordes et le flux d’entrées des vents à la manière d’aplats colorés, le pourtant spécialiste de Mascagni Mario Menicagli reste armé d’un gros pinceau. Il déclare et assène la liste de thèmes, laisse se dérouler cette musique aux innombrables élans sans pour autant la concrétiser ou l’orienter. Aux segments plutôt réussis manque la continuité du langage harmonique, d’autant que le chef prête rarement attention au volume des chanteurs, les couvrant la plupart du temps. Passe encore sur le I, entrelac assumés de racines, mais les paliers et les subtilités sont plus dommageables lorsque le chant s’élève vers des cieux d’expressivité, à défaut de soutien congru à la base instrumentale.

Il piccolo Marat - Angers Nantes Opéra (2024) (c) Garance Wester
Il piccolo Marat - Angers Nantes Opéra (2024) (c) Garance Wester

La mise en espace de Sarah Schinasi, pourtant efficace dans la présentation des protagonistes et initialement précise dans ses placements scéniques, perd de sa verve (et gagne hélas en ridicule) au moment où les mouvements doivent s’aligner à la tragédie individuelle. Si le Chœur d’Angers Nantes Opéra trahit la fragilité relative de synchronicité des ténors dans les séparations hommes-femmes, les ensembles portent un engouement durable, dans des masses amples et robustes.

Côté distribution soliste, l’Orco sanguin d’Andrea Silvestrelli tire son épingle du jeu, en tenant le fil des consciences et des idéologies. C’est un chant des bas-fonds qui s’impose en surface, une interprétation de la musique à partir de ce que cette dernière recèle en secrets, grâce à une agressivité latente profondément ancrée dans un imposant timbre de granit. Stavros Mantis campe un splendide Charpentier résonnant et explosif, contrasté et bâtisseur de phrase, et Sylvia Kevorkian convainc par la sobriété pudique qu’elle propose pour la Mère. La voix agile, mais incertaine et monotone, de Rachele Barchi, agence de façon fragile les lignes de Mariella, certes en notes et en rythmes, quoique dénués de véritable construction dramaturgique et musicale. Samuele Simoncini reprend fougueusement le rôle du Petit Marat, qu’il avait déjà abordé à Livourne. On est fasciné quand il avance dans un phrasé distinct de l’orchestre, écrit sa propre histoire et fait preuve d’une italianità maximale. Cependant, il lui arrive de dévier de sa cible de placement en raison du vibrato (notamment dans le dernier tiers), et aussi de penser « moment » plutôt que « phrase ». Qu’à cela ne tienne, même si les artisans n’étaient pas tous les plus saisissant, on a eu le plaisir d’un parfum inconnu jusqu’alors.

Thibault Vicq
(Nantes, 2 octobre 2024)

Il piccolo Marat, de Pietro Mascagni, au Grand Théâtre d’Angers le 5 octobre 2024

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading