Lors de sa création en 1838, Benvenuto Cellini, l’opéra d'Hector Berlioz inspiré des mémoires de l’orfèvre éponyme, connu un échec cuisant que le compositeur qualifia lui-même de « chute éclatante ». L’œuvre sera remaniée par Franz Liszt pour connaitre davantage de succès, mais encore aujourd’hui, elle est rarement donnée, peut-être du fait de sa complexité. L’Opéra de Paris la programme néanmoins, avec notamment John Osborn et Pretty Yende, dans une mise en scène folle et bouillonnante signée Terry Gilliam, l’ancien Monty Python qui rêvait d’adapter l’œuvre au cinéma.
Pour mieux l'appréhender, nous revenons sur la genèse (compliquée) du Benvenuto Cellini de Berlioz.
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Benvenuto Cellini est un des opéras les plus méconnus du répertoire romantique français. Les rares initiatives entreprises pour sortir l’ouvrage de l’oubli confirment une fois de plus qu’Hector Berlioz est « le plus grand musicien anglais », comme on a coutume de le dire ironiquement. Jusqu’à une période relativement récente, il n’existait qu’un seul enregistrement de Benvenuto Cellini, celui que réalisa en 1972 un éminent chef berliozien, Sir Colin Davis. On disposait aussi d’une captation en direct, témoignage d’un concert donné au Royal Festival Hall en 1964 avec l’orchestre de la BBC placé sous la direction d’Anton Dorati : tout était entièrement chanté en anglais ! Plus près de nous, en 2004, l’américain John Nelson a enregistré une belle version de cet ouvrage mal-aimé qui n’arrive pas à s’imposer sur les grandes scènes lyriques. Quelles sont les raisons de ce manque d’intérêt persistant ?
On peut avancer que c’est un ouvrage trop foisonnant qui a connu de surcroît de nombreux remaniements susceptibles de nuire aussi bien à la dynamique de l’intrigue qu’à l’établissement d’une partition de référence. Suivant la voie tracée par Victor Hugo dans sa célèbre préface de Cromwell (1827), Berlioz pratique avec brio le mélange des genres en alternant le sublime et le grotesque, le tragique et le comique, l’intime et le grandiose. Mais le public va se montrer plus que réticent devant cet exercice d’équilibre entre la vivacité de l’opéra-comique, et le souffle épique du « Grand Opéra » qui régnait en maître dans les années 1830. Les changements d’atmosphère et de tempo accentuent la grande difficulté d’exécution qui est la marque de cet ouvrage inclassable, « diablement vivace » avec son « averse de jeunes idées », comme l’écrit le musicien lui-même. Certains défauts peuvent apparaître aujourd’hui comme autant de qualités justifiant la redécouverte de Benvenuto Cellini quidonne une vision sublimée de l’artiste, être hors du commun capable de vaincre tous les obstacles pour créer un chef-d’œuvre immortel. Dans ses Mémoires, Berlioz évoquait avec amertume et regret son ouvrage incompris :
« Je viens de relire ma pauvre partition et je ne puis m’empêcher d’y rencontrer une variété d’idées, une verve impétueuse et un éclat de coloris musical que je ne retrouverai peut-être jamais et qui méritaient un meilleur sort ».
Un héros romantique pour conquérir le monde lyrique
En 1834, Hector Berlioz (1803-1869) envisage de composer un opéra-comique adapté des Mémoires du célèbre orfèvre et sculpteur Benvenuto Cellini (1500-1571), figure emblématique de la société italienne de la Renaissance. Ce récit autobiographique semé de péripéties dignes d’un roman de cape et d’épée, connaît un grand succès depuis sa première parution en 1728. De nombreuses traductions ont rendu célèbre dans toute l’Europe un artiste qui semble être le type même du héros romantique. Cellini est à la fois un aventurier sans scrupules et un artiste de génie prompt à affirmer son indépendance face aux puissants qu’il traite avec une superbe insolence. Persécuté, emprisonné et parfois victime de tentatives d’assassinat, Cellini manie le poignard ou le burin selon les circonstances mouvementées de sa vie flamboyante.
L'orfèvre et sculpteur Benvenuto Cellini
Persée tenant la tête de Méduse
Le futur opéra révèlera l’influence prégnante de l’Italie, sensible aussi bien dans l’invention rythmique que dans la richesse des coloris orchestraux qui apparentent l’ouvrage à Harold en Italie (1834).
Quel meilleur personnage aurait pu choisir Berlioz au moment où il désire se lancer dans « cette grande affaire qui déciderait de son existence d’artiste tout entière », c’est-à-dire l’écriture d’un opéra ? Car si, à vingt-sept ans, le musicien est entré avec éclat dans la vie musicale en s’imposant par sa Symphonie Fantastique (1830), il lui manque toujours la reconnaissance du monde lyrique. Après plusieurs projets sans lendemain, Berlioz a réussi à mener à bien Les Francs-juges (1825-1826). Refusé partout, ce premier opéra n’a survécu qu’à travers son ouverture et un fragment de La Symphonie Fantastique. Berlioz compose, organise des concerts, souvent avec le soutien de Liszt dont le nom est déjà illustre. Il connaît quelques satisfactions artistiques, comme la rencontre avec Paganini. Le virtuose, séduit par son originalité, lui commande une œuvre pour alto et orchestre : ce sera Harold en Italie (1834). Parallèlement, Berlioz mène une activité de critique musical en collaborant notamment au Correspondant et au Journal des débats. Mais le compositeur voudrait être reconnu dans ce qui est alors le temple qui fait les réputations : l’Opéra de Paris. Le chemin sera très long et semé d’embûches.
On a souvent souligné l’importance du rôle d’Alfred de Vigny (1797-1863) dans le choix de Berlioz, auquel le poète aurait fait découvrir les Mémoires de Cellini. Lors de son séjour à la Villa Médicis, en 1831 et 1832, le musicien avait déjà eu l’occasion de voir à Florence la fameuse statue de Persée tenant la tête de Méduse. Ce chef-d’œuvre de la Renaissance se trouve encore aujourd’hui sous la loggia dei Lanzi, sur la Piazza della Signoria, où il a été inauguré en 1554. Véritable prouesse technique, la statue de bronze demanda près de neuf années de travail à Benvenuto Cellini. Quand les liens entre Berlioz et Vigny se sont resserrés au cours de l’hiver 1833-1834, on peut supposer que le poète fit découvrir au musicien tout l’intérêt du personnage de Cellini, acteur majeur d’un XVIème siècle bouillonnant de vie. Berlioz a d’ailleurs déclaré plusieurs fois que Vigny avait participé à la rédaction du livret de Benvenuto Cellini.
Des Mémoires à l’Opéra
C’est à Auguste Barbier (1805-1882) et Léon de Wailly (1804-1864) que Berlioz confie la rédaction du livret de son nouvel opéra. L’essentiel de l’intrigue et les principaux personnages sont nés de l’imagination des deux librettistes, probablement secondés par Alfred de Vigny. Si le livret prend beaucoup de liberté avec la réalité historique en réunissant des éléments parfois contradictoires, on trouve au cœur de l’opéra, un épisode authentique, c’est celui où Benvenuto Cellini fond son étonnante statue.
Le personnage de l’orfèvre s’éloigne par certains aspects du portrait qui ressort de la lecture des Mémoires. Le véritable Cellini n’avait rien d’un amoureux passionné et il était surtout sensible aux charmes de ses modèles féminins et masculins. L’intrigue amoureuse avec Teresa, la fille du trésorier pontifical Balducci, est donc une pure fiction satisfaisant aux conventions de l’opéra, de même que le rival du sculpteur, le ridicule Fieramosca, n’existe que pour mieux nous installer dans le registre de l’opéra-comique. La veine comique est également développée par les prétentions déplacées de Balducci, et par les surprenants écarts de langage du Pape – ce qui conduit Berlioz à le distribuer en basse bouffe. La fin heureuse qui voit Cellini obtenir la main de Teresa grâce à sa réussite artistique atteste qu’un être de génie parvient à dépasser les clivages sociaux.
Berlioz a-t-il souhaité se peindre sous les traits de son héros si parfaitement romantique ? La question a souvent été posée. Il est vrai qu’auparavant peu d’opéras avaient pour protagoniste un artiste contraint de défendre la grandeur de sa mission et la noblesse de son art face à d’insupportables et médiocres incompréhensions. Le sujet est d’une grande nouveauté sur la scène lyrique. Cellini est-il le symbole d’une création artistique menacée par un pouvoir abusif ? Est-il vraiment indispensable de considérer un personnage de fiction comme le fidèle reflet de la personnalité de son créateur ? En août 1835, Henri Duponchel (1794-1868) devient directeur de l’Opéra, et il accepte le livret de Benvenuto Cellini qui a été refusé par l’Opéra-Comique. Mais Duponchel écarte la possibilité d’un grand opéra en cinq actes avec ballet, et il demande à Berlioz d’écrire un opéra-comique en deux actes. Cette exigence amène le compositeur à devoir se recentrer sur la problématique de l’artiste incompris et haï parce qu’il est hors norme et indomptable. Berlioz ne peut plus se lancer dans une de ces grandes fresques historiques qui triomphent alors sur la scène de l’Opéra.
Berlioz se met au travail à la fin de janvier 1836. Il compose l’essentiel de l’ouvrage en à peu près onze mois en empruntant plusieurs éléments à ses œuvres précédentes comme sa Messe solennelle (1824) ou son premier opéra jamais donné, Les Francs-juges (1826). Le musicien travaille à l’instrumentation de son nouvel ouvrage tout au long de l’année 1837, ne s’interrompant que pour une commande de l’Etat, celle d’un Requiem destiné à célébrer le général Mortier, tué durant le fameux attentat de Fieschi, ainsi que les victimes de la Révolution de juillet. Finalement c’est pour les obsèques du général Damrémont, tué lors du siège de Constantine, que l’œuvre est créée à l’église des Invalides, par quelque cinq cents exécutants qui donnent à Berlioz la possibilité de déployer avec toute la théâtralité souhaitée ce flamboiement musical qui l’habite. Le succès est à la mesure des moyens engagés. C’est sur la lancée de ce triomphe que Berlioz crée Benvenuto Cellini, le 10 septembre 1838 : hélas, c’est cette fois un échec total – en dépit des soutiens d’un Liszt ou d’un Paganini.
Une « chute éclatante »
Benvenuto Cellini figure en bonne place au palmarès peu enviable des échecs retentissants. La critique impitoyable assura au malheureux compositeur une « chute éclatante », selon ses propres termes.On fustigea un livret comparé à une « vulgaire et grossière parade » tandis que la musique apparaissait comme le « nec plus ultra du bruit ». Difficile pour un musicien d’être plus incompris !
Après seulement trois représentations, le créateur du rôle-titre, le ténor Gilbert-Louis Duprez (1806-1896) déclare forfait provoquant l’annulation des représentations suivantes. Dans ses Souvenirs d’un Chanteur, il écrira : « Lorsqu’on s’embrouille dans cette musique compliquée et savante, il n’est pas facile de se retrouver ». Le rôle réclame une voix de ténor brillante, à la fois agile et légère, capable de donner tout son développement à l’expression dramatique du personnage. Au XXème siècle, Alain Vanzo interprétera Cellini en expliquant simplement : « Comment ai-je travaillé le rôle ? J’ai regardé la partition, ses extrêmes, et l’ai tout de suite acceptée. Certes, la tessiture est tendue (…) mais cela ne m’a pas effrayé du tout. Il ne faut pas se plaindre d’être ténor ! ».
Après le départ de Duprez, un autre ténor assure une quatrième représentation, puis on ne donne plus que trois fois le premier acte associé à un ballet. Ce n’est qu’en 1844 que Berlioz reprend la musique du deuxième tableau dans l’ouverture du célèbre Carnaval romain.
Quelle déception pour le compositeur qui s’engage alors dans un exigeant travail de révision avec la volonté affirmée d’éliminer les « défauts » tout en renforçant l’efficacité dramatique de l’intrigue. Ce qui fait que l’on ne peut considérer comme définitive aucune des différentes versions dont nous disposons. De 1834 à 1839, puis ensuite, à nouveau, de 1852 à 1856, le compositeur travaille à « améliorer » sa partition.
En mars 1852, Benvenuto Cellini renaît à Weimar grâce à Liszt, ami et soutien d’Hector Berlioz. Avec l’accord du compositeur, Liszt élague l’ouvrage qui se révèle trop touffu ; de multiples péripéties, pour la plupart comiques, nuisent à la clarté de l’intrigue, et risquent de heurter les goûts du public allemand. La première version parisienne créée en 1838 laisse place à une version nettement plus courte et nettement moins comique. On distingue trois versions : « Paris 1 » correspond aux répétitions de 1838 ; « Paris 2 » est la forme adoptée après les représentations de 1838-39 ; et « Weimar » est la version publiée en 1856. Entre ces trois formules, il existe encore des états intermédiaires. Il est certain que cette situation particulière ne facilite pas l’exécution de l’ouvrage.
Deux grands tableaux
Deux moments-clef de Benvenuto Cellini nous font entrer de plain-pied dans l’univers du Grand Opéra. Il s’agit du carnaval du premier acte et de la scène finale qui constitue un des sommets de la partition. Le spectateur est entraîné dans un véritable maelström d’émotions musicales. La dynamique théâtrale est portée par une musique d’une inépuisable imagination rythmique et orchestrale. Le compositeur apporte des solutions inédites au traitement de ces grands tableaux pleins de mouvement et de couleur qui caractérisaient des ouvrages comme La Muette de Portici (1828) d’Auber, le fondateur du « Grand Opéra ». En réalisant la synthèse du théâtre et de la musique, Berlioz ouvre de nouvelles perspectives à l’opéra romantique. Pour se mesurer à des œuvres comme Les Huguenots (1836) de Meyerbeer qui régnait en maître sur le public de l’époque, Berlioz déploie des fresques spectaculaires tout en respectant les exigences de la vraisemblance. Ainsi, il exploite la convention en vigueur à l’Opéra de Paris selon laquelle tous les ouvrages devaient comporter un ballet en l’intégrant parfaitement à l’action dans les réjouissances du Mardi gras. Berlioz utilise aussi finement le procédé du « théâtre dans le théâtre » avec la pantomime où Balducci est ridiculisé. Très rapidement se succèdent une rixe, un meurtre, l’arrestation de Cellini et son évasion favorisée par l’obscurité qui fait se bousculer une foule déboussolée.
Lors des premières répétitions de l’ouvrage, la scène du carnaval devait provoquer l’inquiétude des choristes, effrayés par l’étonnante virtuosité de la partition. Liszt affirmait « pour la première fois la populace fait entendre sa grande voix en musique ». La fête populaire n’est plus seulement un élément superficiel et décoratif mais elle devient un véritable moteur du drame.
Si Benvenuto Cellini n’a jamais été beaucoup donné c’est sans doute en raison de sa profonde originalité alliée à une grande difficulté d’exécution pour les chanteurs comme pour l’orchestre. Les fulgurances de l’inspiration, l’allégresse contagieuse de l’invention rythmique, la virtuosité de l’écriture orchestrale peuvent dissuader de s’engager dans cette « averse de jeunes idées » que décrivait le compositeur lui-même. Il est temps aujourd’hui de redécouvrir un opéra dont le seul tort est peut-être d’avoir été trop en avance sur les attentes du public.
17 mars 2018 | Imprimer
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