Bernard Foccroulle : « Il y a mille manières d’être dépositaire d’une vérité, et de ne pas être entendu »

Xl_bernard-foccroulle_cassandra_journal-dhelene-berr © P. Victor

Qu’on le connaisse sous sa casquette d’organiste, de musicologue, de compositeur, de président du jury du Concours Reine Elisabeth cette année, ou d’ancien directeur du Théâtre royal de la Monnaie (1992-2007) et du Festival d’Aix-en-Provence (2007-2018), Bernard Foccroulle compte à divers niveaux dans le monde musical. Le Journal d’Hélène Berr, d’après les écrits d’une étudiante parisienne juive sous l’Occupation, vient d’être créé avec La Belle Saison par la mezzo-soprano Adèle Charvet, la pianiste Jeanne Bleuse et le Quatuor Béla. Son premier opéra, Cassandra, sur un livret de Matthew Jocelyn, où il sera question d’activisme écologique et de mythologie, ouvrira la saison 23-24 de la Monnaie. Discussion sur la musique d’aujourd’hui et sur les combats de demain.

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Dans votre note d’intention du Journal d’Hélène Berr, vous dites « faire acte de mémoire et de résistance contre les amnésies ». Votre musique est-elle un acte militant ?

Bernard Foccroulle : Je ne parlerais pas d’ « acte militant ». Ici, c’est plutôt le sentiment d’être traversé par le désir de rendre, partager, faire ressentir une mémoire vivante. Nous, artistes, sommes en permanence occupés à créer des liens avec nos contemporains, entre les générations passées et présentes, voire futures. Et on ne peut pas ne pas être conscient que ce témoignage exceptionnel a une portée particulièrement intense à notre époque. Je suis frappé aujourd’hui de la montée épouvantable de l’antisémitisme, mais aussi de toutes les formes de racisme qui fleurissent malheureusement en France, en Europe et au-delà, y compris dans des pays qui en ont souffert. Le Journal d’Hélène Berr est une œuvre qui invite à se questionner.

Dans vos œuvres vocales, vous avez puisé chez Rilke, De Luca, Verlaine, Dante, Hélène Berr. Le texte doit-il avoir pour vous une résonance contemporaine ?

Oui, mais La Divine Comédie de Dante est pour moi l’un des plus beaux textes qui soient, même s’il n’a pas une résonance actuelle pour la majorité de nos contemporains. Au-delà de la mémoire, il est plutôt traversé par le rapport entre les morts et les vivants. Avec Le Journal d’Hélène Berr, c’est entre cette personne qui n’est plus parmi nous et le vivant que je suis aujourd’hui. Il y a dans La Divine Comédie un rapport au monde, à l’univers et aux éléments, une dimension visuelle incroyablement riche qui me porte en tant que musicien. J’ai parfois l’impression que ce sont les textes qui me choisissent. Pourquoi, tout à coup, choisit-on Rilke, Dante ou Hélène Berr ? Le Quatuor Béla m’avait invité à écrire une pièce pour lui. Je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait être. Et en lisant Le Journal d’Hélène Berr, c’est devenu une évidence. Est-ce moi qui suis allé chercher le Journal ou est-ce le Journal qui s’est trouvé sur ma route ?

Dans la musique du Journal d’Hélène Berr, avez-vous voulu faire sentir une époque, le papier, le témoignage, à travers la prosodie ?

« Ma première priorité, avant même la prosodie, c’était que la mise en musique du texte permette à l’auditeur de le comprendre. »

Ma première priorité, avant même la prosodie, c’était que la mise en musique du texte permette à l’auditeur de le comprendre. Je n’avais pas envie d’une œuvre qu’on ne puisse suivre qu’à travers des surtitres. J’ai donc choisi des moments distincts : où le texte est dit sans musique, où la musique arrive en soutien du texte parlé, et où la voix s’élève et le texte devient musicalisé. Le medium-grave de la voix reste très perceptible. Dans l’aigu, il y a une zone où la compréhension du texte est un peu en recul. Cela ne me dérange pas que la compréhension passe parfois au deuxième plan, quand l’émotion prend le relais. Dans la musique vocale, comme dans les Passions de Bach, il y a souvent un moment où la musique va dans un « au-delà » du texte. Rilke dit d’ailleurs que « la musique est l’au-delà de la parole ». Il faut accepter cet au-delà, mais il n’y a pas d’au-delà possible de la parole s’il n’y a pas au départ de parole compréhensible.

Est-ce cette « traduction » que vous avez recherchée en collaborant avec les librettistes Martin Crimp et Matthew Jocelyn, respectivement sur Zauberland, Le Pays enchanté, et Cassandra ?

Ce sont des auteurs vivants, leurs textes n’existaient pas avant que nous ne commencions à rêver ensemble à un projet. La suite s’est construite en un passionnant dialogue. Avec les auteurs morts, même si leur œuvre continue à vivre, j’ai toujours tenté de ne pas intervenir sur le texte autrement qu’en le choisissant ou qu’en allant y chercher des fragments, de façon très respectueuse et précautionneuse. À chaque fois, il faut se demander comment la musique va dialoguer avec le texte, comment le texte va porter la musique. Le texte est un support d’images. Quelle que soit la langue, je commence souvent par la prosodie, par me rapprocher de ce qui me semble naturel dans la manière de parler une langue, avant même la musique et l’instrumentation. Le matériau du texte est prégnant aussi dans ce qui se trouve entre les mots, dans l’expérience transmise par l’auteur. En tant que compositeur, je donne une interprétation d’un texte, qui sera ensuite reprise et amplifiée par les chanteurs, les instrumentistes, le chef d’orchestre, le metteur en scène. C’est une étape parmi beaucoup d’autres qui vont suivre, au même titre que la manière dont les spectateurs vont se projeter dans cette aventure.

En tant qu’ancien directeur d’opéra, avez-vous davantage conscience pendant la composition de ce qu’est une musique qui « fonctionne » sur scène pour un public ?

« (...) la plupart du temps, et beaucoup plus souvent qu’on ne le croit, ce sont les bons textes qui sont à la base des bons opéras. »

Oui et non. Une bonne partie de ce processus est intuitive. Quand on compose, on n’est heureusement pas dans un processus d’auto-analyse permanent ! Par ailleurs, j’ai pu vérifier que la plupart du temps, et beaucoup plus souvent qu’on ne le croit, ce sont les bons textes qui sont à la base des bons opéras. J’ai aussi remarqué que si un chanteur est davantage porté par le sens textuel et scénique de ce qu’il chante que par la seule production du son, alors une énergie se développe, et cela va toucher le public. Il me semble important que l’interprète ait la liberté de pouvoir s’approprier l’œuvre. S’il est confronté à une considérable difficulté rythmique, d’intonation, d’intervalles distendus, ce qui était un peu le cas dans la musique de la deuxième moitié du XXe siècle, quelque chose ne va pas fonctionner. À moins que le but ne soit là, et on est dans le travail magnifique de Luigi Nono dans Prometeo, sorte de contemplation d’une non-communication. Moi, j’ai plutôt envie de développer des formes impliquant une forme de communicabilité avec le public.

Cela requiert-il une nouvelle forme de collaboration dans le processus d’écriture ?

Pendant mes années de direction d’opéra, j’ai été frappé par le mode de production de l’opéra contemporain, encore trop souvent très « traditionnel » : on passe commande à un compositeur, qui revient deux ou trois ans plus tard avec la partition ; entretemps, la maison d’opéra construit une distribution, avec un chef et un metteur en scène, sans relations entre ces différents pôles de création. Tout se construit selon une routine qui peut fonctionner pour le grand répertoire, mais pas du tout pour l’opéra contemporain.

« Il ne faut pas scinder le monde de l’opéra entre, d’un côté, un compositeur, et de l’autre, l’institution. J’aime beaucoup travailler avec les chanteurs, qu’ils puissent s’approprier le projet en amont. On n’écrit pas pour des voix standard, on écrit pour des êtres humains (...) »

Cela nous a beaucoup amenés, à travers l’Académie du Festival d’Aix-en-Provence, à mettre au point des processus où la dimension collective se développait singulièrement sur chaque projet. Il ne faut pas scinder le monde de l’opéra entre, d’un côté, un compositeur, et de l’autre, l’institution. J’aime beaucoup travailler avec les chanteurs, qu’ils puissent s’approprier le projet en amont. On n’écrit pas pour des voix standard, on écrit pour des êtres humains, qui ont leur timbre, leurs caractéristiques, leurs limites. D’autres vont pouvoir ensuite s’en emparer, mais il faut au moins qu’il y ait eu une incarnation dès la composition. Pendant l’écriture de Written on Skin, George Benjamin a travaillé une après-midi avec chacun des chanteurs, et je suis convaincu que cette expérience a permis à cette partition d’être chantée par bien d’autres depuis lors. Tout ce qui permet de donner corps et chair à une voix et à un texte, va contribuer à la communication avec le public. C’est aussi pour cela que nous avons besoin de temps de répétition suffisant, pour que les chanteurs puissent entrer à l’intérieur du projet. Je crois que les grands moments d’opéra sont ceux où il y a eu partage et interférences à différents moments du processus.

Cassandra met en parallèle une jeune scientifique éco-activiste de notre époque (Sandra), et une figure mythologique (Cassandre). Comment avez-vous traduit en musique ces temporalités ?

La question du temps est passionnante. Nous en avons parlé avec Matthew avant même de commencer la musique, et des choses sont apparues progressivement. Il y a effectivement le temps mythologique, un temps très long parce que la force des mythes, c’est de pouvoir continuer à s’enrichir au fur et à mesure des époques. Il y a le temps court, en l’occurrence le temps présent, celui des jeunes et familles d’aujourd’hui, celui des dîners de famille conviviaux ou conflictuels. Les esprits de ceux qui ont « vécu » sont représentés par un chœur, qui relie les différentes dimensions temporelles. Il garde la mémoire du temps mythologique, mais a aussi la capacité de prédire l’avenir, comme Cassandre, ou dans une certaine mesure comme la jeune climatologue, qui examine la glace. Les esprits ont leur propre rapport au temps, pas celui qu’il nous est donné d’expérimenter au quotidien. Vers la fin de l’opéra, nous pouvons ainsi faire se rencontrer la mythologique Cassandre et la jeune climatologue activiste Sandra. Le chœur des esprits contribue à dilater ou au contraire à rapprocher les époques qui à l’échelle de l’Histoire pourraient être relativement distendues.

Cassandra est votre premier opéra. Y avez-vous réuni toutes vos inspirations passées, ou avez-vous exploré une facette particulière de votre travail ?

« J’ai par exemple été initialement décontenancé par trois scènes d’abeilles, sans texte. J’ai passé beaucoup de temps à écouter les abeilles dans mon jardin, ce qui m’a amené à écrire une musique en sixièmes de tons, que je n’avais jamais écrite »

Le fait de me projeter sur le projet et sur les textes de Matthew Jocelyn m’a donné les éléments pour me mettre au travail. Je pars à chaque fois de la dramaturgie du projet, du texte, de la musique des mots, de la manière dont les personnages s’imbriquent et se répondent, de l’humour et de l’ironie. J’ai par exemple été initialement décontenancé par trois scènes d’abeilles, sans texte. J’ai passé beaucoup de temps à écouter les abeilles dans mon jardin, ce qui m’a amené à écrire une musique en sixièmes de tons, que je n’avais jamais écrite – et que je n’écrirai peut-être plus jamais –, parce je trouvais intéressant de retrouver l’état de contemplation que nous pouvons avoir face à la nature. Dans une scène mythologique très violente, où Cassandre dialogue avec Apollon, le dieu qui lui a offert le don de la prophétie mais qui lui a vite retiré la possibilité d’être comprise, Matthew opère un renversement : Cassandra est d’abord hébétée et abattue face à ce dieu victorieux, puis va progressivement relever la tête, et dans une certaine mesure, remporter le morceau. Forcément, cela m’a amené à développer et la vocalité et le rapport conflictuel entre ces deux personnages. Dans un dîner de famille avec Sandra, c’est un tout autre univers, plus contemporain et dynamique, une autre orchestration. Je ne me suis jamais demandé ce que j’allais utiliser dans mon métier pour faire cela. C’est au fur et à mesure des lignes que les choses apparaissent.

Des membres de Youth for Climate participent à Cassandra. Un opéra peut-il vraiment sensibiliser la société sur l’urgence climatique ?

« Cassandra met en scène et en musique la tragédie de la non-écoute, un sentiment extrêmement puissant qu’on retrouve chez les scientifiques, militants des droits de l’homme, les lanceurs d’alerte, à toutes les époques, dans toutes les régions du monde. »

Les œuvres d’art peuvent amener une société à mieux prendre conscience des enjeux de son époque. Une œuvre militante tenterait explicitement et consciemment de provoquer un changement. Ce n’est pas exclu au cinéma ou dans certaines formes de littérature documentaire, mais je ne pense pas que l’opéra soit de cette nature-là. Déjà parce que les publics qui fréquentent l’opéra sont très peu représentatifs de l’ensemble de la société. Cassandra met en scène et en musique la tragédie de la non-écoute, un sentiment extrêmement puissant qu’on retrouve chez les scientifiques, militants des droits de l’homme, les lanceurs d’alerte, à toutes les époques, dans toutes les régions du monde. Les libres penseurs emprisonnés, les femmes en Iran ou les personnes en Russie qui s’opposent à la guerre : il y a mille manières d’être dépositaire d’une vérité, et de ne pas pouvoir être entendu dans sa communauté. Si j’avais voulu faire un opéra militant sur le climat, j’aurais fait autre chose. J’ai imaginé Sandra très positive, mais elle n’est pas sans défauts. Elle a un côté un petit peu « irritant », puisque tellement convaincue de ses vérités à elle qu’elle n’est peut-être pas suffisamment ouverte au monde. Et c’est ce qui, je pense, peut menacer pas mal d’activistes et de militants, quelle que soit la justesse de leur cause.

Elle a pourtant une « vérité » étayée par ses travaux scientifiques. Pensez-vous qu’elle ait besoin d’adapter son discours pour mieux convaincre ou que sa non-écoute soit en cause ?

C’est une vraie question politique d’aujourd’hui, à laquelle je n’ai pas de réponse. Je crois que le monde scientifique devrait s’interroger sur pourquoi il n’est pas mieux entendu, à la mesure du message qu’il porte, et des dangers qui pèsent sur la planète et sur l’humanité. J’ai pu parler à des jeunes militants, mais aussi à des scientifiques de très haut vol qui m’ont exprimé ce sentiment porté pendant toute leur carrière. Cette émotion peut vraiment fonder un opéra. Cassandra ne dit pas ce qu’il faudrait faire, mais présente plutôt une situation véridique. C’est un privilège de pouvoir relier la mythologie et le temps présent, précisément par le dialogue avec des personnes réellement confrontées à cette immense frustration quotidienne. Nous leur avons donné la possibilité de lire le livret, nous avons tenu compte des conversations que nous avons eues ensemble, donc elles ont eu une forme d’empreinte et d’influence sur notre travail de création. Dans mon entourage, j’ai aussi bien de farouches climatosceptiques que des collapsologues. Je suis très curieux de voir comment ce projet va être reçu et compris.

Propos recueillis par Thibault Vicq le 9 mai 2023

Concours Reine Elisabeth (année voix), à Flagey et au Palais des Beaux-Arts (Bruxelles), ainsi qu’en livestream, du 21 mai au 3 juin 2023

Le Journal d’Hélène Berr, avec La Belle Saison :
- au Théâtre de Coulommiers le 8 juin 2023
- au Théâtre des Bouffes du Nord (Paris 10e) le 12 juin 2023
- au Méjan (Arles) le 5 novembre 2023
- à l’Opéra national du Rhin, en création mondiale scénique :
         . à la Comédie de Colmar du 3 au 8 décembre 2023
         . au Théâtre de Hautepierre (Strasbourg) du 13 au 21 décembre 2023
         . à La Sinne (Mulhouse) le 12 janvier 2024

Cassandra, à la Monnaie (Bruxelles) du 10 au 23 septembre 2023

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