Don Juan no existe en pleine errance au Festival Perelada

Xl__tf_2218 © Tito Ferrer

Pour une création mondiale d’opéra, les recherches peuvent porter leurs fruits sur des personnages et situations réels. C’était le cas pour la ruée vers l’or de Girls of the Golden West (de John Adams et Peter Sellars) et pour les croisades de The Convert (de Wim Henderickx et Krystian Lada). Don Juan no existe, sobre lo que olvidamos y lo que permanece (« Don Juan n’existe pas, sur ce que nous avons oublié et ce qui reste »), fait le constat d’une absence d’archives. En cherchant un sujet pour l’œuvre lyrique que lui a commandée le Festival Perelada, la compositrice Helena Cánovas Parés – hier dans le programme Renaissance Reloaded – tombe sur le nom de Carmen Díaz de Mendoza, comtesse de San Luis, autrice de la pièce Don Juan no existe (1924). Devant ce titre fort, elle va à la pêche aux infos… mais ne trouve que les critiques journalistiques des premières représentations à Madrid et à Buenos Aires. Le texte a, a priori, tout bonnement disparu.  Elle a donc trouvé son idée : son opéra parlera, en docu-fiction, de l’impossibilité d’une œuvre (émanant d’une femme) à traverser le temps. Avec le librettiste Alberto Iglesias et la metteuse en scène Bárbara Lluch, elle conçoit en « bébé partagé » cet « oratorio hypnotique », selon leurs termes à la présentation au public avant la représentation. Nul doute que cet enfant ait reçu beaucoup d’amour, mais il s’avère ne pas parler à grand-monde.

Au premier acte, la Comtesse, au début du XXe siècle découvre Don Giovanni de Mozart, et se demande comment un personnage aussi abject peut continuer à avoir les honneurs des programmations. Résolue à écrire sa propre version de l’histoire, elle lutte pourtant face au fantôme du séducteur de théâtre, sans que son compagnon Miguel ne parvienne à éteindre cette hantise. Après un « entracte » (consistant en un moment ASMR en chuchotements, froissement et déchirement de papier), la seconde partie ausculte l’époque actuelle et une artiste cherchant désespérément les raisons de la radiation de la pièce Don Juan no existe, alors que son ami s’étonne de tant de volonté. Sous couvert de « parler de toutes les femmes invisibilisées » (acte II), l’opéra se contente de ne raconter que ceux qui l’ont fait. Premier red flag. En tentant de reconstituer une vie dont on ne sait plus grand-chose aujourd’hui (acte I), l’exercice se transforme et prend la forme fatale d’un audioguide de musée pousséreux – celui où l’on fait parler de façon ridicule (et un peu aléatoire) les personnages historiques. Deuxième red flag. Il y a aussi la malhonnêteté d’une œuvre autoproclamée « féministe », qui suppose, par le biais de la fiction, que l’extinction de la pièce de Carmen Díaz de Mendoza est due au patriarcat, à l’avant-garde de l’écriture, à l'engagement politique en faveur des droits des femmes. Quand bien même tout cela serait correct, cela est bien pauvre comme base de narration. D’ailleurs, on ne se souviendra guère de la lecture de Bárbara Lluch, qui à force de vouloir théoriser ces échanges intimes, enlève toute essence de vie aux situations. Dans un décor où l’on ne perçoit déjà pas très bien les chanteurs, elle essaie – dans les rares situations où il se passe quelque chose – de faire, sans bonheur, du Calixto Bieito ou du Silvia Costa, dans d’élégantes lumières (Urs Schönebaum).

Don Juan No Existe - Festival Perelada (2024) (c) Tito Ferrer
Don Juan No Existe - Festival Perelada (2024) (c) Tito Ferrer

Une autre impasse est celle de l’éloignement stylistique entre la musique instrumentale et les lignes vocales. Helena Cánovas adjoint favorablement le timbre du saxophone (Helena Otero) à celui d’un quatuor à cordes (superbe Cosmos Quartet), sur des ponctuations de percussions diverses (Miquel Vich). Quelques citations de l’ouverture de Don Giovanni sont rapidement déformées dans des motifs au sang chaud, sur le vif, puis avec un dispositif électronique qui apporte une nouvelle perspective, à la fois fantomatique et augmentée – jeu sul ponticello et en harmoniques, par exemple –, dans des glissements et ouvertures pleins de relief, sous la direction investie de Jhoanna Sierralta. En revanche, l’écriture des voix pèche en largeur et en longueur, notamment en récitatifs interminables contredisant l’instantanéité des instrumentistes. Difficile de trouver une dramaturgie dans cette combinaison mal à propos. Si la soprano Natalia Labourdette possède pourtant tout le matériel technique et la souplesse de chant pour venir à bout du rôle éprouvant de la Comtesse et de la « chercheuse », aux nombreux aigus répétés, l’incarnation quelque peu passive manque de tranchant. Rien à redire sur la grandeur contenue et la nonchalance positive du baryton David Oller, toujours imprégné de musique, ainsi que de l’esprit vif dégagé par le ténor Pablo García-López, à la phrase constamment en mouvement ! Reste à voir comment ce Don Juan no existe continuera à évoluer, outre la belle solidité de ses interprètes, chez les coproducteurs ibériques (Gran Teatre del Liceu et Teatro de la Maestranza) et les partenaires madrilènes (Teatro Real et Teatros del Canal).

Thibault Vicq
(Peralada, 8 août 2024)

Le Festival Perelada se tient à Peralada (Catalogne) jusqu’au 11 août 2024

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