Salomé sans malaise à Opera Ballet Vlaanderen

Xl_salome_-_angela_denoke_-_thomas_blondelle_-_astrid_kessler__obv-annemie_augustijns_ © OBV - Annemie Augustijns

Nous n’allons pas nous mentir, Salomé nous attire toujours comme des mouches, autant pour l’effet pop-corn de son venin scandaleux que pour le plaisir d’écoute. Les promesses du retour à Opera Ballet Vlaanderen d’Ersan Mondtag, dont la griffe politique et queer avait touché de plein fouet Le Forgeron de Gand (de Schreker) et Le Lac d’argent (de Weill), ne pouvaient que conquérir la décadence inhérente à l’opéra de Strauss. Le metteur en scène perd un peu en verve (mais pas dans les décors et les costumes, également de son fait) dans un spectacle à la composante musicale attrayante, bien qu’avec une pièce maîtresse manquante.

La note d’intention s’intéresse à la dépendance politique du monde d’Hérode à l’empire romain. C’est donc dans un État-satellite (ici la Biélorussie) qu’un pantin monarque (le président-dictateur Alexandre Loukachenko, avec moins de cheveux) applique à la lettre les consignes venues de Moscou (invisibles au public), sur la scène anversoise. La forteresse d’Hérode est flanquée de sculptures d’inspiration soviétique, à son effigie et à celle de Salomé, et prend soin de ne pas mélanger la geôle (extérieure) de Iokanaan aux amusements de cour gentiment orgiaques, sur l’autre face de la structure tournante, dans des intérieurs en velours rouge. Deux mosaïques attirent l’attention dans la transition entre les deux ambiances : l’une, représentant un diable et un bébé, l’autre, une femme aux cornes diaboliques. Des traditions ont cours, une mythologie se transmet de génération en génération, une prophétie n’attend que sa réalisation. Salomé n’est plus une jeune femme explorant son désir, mais un relais générationnel exerçant le rôle et les responsabilités qui lui incombent.

Salome - Opera Ballet Vlaanderen (c) OBV - Annemie Augustijns
Salome - Opera Ballet Vlaanderen (c) OBV - Annemie Augustijns

Hérode se dessine tel un élément étranger sans pouvoir réel (à part celui de l’oppression de la population), voué au siège éjectable, dans une société qui n’est pas la sienne ; nous comprenons aussi mieux l’animosité d’Iokanaan, rigoriste religieux chrétien contre des us populaires substituant un monarque à Dieu. Serait-il déjà écrit que le pouvoir appartient à la femme élue de la mosaïque ? La Danse des sept voiles, mi-rêve, mi-réalité, lance de nouvelles pistes d’interprétation autour de la sorcellerie, qui permet de posséder, de fantasmer l’existence d’Iokanaan et de mêler les époques. Le putsch de Salomé (avec ses quatre suivantes, prêtresses comme elle, et avec la complicité d’Hérodias) contre le pouvoir d’Hérode est-il un rite de passage ou une insurrection ? Faut-il voir une référence à la magie noire des opus cinématographiques de Dario Argento (Suspiria et Inferno en tête) ? Difficile de l’estimer, car Ersan Mondtag est embêté par la dramaturgie des situations. Il ne déficèle aucune relation de séduction ou protocole, aucune intention ou manipulation. Dans son méga-décor, il dispose davantage les corps qu’il ne dirige les acteurs. La lubricité et la complexité mentale de l’œuvre passent à la trappe au profit de la mission « physique » des personnages, et les pistes sensorielles et psychologiques restent en surface. En somme, malgré une garantie esthétique, le trop de « pas assez » ne suffit pas toujours à bâtir de cohérence théâtrale sur la soirée. Le pop-corn aura été pour le show, moins pour le choc.

Salome - Opera Ballet Vlaanderen (c) OBV - Annemie Augustijns
Salome - Opera Ballet Vlaanderen (c) OBV - Annemie Augustijns

Si les tenants d’Hérode et d’Iokanaan ont été annoncés « souffrants » au début de la représentation, leur prestation n’en laisse point paraître, surtout dans des rôles qu’ils ont déjà brillamment défendus. Après la Deutsche Oper en 2017, Thomas Blondelle a quelque chose à partager sur toute la tessiture, grâce, notamment, à un éloquent jeu de prosodie. Le chant jusqu’au bout du cri et de la supplication forme une palette impressionnante, soutenue par une émission franche et un engagement scénique hors pair. Après l’Opernhaus Zürich en 2021, Kostas Smoriginas garde un maintien vocal souverain, pour une ligne surpuissante qui pourrait faire basculer à elle seule le régime totalitaire d’Hérode. Il incarne l’idée d’un monde divin qui souffre et s’effondre, et le fanatisme de la certitude. Astrid Kessler nous questionne dès ses premières interventions : manège à sensations de ponctuation qui surmonte la phrase sans dévier de ses rails, elle paraît initialement « absente » de Salomé, séparant ensuite graduellement la chanteuse de l’héroïne straussienne. Les aigus à partir du sol montrent une résistance qui se confirmera au fil de l’opéra, et même de façon préoccupante dans les vingt dernières minutes, vécues depuis le public en « survie » de scène, en divergence avec l’empowerment de la princesse. Hérodias se pare d’une enveloppe plutôt convaincante (quoique vieillissante) avec Angela Denoke ; Denzil Delaere, en formidable état d’urgence, grave un caractère singulier chez Narraboth, tendance également assurée par les cinq Juifs de Daniel Arnaldos, Hugo Kampschreur, Timothy Veryser, Hyunduk Kim et Marcel Brunner.

Le Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen déploie un extraordinaire attirail de couleurs et de maîtrise collective et individuelle à chaque niveau d’écoute. Hautbois, contrebasson, clarinette se relaient dans un son phénoménal, les cordes étoffent leur flux d’une pâte moelleuse. Le chef Alejo Pérez fait circuler un macro-flux au design de la multitude, où la violence s’amasse de gadoue et de roche. Il laisse certains instruments prendre le dessus pour quelques solos et motifs, mais c’est plutôt la force de l’ « accompagnement » qui englobe tout sur son passage. Cette rhétorique symphonique et énergique, qui n’y va pas de main morte sur la noirceur, la circulation des forces en présence et l’interpénétration des timbres, sied au côté circonstanciel de Salomé, mais ce tonnerre sans accalmie de bas-reliefs coule peut-être trop, s’autorise à s’auto-couper la parole mais ne dispose pas toujours d’une rhétorique uniforme qui lui aurait conféré un impact encore plus majeur.

Nous avons ressenti sans nous sentir submergés, devant cette production qui interroge sans imposer. Malgré ses qualités, Salomé n’aura pas été si offensive cette fois-ci.

Thibault Vicq
(Anvers, 18 décembre 2024)

Salomé, de Richard Strauss, avec Opera Ballet Vlaanderen :
- à Anvers jusqu’au 31 décembre 2024
- à Gand du 10 au 18 janvier 2025

N.B. : autres distributions avec Allison Cook (Salomé), Florian Stern (Hérode), Michael Kupfer-Radecky (Iokanaan)

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