Lors des recherches qu’il menait dans le cadre de la composition de son opéra Girls of the Golden West (2017), le compositeur John Adams dit avoir « découvert que l’œuvre de Shakespeare était une forme de divertissement populaire pendant la ruée vers l'or en Californie ». L’œuvre de l’un des plus grands poètes et dramaturges de l’histoire divertissait les foules de l’ouest sauvage. Une révélation pour le compositeur américain, lui ayant « ouvert l’appétit » et qui l’a poussé, dit-il, à se « lancer le défi risqué de mettre en musique non seulement la langue de Shakespeare, mais aussi les tours et détours de son approche dramatique ». C’est ainsi qu’en 2018, John Adams s’attelle à la composition de son opéra Antoine et Cléopâtre, adapté de la pièce à la fois intime et colossale de Shakespeare, qui met en scène les amours du général romain et de la reine égyptienne, mais se décline aussi sur trois continents avec une quarantaine de personnages, des intrigues politiques et une guerre antique marquant la naissance de l'Empire romain.
La metteuse en scène Elkhanah Pulitzer et la dramaturge Lucia Scheckner, qui ont collaboré avec John Adams pour écrire le livret (pour lap remière fois, le compositeur ne s'est pas associé à Peter Sellars), ont ainsi élagué significativement la pièce (pour les besoins de l’opéra, des événements et personnages secondaires ont dû être supprimés) et y ont réintégré aussi des extraits de textes classiques de Plutarque ou de L'Énéide de Virgile pour définir les personnages ou gagner en lisibilité. Après quatre ans de travail, Antony and Cleopatra a finalement fait l’objet d’une création mondiale l’année dernière à l’Opéra de San Francisco. Et à partir de ce 28 octobre, l'ouvrage traverse l’Atlantique pour être donné pour la première fois en Europe sur la scène du Gran Teatre del Liceu de Barcelone, dirigé par John Adams lui-même.
Pour l’occasion, Gerald Finley y retrouve le rôle d’Antoine qu’il a créé à San Francisco, mais face cette fois à la Cléopâtre de la soprano Julia Bullock – avec cette originalité que le rôle de la reine égyptienne a été écrit pour elle par le compositeur (elle assurait déjà la création du rôle-titre de Girls of the Golden West), mais qu’elle l’interprète pour la première fois, faute d’avoir pu participer à la création aux Etats-Unis pour cause de maternité (à San Francisco, c’était la soprano égyptienne Amina Edris qui créait le rôle).
Une histoire d’amour et de politique
La pièce de Shakespeare est particulièrement dense, et sans doute l’une des plus complexes et imposantes du dramaturge britannique. Elkhanah Pulitzer, Lucia Scheckner et John Adams en ont évidemment gardé les temps forts (engendrant ainsi un opéra qui fait la part belle à l’action plus qu’à l’introspection des protagonistes), mais se sont surtout focalisés sur la relation passionnelle des deux rôles titres.
John Adams : « Toute adaptation à l'opéra d'un texte célèbre est jalonnée de décisions difficiles et souvent douloureuses. Les compositeurs partent avec l'intention d'être absolument fidèles à l’œuvre originale, mais les préoccupations musicales et dramaturgiques s'y opposent irrémédiablement. C'est une affaire compliquée. Dans le cas contraire, le résultat final s’expose au risque d'être terne et rigide ».
Contrairement à Roméo et Juliette, par exemple, qui met en scène de jeunes amants innocents et pures, Antoine et Cléopâtre sont certes passionnés et consumés par l'amour et le plaisir, mais ils ont aussi vécu : lui est un général romain arrogant et sûr de lui, auréolé de ses anciennes victoires militaires pour la gloire de la République de Rome et qui s’empâte maintenant dans le confort égyptien ; elle est reine d’Egypte, séduisante et avisée, riche d’anciennes passions notamment dans les bras de Jules César dont elle a eu un enfant – un prédécesseur du jeune César de l’opéra. L’un et l’autre exercent le pouvoir, l’un et l’autre assument des responsabilités politiques ayant des répercussions sur l'ensemble du monde antique, mais cette expérience sera balayée par la passion qui conduira à un choc de civilisation entre Rome et l’Egypte – face aux appels à la raison (d’Etat) invoquée par un jeune César froid et pragmatique qui heurte son ego, le vétéran Antoine prendra la tête des armées égyptiennes contre Rome, dans une guerre qu’il perdra piteusement.
Au-delà du duo amoureux, John Adams étoffe également le rôle de César (créé par Paul Appleby) – le jeune Octave Auguste qui prendra plus tard le titre de César. En puisant son inspiration dans L'Énéide, John Adams fait du jeune César un égocentrique messianique, persuadé d’avoir été investi d’une mission par une puissance supérieure pour redresser un monde en perdition. Le compositeur y voit une figure moderne, qu’il compare aux gourous des nouvelles technologies de la Silicon Valley ou aux dictateurs impérialistes de notre époque – et qui ancre résolument l’opéra dans l’actualité.
Selon la metteuse en scène Elkhanah Pulitzer, Antoine et Cléopâtre s’impose ainsi comme opéra des antagonismes : l’intime contre l’Etat, la sphère privée contre la sphère publique, Rome contre l’Egypte et donc la République (en passe de devenir l'Empire) contre la monarchie, l’artifice de la gloire passée face à la réalité du présent... Sa mise en scène créée à San Francisco et reprise au Liceu de Barcelone s’inspire ainsi de l’âge d’or de l’industrie hollywoodienne des années 1930 – qui accessoirement a popularisé au cinéma l’amour tragique d’Antoine et Cléopâtre. Dans sa production, les deux protagonistes se vautrent dans le luxe et les paillettes des plateaux de cinéma avant d’être rattrapés par la réalité qui les conduira à la mort.
Le texte de Shakespeare sur la musique de John Adams
Au-delà du livret et des enjeux dramatiques d’Antoine et Cléopâtre, l’opéra est aussi (et surtout ?) une adaptation du texte de Shakespeare. Comment « mettre la musique au service de la langue » ? C’est la question que s’est posé John Adams et « après quarante ans de création », le compositeur concède « ne pas avoir de formule toute faite et c’est peut-être une bonne chose ». Il souligne néanmoins que « l’influence de la musique populaire américaine a sans doute eu un effet plus important sur ma façon de mettre la musique au service de la langue que tout ce que j'ai pu apprendre de la grande tradition classique européenne ». Quand il était jeune, sa mère écoutait Richard Rodgers et Oscar Hammerstein ou encore Cole Porter, Frank Sinatra ou Ella Fitzgerald. Autant de musiques pour lesquelles « le texte, la mélodie et l'harmonie étaient associés dans une parfaite unité ».
Il poursuit : « Je me rends compte aujourd'hui que dans mon propre traitement du texte, j'ai adopté ce même modèle, faisant écho non seulement au rythme de la phrase, mais aussi au son de chaque syllabe individuelle. Je n'ai jamais eu le moindre intérêt pour la fioraturaconventionnelle de l'opéra, pas plus que je n'étais enclin à utiliser les techniques vocales "étendues" virtuoses qui ont fait fureur dans les œuvres d'avant-garde du milieu du siècle dernier. Lorsque j'écoutais de nombreuses œuvres atonales classiques du XXe siècle – qu'elles soient de Schoenberg, Berg, Berio ou Boulez – leurs séquences souvent pénibles de sauts intervallaires, faciles à réaliser au piano, me communiquaient un sentiment de stress physique et émotionnel lorsqu'elles étaient chantées. Un tel traitement de la voix était nécessaire pour exprimer la folie ou des états émotionnels exagérés (dans Erwartung d'Arnold Schönberg, Wozzeck,ou Le Grand Macabre par exemple), mais il me semblait que l'anatomie des cordes vocales humaines s'accordait naturellement avec les lois acoustiques de la résonance, ce que nous appelons la tonalité dans la tradition occidentale. (...)
Shakespeare, bien sûr, est si intrinsèquement musical que les rythmes internes ne font que suggérer leurs propres formes mélodiques. Cela ne signifie pas pour autant que, pour mes oreilles américaines, tout se présente sous la forme d'unités symétriques bien ordonnées. J'entends ses textes d'une manière très différente de Haendel ou Benjamin Britten, par exemple. Nous, compositeurs, essayons tous de faire honneur au texte à notre manière, et la mienne peut souvent conduire les chanteurs au désespoir lorsqu'ils doivent faire face à de minuscules irrégularités dans la structure rythmique – des difficultés, je suis heureux de le dire, qui disparaissent généralement et semblent naturelles une fois que la musique a été intériorisée. »
Une lecture du texte et une mise en musique que John Adams avait déjà mis en œuvre dans son opéra Doctor Atomic, par exemple. Il y mettait en musique le sonnet de John Donne Batter my heart, three-person’d God, dans lequel les verbes monosyllabiques (knock, breathe, shine... break, blow, burn) lui évoquaient des coups de marteau et étaient traités comme tels dans l’opéra – même s’il raconte aussi avoir ainsi suscité l’ire d’un spécialiste de John Donne, lui reprochant d’avoir détruit la scansion du poème.
Dans le cas d’Antoine et Cléopâtre, selon John Adams, la structure de la pièce et le dynamisme du texte engendrent « une dramaturgie plus active » que dans ses précédentes œuvres, laissant moins de place aux arias introspectifs ou aux chœurs, au profit de davantage d’interactions rapides entre les personnages – ils évoquent moins leurs doutes ou leurs motivations et passent davantage à l’action, que le compositeur rapproche du modèle du « drame chanté » d’un Pelléas et Mélisande, par exemple. De quoi faire d’Antoine et Cléopâtre un « divertissement populaire » comme l’étaient les pièces de Shakespeare lors des hautes heures de la ruée vers l’or ? Peut-être. L’ouvrage se dévoilera quoi qu’il en soit en Europe pour la première fois sur la scène du Gran Teatre del Liceu, du 28 octobre au 8 novembre prochains. Les rôles titres y sont portés par Julia Bullock et Gerald Finley, aux côtés notamment de Paul Appleby dans le rôle de César.
Aurelien Pfeffer
26 octobre 2023
À venir :
- Création européenne d'Antony and Cleopatra au Gran Teatre del Liceu de Barcelone, du 28 octobre au 8 novembre
- Représentations à venir au Metropolitan Opera de New York
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