Après Les Huguenots de Meyerbeer en 2012, et avant Pénélope de Fauré la saison prochaine, Olivier Py confirme les liens étroits qui le lient à l'Opéra National du Rhin en montant, à partir du 26 avril, Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas. Nous avons recueilli ses impressions sur ce chef-d'œuvre du XXe siècle.
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Opera-Online : Que raconte pour vous l'opéra Ariane et Barbe Bleue de Paul Dukas ?
Olivier Py : Ariane et Barbe-Bleue est une œuvre de Maurice Maeterlinck, un poète qui ne ressemble à aucun autre, un poète qui parle très souvent du fait que nous sommes aveugles. C'est un poète sceptique, qui dit que nous ne savons pas, que nous ne comprenons pas. On est en 1907, et il a une sorte de prémonition que les temps à venir vont être des temps où l'humanité va être plongée dans le doute, l'inquiétude et l'angoisse. Il est contemporain des découvertes de Freud, pas seulement au niveau chronologique, mais aussi intellectuel. Je ne suis pas certain qu'il ait lu « De l'interprétation des rêves », mais son théâtre est un théâtre toujours onirique, dans lequel on ne sait pas si les personnages rêvent ou pas, dans lequel la réalité de l'histoire elle-même n'est pas tout à fait claire. Ariane, c'est une histoire mystérieuse, c'est la rencontre de deux traditions littéraires, celle du conte et de la mythologie grecque – c'est tout à fait étonnant comme choix et je crois même unique dans l'histoire de la littérature. Pour autant, ce n'est ni l'histoire de Barbe-Bleue ni celle d'Ariane à Naxos, c'est une histoire tout à fait libre, celle d'une femme qui vient libérer d'autres femmes qui sont prisonnières d'un homme, mais des femmes qui refusent cette délivrance. En termes psychologiques, on appellerait ça le Syndrome de Stockholm, en termes sociologiques, Le plafond de verre, mais dans tous les cas on assiste à un effondrement de la liberté, du politique, de tout ce qui faisait la perspective historique des Lumières.
Comment l'opéra de Paul Dukas a-t-il trouvé sa place dans la sélection d’ouvrages que vous avez déjà mis en scène ?
C'est un ouvrage que je ne connaissais pas avant de le voir à Paris. Je suis un grand maeterlinckien mais je ne connaissais pas bien Paul Dukas : j'avais monté Pelléas et Mélisande mais il s'agit là d'une œuvre différente car c'était la volonté de Maeterlinck d'en faire un opéra, pas celle d'un musicien comme pour Pelléas, et à bien des égards le livret est plus intéressant que celui de Pelléas, il est plus politique, plus philosophique, donc j'ai été émerveillé, ainsi que par la musique de Dukas, qui est une sorte de Wagner français. J'avais un enregistrement d'Armin Jordan que j'aime beaucoup, dont j'ai été proche peu avant sa disparition, et j'avais proposé à beaucoup de directeurs d'opéras de monter Ariane, avant de trouver enfin une oreille attentive avec Marc Clémeur (Ndlr : le directeur de l'Opéra National du Rhin).
Maître de l'orchestration, le compositeur Paul Dukas, est-il pour vous un classique, un néo-classique, un novateur ?
C'est vraiment la question à laquelle on ne peut pas répondre. Il n'est pas si novateur sur le plan harmonique, raison pour laquelle on l'a classé un peu trop vite dans les classiques, et pourtant sa recherche non pas sur l'harmonie mais sur le son lui-même a inspiré des compositeurs contemporains comme Gérard Grisey. On pourrait dire de Dukas qu'il n'écrit pas avec des notes mais avec des sons, et ça c'était une idée qui était tellement originale et neuve en 1907 qu'elle n'a été reconnue comme telle que plus tard, dans les années 70 ou 80.
Le théâtre de Maeterlinck n'est-il pas aujourd'hui, notamment avec ce texte passablement abstrait, quelque peu daté ?
Non, Maeterlinck est un poète d'exception, un des plus grands du XXe siècle. Je n'ai pas du tout l'impression que le texte ait vieilli. En général d'ailleurs, quand je monte un opéra, ce n'est pas pour dire du mal du livret, ce qui me semblerait une bassesse. Si je décide de monter Ariane ou La Force du destin, c'est que j'aime le livret. La plupart du temps quand on dénigre un livret, comme Le Trouvère que j'ai également monté, c'est par manque de culture. Pour comprendre ces livrets là, il faut connaître le théâtre espagnol, la question est de posséder les clés ou pas. Une grande œuvre ne passe de toute façon pas à la postérité avec un livret faible.
Comment présenteriez-vous la scénographie de votre spectacle ? Je me souviens de la mise en scène d'Ariane et Barbe Bleue de Ruth Berghaus au Châtelet, tout en blanc. La lumière est toujours une identité forte dans vos productions.
Oui, c'est vrai. C'est une scénographie assez binaire, avec un haut et un bas : un bas qui est une sorte de cave assez réaliste, et au dessus, le monde d'en haut, un monde onirique, mouvant, avec des images fortes et mystérieuses. On a travaillé avec Pierre-André Weitz sur ces deux niveaux, les femmes étant en bas et Barbe-Bleue en haut, ce qui nous a permis de le rendre plus présent que ce qu'il n'est vraiment dans l'œuvre. C'est un monde composé à la fois de forêts et de châteaux détruits, mais comme toujours dans le travail de Pierre-André, cela reste quelque chose d'extrêmement mouvant. C'est un spectacle à la fois sombre et spectaculaire. Le mieux pour parler de lumière, c'est d'avoir un endroit très obscur, c'est le principe même de la peinture de Soulages d'ailleurs. La poésie de Maeterlinck est une poésie de ténèbres, d'aveuglement et quelquefois de lumière, mais alors d'éblouissement. Quand la lumière est là, elle éblouit tellement qu'on ne voit rien. Bref, on ne peut rien savoir, on ne comprend rien. Chez Maeterlinck on ne comprend rien, ou plutôt on comprend qu'on ne comprend rien.
Cet Ariane et Barbe Bleue est quasiment un opéra sans hommes, où une femme - Ariane - domine par la seule force de sa volonté.
Oui, c'est un opéra sans homme quasiment. Barbe-Bleue chante huit répliques, plus la présence de quelques paysans, dont Ariane se moque d'ailleurs, et qui sont un peu ridicules dans leur prétention virile. Donc oui, c'est un monde extrêmement féminin. Barbe-Bleue ressemble beaucoup à Maeterlinck qui vivait lui-même dans un château obscur, avec probablement des gens autour qui se demandaient ce qu'il pouvait bien y faire, avec des fantasmes sur d'éventuelles orgies ou je ne sais quoi d'autre. Il a choisi de le rendre à la fois très présent dans l'oeuvre, puisqu'on n'y parle que de lui, et en même temps très absent effectivement. Je pense que c'était une bonne idée car Barbe-Bleue est le personnage de projection de tous les fantasmes, et il faut donc qu'il reste fantasmatique. C'est un personnage qui ne s'incarne pas vraiment.
Qu'est-ce qu'une mise en scène d'opéra idéale selon vous ?
L'opéra, c'est un art total. Donc le spectacle idéal, c'est celui où tout est réussi : une distribution parfaite, une orchestre merveilleux et où la mise en scène est à la fois inventive tout en mettant en valeur l'œuvre. Moi j'aime les mises en scène qui mettent en valeur les œuvres, je cherche toujours à magnifier les ouvrages que je propose. Même les chefs d'œuvres ont aussi leurs faiblesses, et il faut arriver à les magnifier. Cela dépend aussi du public, car il y a des questions temporelles, des choses qui ne sont pas comprises sur le moment et qui le seront plus tard. Et puis il ne faut pas oublier l'œuvre elle-même : ce qui fait le succès, c'est aussi et surtout l'œuvre elle-même.
Qu’est-ce que l’art lyrique vous a apporté et qu’a-t-il changé dans votre manière d’intervenir au plateau ?
Certainement, et pour commencer j'ai beaucoup appris des chanteurs. Elève au conservatoire de théâtre, j'allais à l'opéra et j'étais émerveillé par certains chanteurs. Je me disais qu'il fallait trouver l'équivalent lyrique dans le jeu parlé. J'ai cherché toute ma vie un équivalent lyrique pour le jeu dramatique et c'est beaucoup plus les chanteurs qui m'ont inspiré le jeu théâtral que l'inverse.
Olivier Py, à la question : « Quelle est votre profession », répondriez-vous toujours : « Poète » ?
Je suis toujours poète mais ce n'est pas ma profession. Ma profession, c'est directeur du Festival d'Avignon, et mon métier c'est metteur en scène. C'est un artisanat dans lequel je travaille depuis longtemps et dans lequel je crois. Mais ma vocation profonde est d'être un poète, c'est là que le sens de ma vie se perd ou se retrouve, c'est là que se situe mon aventure spirituelle.
Quels types de musiques vous nourrissent ?
Du lyrique bien sûr, du lyrique d'abord. Je suis assez fanatique de musique contemporaine aussi, celle des années 70/80. Et puis j'adore le jazz ainsi que la comédie musicale et la musique de cabaret, ce sont des musiques que j'écoute quotidiennement. Je suis émerveillé qu'on puisse arriver avec un simple piano, une contrebasse et une batterie à quelque chose qui pour moi est aussi important musicalement que Strauss ou Wagner. Ca continue à me faire monter les larmes immédiatement. La « pauvreté » - à la limite - du cabaret et du jazz est quelque chose dont j'ai besoin quand je sors d'un spectacle avec 80 musiciens dans la fosse.
J'attends toujours avec impatience votre mise en scène de Parsifal. Dois-je attendre encore longtemps ?
J'ai bien peur malheureusement. On m'a proposé quelquefois le Ring, mais là c'est beaucoup de travail et je ne sais pas si j'aurais la liberté nécessaire pour réaliser un tel projet dans les années qui viennent. Mais pour l'heure je vais faire Le Vaisseau fantôme à Vienne et j'ai aussi un projet de Lohengrin à La Monnaie de Bruxelles. J'ai donc quelques ouvrages de Wagner en vue, car la place historique et politique de Wagner est une chose qui continue de m'occuper énormément.
Et comment se porte Miss Knife ?
Et bien après 90 représentations un peu partout dans le monde, nous faisons une pause pour recréer un nouveau spectacle, d'ici un an ou deux, avec un autre répertoire. C'est passionnant mais c'est très dur - physiquement parlant - d'être sur les routes avec un spectacle de cabaret. Cela dit, je dois avouer que le contact direct avec le public me manque et que j'ai hâte de retrouver Miss Knife !
Propos recueillis par Emmanuel Andrieu
Olivier Py met en scène Ariane et Barbe-Bleue à l'Opéra National du Rhin, du 26 avril au 17 mai 2015
24 avril 2015 | Imprimer
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