
Pour être complices, il faut être au moins deux. Cela tombe bien, le Théâtre des Champs-Élysées et la Royal Ballet and Opera, Covent Garden s’y sont pris ensemble pour cette nouvelle production de Sémélé, par le directeur artistique de l’institution anglaise. Paris : une maison qui met un point d’honneur à présenter chaque saison plusieurs titres de Haendel, jusqu’aux moins communs. Londres : l’institution qui a vu naître cet « opératorio » hybride d‘après une Métamorphose d’Ovide. D’abord en bord de Seine, le spectacle se déplacera, avec la même distribution vocale, sur les bords de la Tamise. De la complicité, qu’on vous disait !
La synergie d’une cheffe et de son ensemble, tel est le crédo d’Emmanuelle Haïm avec Le Concert d’Astrée pour leur retour au Théâtre des Champs-Élysées. D’ailleurs, c’est la deuxième fois que les instrumentistes, choristes et directrice musicale se penchent sur Sémélé, à la suite d'une série (très mémorable) à l’Opéra de Lille. Or pas question de refaire la même chose qu’en 2022 ! Ils parent l’espace sonore d’horizontalité bâtisseuse et métrique, celle-là même qui consolide une architecture étagée au regard de la personnalité de chacun des airs. Niveau après niveau, couche après couche, la perception auditive est amplifiée de cette diversification du volume, comme si un capteur à mémoire de forme s’était infiltré dans les cavités de la partition. Là où la cheffe épousait à Lille une orientation constante liée au concept de mise en scène, elle adapte à Paris les matières aux interprètes sur le plateau. En somme, elle dirige davantage l’esprit des airs que leur caractère évident. Les flots orchestraux balayent la carte-partition de multiples checkpoints, qu’elle rejoint entre eux d’une fougue salutaire. Les basses ont un rôle central pour représenter ce monde d’en bas qui ouvre les possibles à des aigus intelligibles, cet éden des dieux auquel aspire Sémélé en voulant s’élever de sa condition très terrestre. Préparé par Richard Wilberforce, le Chœur est littéralement à se pâmer. Ardent, carillonnant, tressé, émancipé, il fait prendre présence à chaque tessiture, qui trouve également un emplacement à sa mesure dans les grands ensembles.
Du dialogue, il y a dû en avoir beaucoup lors des répétitions scéniques, car Oliver Mears habille en permanence la scène d’un jeu d’acteurs hyper-réglé, dans un décor et des costumes (Annemarie Woods) bien usités et des lumières seyantes (Fabiana Piccioli). On n’est certes pas toujours complètement convaincu par la futilité (et parfois la redondance) de ce qui est montré, mais on reste happé par la linéarité de l’ensemble malgré l’enchaînement des airs. Oliver Mears cherche à illustrer en direct, sans ennui, plutôt que d’insuffler un sens général ou un sous-texte. Si le metteur en scène réussit très pertinemment la personnalisation de Sémélé (l’ambitieuse timide), de Junon (la jalouse réfléchie) ou de Somnus (dans un spectaculaire lever de rideau au III), on a plus de mal à comprendre les intentions de Jupiter. Amant éperdu et naïf, ou plutôt Don Juan manipulateur qui, en bande organisée avec Junon, brûle vives ses maîtresses ? L’image marquante de Sémélé entrant de force dans une cheminée pour s’y faire calciner contredit hélas l’amour supposé qui la liait à Jupiter. En assumant peut-être un peu plus le cinéma Luis Buñuel (qu’il convoque dans les notes de programme), il aurait pu peut-être mieux ficeler sa peinture sociale. Fait rare en France, une personne (Yarit Dor) est créditée à la « direction d’intimité » ; aucun embarras, en effet, dans les frôlements sensuels.
Semele - Théâtre des Champs-Élysées (2025) (c) Vincent Pontet
Pretty Yende entre dans le répertoire baroque par un souffle exquis hérité du belcanto, lui facilitant la ligne des lamentos et l’élasticité des ornements. La mezza voce, de toute beauté, s’ajoute à la fraîche candeur des expressions de son visage et de son phrasé de maîtresse comblée. La complexité psychologique qu’elle offre à Sémélé se manifeste dans une longueur labyrinthique de ligne, comme si ce que le personnage a sur la conscience ne pouvait jamais tenir dans la nomenclature d’écriture impartie. Le stress légèrement palpable de la soprano dans le troisième acte (en particulier dans « Myself I shall adore ») devrait s’effacer au fil des représentations, tant elle porte le dramma expressif en elle.
Avec Jupiter, Ben Bliss effectue un saut de plus de deux cent soixante-dix ans dans le temps après Grounded au Metropolitan Opera cet automne, mais sa prestance vocale reste intacte, grâce à une technique accomplie. Son chant de charme souligne ses traits de « dieu à promesses », témoignés dans son « Where'er you walk » scintillant dans la nuit. L’uniformité qu’il semble proposer en première partie n’est en fait qu’un leurre pour faire grandir son personnage en récitatifs splendides, vers des sommets de cruauté (phrasés avec gourmandise) en phase avec la mise en scène d’Oliver Mears. Alice Coote incarne une Junon dragonne et stratège perpétuelle, aux graves ignés et à l’émission miraculeuse. Dans « Iris, hence away » (lancé à l’Iris fluide, concrète et polarisée de Marianna Hovanisyan), le tempo lent lui inspire une crise de nerfs à feu doux, avec un da capo réinventé, jusqu’à une dernière note qui concentre toute la violence de ses desseins. Elle tisse un chant puissant, supérieur en intensité à celui de Jupiter, mais nourri de fragilité humaine. Les tenues oniriques font le sel du chant arrondi et englobeur de Brindley Sherratt, en dépit de quelques aigus aléatoires. La projection et le timbre homogène de Niamh O’Sullivan peinent à se départir d’un vibrato lourd qui l’empêche de clarifier son orientation musicale et sa justesse. La flamme vigoureuse de Carlo Vistoli, enfin, garantit une prestation survitaminée, dans laquelle la joie et les pleurs se font face dans une même danse des sentiments, eux aussi complices.
Thibault Vicq
(Paris, 6 février 2025)
Sémélé, de Georg Friedrich Haendel :
- au Théâtre des Champs-Élysées (Paris 8e) jusqu’au 15 février 2025
- à la Royal Opera House, Covent Garden (Londres) du 30 juin au 18 juillet 2025, avec l’Orchestra of the Royal Opera House
08 février 2025 | Imprimer
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