Siegfried aborde un demi-Ring à la Monnaie de Bruxelles

Xl_siegfried_pa_281_magnusvigilius_peterhoare__copyright_monikarittershaus © Monika Rittershaus

Oubliez tous vos questionnements sur d’éventuels liens avec les deux premiers opéras du Ring 23-25 de la Monnaie : Romeo Castellucci, à l’œuvre sur la première moitié – L’Or du Rhin (automne 2023) et La Walkyrie (janvier-février 2024) – a bien été enterré, au profit de Pierre Audi (comme annoncé en avril dernier). Nouveau concept, nouveaux décors, mais distribution prévue à l’origine, et toujours sous la direction musicale d’Alain Altinoglu. Top départ d’une demi-Tétralogie inédite pour le directeur du Festival d’Aix-en-Provence, qui avait déjà abordé l’intégralité du cycle au Dutch National Opera d’Amsterdam. On a forcément en tête les images de son prédécesseur ; il faut s’en affranchir. Désormais, le public est moins « actif » et la scène est plus « narrative », voire plus consensuelle. Il faut juste intégrer qu’on est en train d’assister à quelque chose de différent. Parce qu’on ne peut, en effet, pas cacher sa déception devant ce Siegfried peu ambitieux et pourtant plutôt convenable, au regard du peu de temps de travail qu’il a dû nécessiter… L’exploration orchestrale et le choix des voix réitèrent quant à eux l’enthousiasme dont on était pris lors de la saison 23-24, et sans doute même encore davantage sur cette production.


Siegfried - Théâtre Royal de La Monnaie - De Munt (2024) (c) Monika Rittershaus

Pierre Audi va dans plusieurs directions, sans trouver celle qui lui convient le mieux. D’abord grand garçon qui n’a pas vraiment grandi, Siegfried devient subitement self-made hero malgré lui. Jusque dans les changements de registres, le metteur en scène ne sait pas trop sur quel pied danser. L’hystérie cartoonesque à visée comique dans le rapport de haine entre un Siegfried en crise d’ado et un Mime en clown maléfique, se mue subitement en grand sérieux dans l’antre du dragon et au réveil de Brünnhilde. En solution de facilité, Pierre Audi semble avoir pensé à un décor unique avant d’y imaginer l’action. Une structure sphérique (à la fois abstraite et concrète) figure à la fois la forge de Mime et la grotte de Fafner, puis sa miniature – personnellement, on n’y a vu qu’un Ferrero Rocher pendant toute la représentation – est curieusement présente sur la montagne de Brünnhilde. Et les chanteurs sont censés se débrouiller avec le reste. Le metteur en scène n’échappe ainsi donc pas à l’écueil du catalogue d’images (bien mené, au demeurant) dans son univers post-steampunk sans que les personnages n’aient vraiment leur mot à dire, ni qu’un sens émerge. Nombreux sont les moments d’embarras (notamment au II et à la fin du III), et les pénibles vidéos introductive et conclusive d’enfants dessinant ou jouant l’histoire de Siegfried, assèneraient le coup de grâce si le métier de Pierre Audi ne ressortait pas çà et là. On a bien trouvé la définition de « sauver les meubles » !

Les quelques réserves qu’on avait à l’égard de la différenciation entre cordes et vents dans La Walkyrie n’ont plus lieu d’être. L’Orchestre symphonique de la Monnaie forme un vaisseau ultra-soudé, dont l’addiction auditive est le mot d’ordre. Aux motifs crispy des violoncelles répondent les gros bras martiaux du reste des instruments en une endurance de l’extrême. Plutôt que le déchaînement, Alain Altinoglu favorise l’adrénaline continue des textures – on ressent les veines de ce bras orchestral monumental –, qu’il sculpte de différentes manières ludiques, depuis le jeu d’arcade jusqu’à l’action-vérité. Cette direction musicale fait de la somme de ses éruptions un paysage de notes à part entière, à la mécanique dramaturgique complète. Son tsunami recouvre et enveloppe, donne naissance à un flux d’ostinatos dont le rythme fusionne en une harmonie. Le chef manie comme personne la température sous cette cocotte-minute de mythologie bouillonnante. Et s’il est parfois volontairement au-dessus des voix, c’est pour que l’étendue de timbres pénètre dans les pores du spectacle, et en particulier dans l’amour naissant et éternel qui lie Siegfried et Brünnhilde.


Siegfried - Théâtre Royal de La Monnaie - De Munt (2024) (c) Monika Rittershaus

Magnus Vigilius interprète le rôle-titre vocalement et physiquement en trois étapes distinctes. Pour la période « ado en crise », il opte pour une violence non-dissimulée et une projection revendicative qui portent tout à une incandescence virevoltante. Dans son cheminement de héros, au deuxième acte, il constitue les pièces d’un puzzle dans lequel il se met en danger, aborde la ligne avec plus de prudence, en bonne intelligence avec l’effritement de son monde affectif. Il saupoudre sa phase finale (la « mission ») d’une émission sanguine, mâtinée d’une légèreté juvénile, ou plutôt « non-vieillissante ». Son Siegfried réapprend l’expressivité de l’émoi avec un légato abolissant les frontières, dans son duo avec Brünnhilde. Celle-ci est retrouvée par Ingela Brimberg avec un peu plus de confiance que dans l’opus précédent, même si les premières notes monolithiques et fatiguées, qui ne se fondent guère à l’orchestre, n’augurent pas du meilleur pour son envol futur dans Le Crépuscule des dieux. Le splendide Wotan de Gábor Bretz continue à être d’une évidence absolue. Il hisse l’humanité de son Wanderer vers une magnificence de la ligne, et rapporte son statut de dieu à une classe naturelle, dans des cieux étendus. L’objectif du beau et de l’exemplaire est tenu haut la main. Peter Hoare (Mime) donne sa voix en spectacle dans la pulsion et l’impulsion, dans son double rôle de parent et de manipulateur. Grâce à la rondeur de la ligne, parfois dans son aspect exorbité, il croque ce personnage avec l’exagération qui le rend d’autant plus crédible. Scott Hendricks, affublé en Freddy Krueger d’heroic fantasy, use le cri, la grimace et le poing dans la phrase, qui transforme le ressentiment monstrueux en féconde matière de musique. Les graves durs et pénibles à atteindre de Wilhelm Schwinghammer empêchent Fafner de faire frissonner, quand l’Erda nourricière de Nora Gubisch et la Voix de l’Oiseau de la forêt, à la juste hauteur allégorique, de Liv Redpath, rééquilibrent avec bienveillance les rôles féminins.

Difficile de se dire que le voyage termine bientôt, alors qu’il a à peine commencé…

Thibault Vicq
(Bruxelles, 22 septembre 2024)

Siegfried, de Richard Wagner :
- à la Monnaie (Bruxelles) jusqu’au 4 octobre 2024
- diffusion en direct sur Auvio, Musiq3 et Klara le 25 septembre 2024

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