Attila, le fléau de Dieu

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Particulièrement populaire au milieu du XIXè siècle, notamment du fait de son sous-texte très politique en faveur du patriotisme et de l’unité de l’Italie (dont le compositeur devient une figure emblématique), l’Attila de Giuseppe Verdi s’est ensuite fait bien plus rare jusqu’à progressivement tomber dans un oubli relatif. L’Opéra de Monte-Carlo en redonne néanmoins une nouvelle production signée Ruggero Raimondi, du 22 au 29 avril, avec Ildar Abdrazakov ou Carmen Giannattasio, et nous en profitons pour revenir sur l’œuvre et son contexte tant historique que musical.

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Le nom d’Attila évoque immédiatement l’implacable cruauté d’un roi sanguinaire, « le fléau de Dieu », menant ses hordes de guerriers barbares à travers une Europe dévastée. Autour de cette personnalité farouche, inscrite en lettres de feu et de sang dans l’imaginaire collectif, Verdi a construit une œuvre forte, marquée par ses aspirations dramatiques et musicales, mais aussi politiques. Attila connaît d’emblée un immense succès en suscitant l’enthousiasme des partisans du « Risorgimento », conquis par l’élan irrésistible d’une musique qui exalte leurs idéaux patriotiques. La confrontation entre  envahisseurs et opprimés, comme l’entrelacement du destin collectif et des sentiments amoureux, montrent que Verdi désire renouer avec la veine patriotique de Nabucco (1842) et des Lombards (1843). Le fameux air d’Ezio « Resti l’Italia a me » (« Tu auras l’univers, mais qu’il me reste l’Italie ») allait galvaniser les foules jusqu’à la réalisation de l’unité italienne, événement après lequel cet opéra de jeunesse s’effaça peu à peu du paysage lyrique.

Du drame romantique  à l’opéra patriotique

A l’origine du neuvième opéra du jeune Verdi se trouve un drame allemand qui, d’après Madame de Staël, recelait des beautés pour plusieurs pièces de théâtre : Attila, König der Hunnen (1808)de Zacharias Werner (1768-1823). Cette œuvre  flamboyante au foisonnement shakespearien avait déjà tenté Beethoven à la recherche d’un livret d’opéra. Elle séduit d’emblée Verdi quand il la découvre à son tour au printemps 1844, au moment de la création d’Ernani  à la Fenice de Venise. Le musicien voit tout le parti qu’il peut tirer d’un drame où les dilemmes et les déchirements nés d’aspirations individuelles se mêlent aux impératifs dictés par l’intérêt collectif. L’épopée d’un des plus grands conquérants de l’histoire offrira des caractères et des situations d’un grand relief, propres à exalter le sentiment national italien.

Le 12 avril 1845 le compositeur envoie à Francesco Maria Piave (1810-1876) « l’esquisse de la tragédie de Werner » qui lui semble regorger de « choses magnifiques et pleines d’effets ». Verdi recommande à son librettiste de lire attentivement De l’Allemagne, l’essai écrit par Madame de Staël (1766-1817) en 1810 dans lequel se trouvent déjà formulées les théories essentielles du romantisme. C’est grâce à la lecture de  Madame de Staël que le musicien a découvert la captivante pièce de ce Werner considéré par la femme de lettres comme « le premier des écrivains dramatiques de l’Allemagne » après Schiller et Goethe. Werner excellait, selon elle, dans l’art de « répandre sur les tragédies le charme et la dignité de la poésie lyrique ».  Verdi insiste également  pour que Piave se fasse traduire le texte du dramaturge allemand afin qu’il puisse mieux s’imprégner de l’époque et des personnages. Ces recommandations prouvent à quel point Verdi était lui-même curieux de littérature étrangère ouvert qu’il était à toutes les influences de la culture européenne.

Malgré ce début de collaboration avec Piave, Verdi se tourne bientôt vers un autre librettiste, Témistocle Solera (1815-1878), complice de la première heure. Les deux hommes ont déjà travaillé ensemble pour Oberto (1839), et surtout Nabucco (1842), suivi de I Lombardi (1843) et Giovanna d’Arco (1845). Solera était sans doute plus à même de répondre au dessein de Verdi, désireux d’écrire un grand opéra historique qu’il pourrait proposer à l’Opéra de Paris. Mais le travail de Solera sera finalement interrompu par son départ pour Madrid où il suit sa femme, la chanteuse Teresa Rosmini. Et Verdi devra de nouveau faire appel à Piave qui achèvera le livret en remplaçant le grand chœur pompeux prévu initialement par une ultime et fulgurante confrontation. Cette initiative entraînera une brouille définitive entre Solera et le compositeur ! La création d’Attila a lieu le 17 mars 1846 à la Fenice. Si la première est un fiasco, le triomphe est total dès la troisième représentation. Attila part à la conquête de toute l’Italie puis, très vite, de l’étranger. Le résultat s’éloigne sans doute du projet initial conçu par le musicien qui rêvait d’un opéra grandiose au diapason du drame de Werner. Pendant qu’il écrivait sa partition commencée en septembre 1845, Verdi tomba gravement malade et certains journaux n’hésitèrent pas à annoncer sa mort : affligé d’une gastralgie aiguë, le compositeur dut en effet rester alité plusieurs semaines.

Comme à son habitude, Verdi a dicté ses volontés aux  deux librettistes. Il a pris le parti d’éliminer tout ce qui, dans le drame de Werner, relevait trop directement de l’univers cher au romantisme allemand. Attila, roi des  Huns  s’inscrivait dans le renouveau d’un folklore païen dont allait s’emparer Wagner. L’héroïne de Werner, Hildegonde, blonde amazone arborant fièrement casque et épée, annonce les Walkyries. Celle qui apparaît comme une sœur de l’Ortrud de Lohengrin (1850) devient chez Verdi une Odabella animée par le salut de la patrie et la défense de Dieu. Transformant profondément la pièce de Werner, Verdi acclimate aux chaudes et nettes couleurs du Sud ses héros venus des brumes du Nord. Alors que la saga germanique faisait d’Attila un héros positif, le musicien le ramène à la légende noire du « fléau de Dieu » opposé aux personnages porteurs des vertus italiennes : Odabella, Foresto et Ezio. Ce dernier, peu flatté dans le drame de Werner, doit incarner chez Verdi la figure du patriote face à l’envahisseur. Pour achever de conquérir son public, Verdi ajoute quelques scènes comme celle de la fondation de Venise dans le prologue tandis que Foresto compare la patrie à un phénix (« fenice »). Le public ne s’y trompe pas en repérant les principaux slogans du « Risorgimento » disséminés dans tout le cours du texte. Dès le Prologue, la cabalette de Foresto donne le ton : « Cara patria, già madre e rena » (« Patrie bien-aimée autrefois mère et reine »). Verdi apparaît désormais comme une des figures emblématiques du patriotisme italien même si dans ces opéras de jeunesse la pensée politique se réduit à quelques slogans porteurs d’espoir. Sa musique galvanise l’énergie des patriotes qui feront de son nom un cri de ralliement symbolisant la liberté et l’unité. Au moment où les partisans du « Risorgimento » combattaient pour l’unification de l’Italie sous la bannière du roi Victor Emmanuel de Savoie, on voyait fleurir sur les murs des « Viva V.E.R.D.I » qui saluaient le compositeur acquis à la cause du « Risorgimento » mais qui signifiaient surtout, en jouant de l’acronyme, Viva Vittorio Emmanuel Rè De Italia…

A la recherche d’une nouvelle formule

Nabucco, I Lombardi, Ernani : les succès accumulés ont fait de Verdi un compositeur en vogue, un musicien constamment recherché et adulé qui doit désormais répondre sans relâche aux sollicitations du public et des directeurs d’opéra. Verdi lui-même appellera cette époque ses « années de galère », durant lesquelles il composera onze opéras en huit ans ! Attila s’inscrit dans cette période où se côtoient des ouvrages de qualité inégale. Et si le public l’a apprécié dès sa création, la critique, elle, ne l’a pas épargné. Elle a toujours trouvé d’inacceptables défauts à cet opéra de jeunesse. Le célèbre musicologue Julian Budden, grand spécialiste de Verdi, ne ménage pas ses propos : « C’est le plus lourd et le plus bruyant de tous les opéras de la période du Risorgimento (…) Tout plâtré de couleurs intenses et criardes, plein d’effets théâtraux sans profondeur et doté d’un nombre excessif de cabalettes impétueuses ». Et pourtant, Julian Budden ajoute : « Parmi toutes les tentatives de Verdi jusque-là de faire dans le genre grandiose, aucune ne révèle une aussi grande cohérence de langage (…) Chaque air est un archétype de la première manière du compositeur ».

Ainsi on peut à la fois reprocher à Attila un manque d’innovation et une lourdeur presque caricaturale tout en y percevant les prémices d’un renouvellement. Le compositeur se cherche à travers un genre, celui du drame romantique et héroïque, en élaborant la formule de ce qui deviendra le mélodrame verdien. L’action se resserre  autour de personnages emblématiques dont les contours sont fortement dessinés : le héros généreux et patriote, le rival ou le traître déterminé, l’amante déchirée entre passion et devoir. Le chant sera désormais au service du drame tout en respectant les règles et les séductions du « bel canto » comme  en témoigne l’ajout d’un personnage, Foresto, le fiancé d’Odabella. Pour se conformer à la nécessité d’avoir un ténor amoureux face à la soprano, Verdi et Solera créent ce personnage apparemment accessoire. Les deux amants doivent composer avec Attila, basse, et Ezio, baryton, un quatuor traditionnel dans l’opéra italien. Foresto apparaît bien comme un rôle « obligé » mais les deux airs magnifiques que lui octroie Verdi, dépassent le simple plaisir du « beau chant ». La cavatine « Ella in poter del barbaro » avec sa fameuse cabalette « Cara patria » et la  romance de l’acte trois donnent une véritable épaisseur dramatique à Foresto. C’est pourquoi un ouvrage comme Attila exige le talent d’interprètes exceptionnels capables de servir au plus haut niveau l’équilibre recherché entre chant, construction dramatique et orchestre. La richesse d’invention de l’orchestration est aussi une des composantes caractéristiques d’Attila, comme en témoignent  le splendide et sombre Prélude ou encore la belle description, au second tableau du Prologue, des ténèbres s’estompant devant la lumière resplendissante de l’aurore.

Attila, tyran barbare ou roi sacrifié ?


Attila déroule la toile de fond grandiose de l’épopée sur laquelle se détachent les contours puissants de caractères plus nuancés qu’il n’y paraît de prime abord. La fougue des personnages semble exaltée par l’irrésistible élan des chœurs.  Les « effets » auxquels recourt le compositeur sont peut-être trop voyants et  trop bruyants mais ils sont d’une redoutable efficacité. La première apparition d’Attila est saisissante : il descend de son char acclamé par le fracas d’un chœur « barbare » qui salue en lui « le roi des mille forêts, ministre de Wodan, dont l’épée est une comète sanglante ». Cette entrée, effectuée dans une grande débauche de rythmes martelés, est bientôt interrompue par une Odabella véhémente, littéralement enflammée par l’amour de la patrie.  Ce personnage s’inscrit dans la tradition de la vierge guerrière qui va de la Penthésilée d’Homère à la Bradamante de l’Arioste, en passant par la Camille de Virgile. Verdi avait déjà puisé à cette source avec l’Abigaille de Nabucco (1844) et l’héroïne de sa Giovanna d’Arco (1844). L’entrée en scène d’Odabella annonce celle de Lady Macbeth dans l’opéra qui suivra Attila,  Macbeth (1847).

Cependant Odabella ne va pas se limiter à ce registre guerrier et vengeur. Après s’être signalée par la véhémence de son chant qui culmine au contre-ut pour redescendre vers le  si grave du registre, Odabella va déployer une caressante tendresse dans son air du premier acte, « Liberamente or piangi », comme dans ses duos avec Foresto. Le personnage est fait de contrastes étonnants comme l’indique sa vocalité ambivalente, allant du plus pur aigu au grave intense. Le rôle constitue donc un défi pour l’interprète.

Face à Odabella, Attila n’en est pas moins surprenant comme nous le révèle l’écriture du rôle. Attila est un baryton-basse qui doit être capable de vocaliser et de briller par ses aigus. Alliant la maîtrise du chant belcantiste à l’expressivité voulue par Verdi, Samuel Ramey a largement contribué à la redécouverte d’Attila commeBoris Christoff ou Ruggero Raimondi. Verdi nous donne à entendre un « tyran » bien éloigné de son habituelle légende sanglante. Si les apparences sont respectées, le compositeur les détourne jusqu’à nous offrir l’image d’un souverain loyal, impitoyablement sacrifié à la fureur vengeresse de ses ennemis qu’il avait pourtant sauvés. Toute l’ambiguïté d’Attila se manifeste dans cette scène centrale du premier acte où Verdi invente un nouveau genre de récit pour décrire le cauchemar du roi. Le chant se brise et s’altère en d’incessantes modulations dans l’évocation hallucinée du rêve prémonitoire. Ce procédé du rêve, qui devient réalité dans la suite de l’action dramatique, sera  largement utilisé dans l’opéra romantique. On le retrouve fréquemment chez Wagner, du Hollandais venant réaliser le rêve de Senta à Lohengrin celui d’Elsa.

Fragilisé et désorienté, Attila reste profondément terrorisé par l’apparition d’un vieillard qui lui intime de laisser Rome, la patrie des dieux. Que reste-t-il du guerrier impitoyable ? Attila n’a-t-il pas déjà été subjugué par Odabella qui va lui inspirer des sentiments d’une grande naïveté ? Il lui a généreusement confié son épée sans soupçonner l’étendue de sa haine. Le moment venu elle n’hésitera guère à la brandir contre lui, son futur époux. Elle tuera sans pitié celui qui l’admirait au point de vouloir en faire son égale. Ainsi, en une sorte d’étonnante inversion des valeurs, Verdi fait d’une femme une meurtrière inflexible tandis que le tyran est dépeint sous les traits d’un roi trahi et sacrifié.    

Catherine Duault

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