Que ne ferait-on pas pour un conte de fées dans ce monde de brutes ? Bonne nouvelle, La Cenerentola est à l’affiche de l’Opéra national de Lorraine pour les fêtes… avec le macabre et la mélancolie à la place des bons sentiments, dans la nouvelle production de Fabrice Murgia. Pari risqué, mais gagné, qui a le mérite de prendre la musique de Rossini très au sérieux !
En amoureux du cinéma, après son Turc en Italie cinecittesque à Liège ou son Palais enchanté biberonné aux séries à Dijon (puis à Nancy), le metteur en scène (et réalisateur) belge aborde le dernier opéra-bouffe de Rossini dans l’esprit de Tim Burton. Angelina est une jeune femme « particulière », à mille lieues de la futilité de Clorinda et Thisbe, et de leur père Don Magnifico. Sorte de Mercredi Addams marginale et agressive, elle s’adonne à des expériences sordides avec des corps en décomposition. Si elle ne cherche pas à quitter le nid familial vérolé, c’est parce qu’elle trouve son équilibre dans la solitude. Le prince Ramiro n’a même pas besoin de se déguiser pour cacher sa vraie nature de prince de la mort, dans sa cour de zombies assoiffés de sang, et Dandini tente juste de faire bonne impression sur les bonnes familles du royaume en se faisant passer pour lui dans des habits plus conventionnels. S’ensuit alors un récit d’émancipation mutuel pour Angelina et Ramiro, se découvrant âmes-sœurs et s’apprivoisant dans une société inapte à leur épanouissement, où être mariable vaut davantage qu’être soi-même. Ces deux Edward aux mains d’argent, plus ou moins « assimilés » (la première par obligation familiale, le second par son statut de prince) se dépatouillent de situations cocasses, intelligemment arrangées par Fabrice Murgia, qui subvertit la matière du conte pour lui donner plus de profondeur psychologique. La vidéo en direct donne la parole au regard d’Angelina, lorsqu’elle n’a pas de mots à chanter. Avec une direction d’acteurs fouillée, l’équation globale de la modernité de La Cenerentola est résolue sans mal. On ressent en revanche moins de fièvre au début du deuxième acte, ainsi que dans les vidéos du chef d’orchestre, qui par leur léger retard sur le mouvement, desservent plus qu’elles n’illustrent (ou complètent) le propos. Toutefois, quand l’action « se fige » par la répétition ou l’accélération de la musique (comme dans les moments les plus délicats de synchronisation vocale), le metteur en scène a la bonne idée de « paralyser » le mouvement, et propose ainsi de faire entrer mentalement le public dans le cadre, que les fantastiques lumières d’Emily Brassier et Giacinto Caponio, dans la judicieuse scénographie de Vincent Lemaire, dévoilent avec parcimonie.
La Cenerentola - Opéra National de Lorraine (2024) (c) Simon Gosselin
Gyula Nagy est l’un des plus fervents ambassadeurs de cette lecture anticonformiste, avec son Don Magnifico à l’incarnation théâtrale débordante. En trumpiste (arrivant en casquette rouge « Make Opera Great Again ») grossier et repus, il chante d’ailleurs mieux « en jeu » qu’ « en musique », dans laquelle vient rapidement à manquer du souffle. Le Don Ramiro de Dave Monaco rassemble tout ce qu’on espère d’un ténor rossinien (comme c’était le cas dans Le Voyage à Reims à Pesaro en 2022) : prosodie de la confidence, orfèvrerie dans l’émotion, ligne cajoleuse et aigus éclairants (dont dans un « Sì, ritrovarla io giuro » de prestidigitateur). L’inarrêtable Beth Taylor interprète une Angelina de l’introspection et du danger, dans une ondée, un flux, qui ensorcellent par leur originalité. Le grain de folie et la singularité du personnage dépeint se matérialisent toujours d’une manière ou d’une autre car il se dégage constamment des phrases et des ornementations une science du temps et de l’énonciation. Quel plaisir d’entendre un Rossini qui y va aussi franco ! Aux côtés d’Héloïse Poulet et d’Alix Le Saux, sœurs détonantes de scène, à l’élancement confiant et à l’impact maximal, Alessio Arduini campe Dandini d’un beau timbre entachant ses notes d’un vibrato trop emphatique, notamment dans le milieu du registre. Bien qu’il ne ménage pas les effets théâtraux d’Alidoro, Sam Carl manque de définition dans sa puissance d’émission, contrairement au Chœur de l’Opéra national de Lorraine, toujours en bonne intégration à l’espace sonore (quoique parfois légèrement en retard).
En fosse, la jubilatoire direction de Giulio Cilona euphorise autant que dans le Don Pasquale nancéien de l’année dernière, non pas pour le côté « transe épileptique » que peut générer Rossini, mais pour son rythme intérieur aux multiples ramifications. Les textures instrumentales sont là pour mettre en valeur les voix et en sublimer les onomatopées. Dans un jeu permanent, le chef identifie les passages où la respiration doit s’opérer entre les notes, excelle dans la construction de squelettes stucturels (de basses et de violons) qui donnent de la teneur aux volumes. Il mélange, ambiance, répartit, et manifeste une tendresse même dans les éruptions. Dans ce matelas de rêve, l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine s’implique avec classe – la continuité des interventions de bois et de cuivres est particulièrement notable – et livre des nuances stupéfiantes. Et même si les cordes aiguës sont parfois proches du danger de ralentissement, Giulio Cilona gère l’ensemble des musiciens d’une main de maître.
Thibault Vicq
(Nancy, 15 décembre 2024)
La Cenerentola, de Gioachino Rossini :
- à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) jusqu’au 22 décembre 2024
- au théâtre de Caen du 10 au 14 janvier 2025
- à l’Opéra de Reims les 24 et 26 janvier 2025
- au Grand Théâtre de Luxembourg les 23 et 25 mai 2025
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