Quand la fin d’année calendaire se prête au top culturel et au wrapped de streaming des douze mois écoulés, comment résumer, en un échantillon représentatif, en ce début 2025, dix ans d’aventures musicales ? Choix cornélien pour Le Concert de la Loge, officiellement intronisé à la Salle Gaveau le 15 janvier 2015, en un conséquent gala au Théâtre des Champs-Élysées. Au départ, son fondateur Julien Chauvin comptait renouer avec le Concert de la Loge Olympique, ensemble créé en 1783, en référence à une loge maçonnique. Le Comité olympique – celui des Jeux – ne l’a pas vu de cet œil, invalidant, par décret de justice, l’adjectif concluant l’intitulé de la formation, en juin 2016. Un nom rogné, mais une ambition continue pour ses instruments d’époque et ses collaborations dans des programmes chambristes, symphoniques, lyriques et pluridisciplinaires, pour un répertoire allant du baroque au seuil du XXe siècle, en concert comme au disque, aussi bien sur des hits que sur des raretés (dont avec le Palazzetto Bru Zane et la Centre de musique baroque de Versailles). L’horizon artistique du Concert de la Loge se retrouve ainsi condensé en plus de deux heures trente de programme (de Vivaldi à Offenbach) avenue Montaigne, embrassant la décennie passée et préparant la future, aux côtés de guests bien assortis.
La qualité première du Concert de la Loge, est un « regard sur l‘écoute ». Faire entendre les bassons dans l’ouverture de La Flûte enchantée, panacher les longueurs de notes dans une composition pâtissière parfaite, donner une patte à des motifs rythmiques passagers, maintenir le dialogue entre pupitres, bousculer l’harmonie générale grâce à des prises de parole instrumentales singulières, multiplier les configurations d’équilibre, figurent parmi les mérites de Julien Chauvin, pour qui la tenue de la musique passe sans compromis. Il déjoue le sentimentalisme facile, grandit la portée des accords, et surtout, met les solistes (vocaux ou instrumentaux) sur un piédestal, pour leur donner la parole honorifique et valorisée dont ils ont besoin. Mozart est restitué en jeu de hochet dans des mains d’adulte, en sourire en coin conscient de l’émotion, en énergie inextinguible pourtant propice à la cristallisation de la pensée. Chez Gluck, on soigne aussi l’atmosphère, la matière noble des nuages ou le souffle épique de l’héritage pesant. Le fascinant fouillis organisé et les saillies ornementales de Vivaldi (dont un mouvement des Quatre saisons, avec le danseur Samuel Florimond) se muent en haletants soubresauts, qui se retrouvent également dans la mécanique bouleversante de Haendel, aussi bien sur l’ostinato en tic-tac d’Alcina (contrebalancé d’horizontalité adhérente) que sur les changements d’altitude (entre immersion et émergence) de Theodora. La musique avance, elle n’erre pas sur ce qu’elle construit. Elle voit l’après, comme dans les onomatopées rossiniennes et la frénésie d’Offenbach. Même le patinage artistique sur la filouterie de Haydn (dans l’allant maîtrisé du finale du Concerto en ut avec le violoncelliste Victor Julien-Laferrière, par exemple) n’exclut pas des levées exacerbées et une théâtralité d’accompagnement de film muet, servant le cœur du son. Le légato aiguise la lame discrètement tranchante de Ferrandini, le panache irrigue l’écriture (pourtant peu entêtante) de Philidor. Julien Chauvin maîtrise l’art du découpage et de la répartition dans l’orchestre. Et la musique écrite s’en trouve grandie par le direct. Toujours.
Karina Gauvin transporte d'emblée par son émission dans « Ah! Mio cor ». La voix intérieure s'affranchit de la douleur du personnage, le guttural sublime le doute, jusqu'à un formidable da capo affirmatif, qui continue à nous hanter après le concert. Autre sommet de la soirée, « Se mai senti spirartisul volto » (extrait de La Clémence de Titus de Gluck) impose la classe de Sandrine Piau en évidence absolue, dans laquelle la simplicité dicte la recherche de musicalité. La soprano pioche dans les sons de l'orchestre pour les restituer en chant, et distille une superbe magie de la suspension. Eva Zaïcik habite « Vedrò con mio diletto » de Vivaldi avec la vérité de la tranquillité infinie et le sublime de la pureté, sans effet de manche. Parmi les autres temps forts, il ne faut pas oublier l’urgence vitale qu’attise Jérôme Boutillier dans une incarnation de leader d’ « En grand silence… il courait au pillage » de Sacchini, et le numéro de queen rossinienne de Marina Viotti dans La Cenerentola (en attendant le premier opéra de Rossini du Concert de la Loge, en L’Italienne à Alger, en juin). Réconfortante dans Fidelio, Florie Valiquette ouate joliment son air coloré de L'Enlèvement au sérail, au souffle impérial. Judith van Wanroij offre entre autres une Phèdre (de Lemoyne) opulente de drame intérieur, et Adèle Charvet sépare habilement son instrument en questions et en réponses distinctes dans le canoë qu’elle mène sur les rapides de Vivaldi. Stanislas de Barbeyrac s’autorise la tendresse en un Pylade (Iphigénie en Tauride) meurtri, et s’amuse dans La Périchole. Si à Sulkhan Jaiani sied davantage Mozart (dont il tient les rênes avec poigne) que Beethoven, Haydn est le moment d’une étrange dissociation entre la technique robuste de Chantal Santon-Jeffery et le relatif manque de cœur qui en émane. Philippe Jaroussky, à l’écart de sa partenaire dans Haendel, ne réussit pas complètement à se positionner sur le magma orchestral crépitant de son air soliste de Ferrandini, avec des attaques parfois douteuses. Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles remplissent honorablement le contrat choral, quoiqu’avec un confort prudent qui, même s’il n’aurait de toute façon pas pu exalter l’intérêt très relatif de l’oratorio de Salieri et des œuvres de Danican Philidor présentés, aurait pu cependant faire montre de plus d’exploration.
Une célébration luxueuse, en préambule de projets que nous espérons toujours aussi nombreux et riches pour Julien Chauvin et Le Concert de la Loge !
Thibault Vicq
(Paris, 15 janvier 2025)
Gala des 10 ans du Concert de la Loge, diffusé sur France Musique le 3 février 2025 à 20h
4 Saisons Dansées :
- à l’Atelier lyrique de Tourcoing les 15 et 16 mai 2025
- au Festival de Schwetzingen le 31 mai 2025
- à l’Arsenal (Metz) le 20 juin 2025
- au Festival Kissinger Sommer le 26 juin 2025
L’Italienne à Alger, de Gioachino Rossini, au Théâtre des Champs-Élysées (Paris 8e) le 18 juin 2025
17 janvier 2025 | Imprimer
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