Alors que l'Opéra de Vienne donne Elektra en ce début de mois et ce jusqu'au 16 avril, avec notamment Nina Stemme dans le rôle-titre (qu'elle incarnera de nouveau au Met de New-York la saison prochaine dans une nouvelle production), nous saisissons l'occasion de revenir plus en détails sur l'un des chefs d'oeuvre de Richard Strauss, qui allie à la fois modernité et force tragique dans un opéra hors-normes, véritable challenge lyrique pour les chanteurs d'hier et d'aujourd'hui.
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Opéra hors norme dont on a souligné à l’envie la démesure et l’éblouissante fulgurance, Elektra se déroule en un seul acte d’une tension extrême, centré autour d’une héroïne dévorée par une soif de vengeance obsessionnelle. Un orchestre mobilisant un des effectifs les plus importants de l’histoire du théâtre lyrique porte jusqu’aux limites du langage tonal un drame qui puise sa part de ténèbres et de démence dans une antiquité primitive marquée par une sauvagerie troublante. Cette adaptation du mythe d’Electre, contemporaine des recherches freudiennes sur l’hystérie, offre une conception nouvelle des personnages qui requiert un langage musical dont la règle principale semble l’excès. En réponse à ceux qui l’accusaient de revenir à la musique du passé avec Le Chevalier à la rose (1911) et Ariane à Naxos (1916), Strauss répondait : « La modernité, c’est moi qui l’ai créée avec ‘Elektra’ ». On peut joindre à cette déclaration le point de vue exprimé par Romain Rolland dans une lettre à Strauss datant de 1909 l’année de la création d’Elektra : « On est enveloppé et balayé d’un bout à l’autre par une force tragique. Plus qu’aucune autre de vos œuvres, celle-ci s’imposera à tous les théâtres du monde ». C’est cette « force tragique » à la violence inédite qui induit une conception moderniste sollicitant toutes les ressources vocales de chanteurs menés aux limites de l’expression musicale.
Premier rendez-vous
La rencontre de Richard Strauss avec Hugo von Hofmannsthal marque une étape essentielle dans la vie du compositeur qui attachait une importance primordiale à la qualité de ses livrets. L’exigence poétique était déjà au cœur de ses poèmes symphoniques – dont le genre avait été inventé par Liszt. De 1889 à 1903, les poèmes symphoniques semblent constituer pour Strauss une compensation à son désir grandissant de se consacrer pleinement au théâtre lyrique. Ce n’est que pour son quatrième opéra, Elektra (1909), qu’il rencontra l’écrivain capable de devenir plus encore qu’un interlocuteur privilégié, son véritable inspirateur, son alter ego. « Ce sont vos mots qui font sortir de moi la plus belle musique que je pouvais donner », avoue Strauss à son « second moi ». Leur légendaire collaboration, parfois houleuse comme en témoigne leur abondante correspondance, devait se poursuivre jusqu’à la mort brutale du librettiste : Hofmannsthal est terrassé par une crise d’apoplexie en 1929 alors qu’il se rend aux obsèques de son fils dont le suicide l’a cruellement affecté. A la disparition de celui qu’il appelait son « Da Ponte », Strauss s’interroge douloureusement : « Après la mort du fidèle et génial Hofmannsthal, je m’étais résigné à la pensée que mon œuvre lyrique était terminée ». Le Chevalier à la Rose (1911) demeure leur œuvre commune la plus célèbre. Richard Strauss atteint alors le sommet de sa carrière lyrique. Suivent Ariane à Naxos (1916), La Femme sans ombre (1919), Hélène l’Egyptienne (1928), et Arabella (1933) dont l’achèvement fut compromis par la mort de Hofmannsthal.
Avant de devenir un opéra emblématique de la modernité, Elektra est une pièce de théâtre de Hugo von Hofmannsthal (1874-1929). Comme Arthur Rimbaud, Hofmannsthal est un poète prodige qui a fait le choix de renoncer très tôt à la poésie, mais sans abandonner sa carrière littéraire qu’il partagea essentiellement entre le théâtre et ses activités de librettiste. C’est au Deutsches Theater de Berlin, en octobre 1903, que Richard Strauss découvre la tragédie de Hofmannsthal, Elektra, dans une mise en scène de Max Reinhardt avec la grande tragédienne Gertrud Eysoldt dans le rôle-titre. Le point de départ d’Elektra sera donc identique à celui de Salomé (1905) adaptée de la pièce d’Oscar Wilde que Hofmannsthal avait vue à Berlin dans une production du même Reinhardt avec la même Gertrud Eysoldt… Mais si le musicien est d’emblée attiré par la pièce de Hofmannsthal qui fait écho à ses propres préoccupations artistiques, il hésite encore devant un sujet trop proche de celui de Salomé au moment où il souhaite explorer d’autres domaines. Le 11 mars 1906, le compositeur écrit au dramaturge :
« Je suis plus passionné que jamais par ‘Elektra’ et j’ai déjà fait quelques coupures pour mon propre usage. La seule question que je n’ai pas encore décidée (…) est de savoir si, immédiatement après ‘Salomé’, j’aurai la force de traiter un sujet aussi semblable par maints aspects avec une entière fraîcheur d’esprit, ou si je ne devrais pas attendre quelques années avant d’approcher ‘Elektra’, jusqu’à ce que j’aie évolué suffisamment loin du style de ‘Salomé’ ».
Le 27 avril, Hofmannsthal, très désireux de travailler avec le musicien, lui répond de manière à dissiper définitivement ses doutes :
« Les « ressemblances » avec l’histoire de ‘Salomé’ me paraissent, si l’on y regarde bien, se résumer à rien (…). Le mélange des couleurs dans les deux sujets me paraît tout aussi différent dans leurs composants : dans ‘Salomé’, mieux vaut parler de mauve et de violet, l’atmosphère est torride ; dans ‘Elektra’, c’est au contraire le mélange de lumière et de nuit, d’obscurité et d’éclat (…) Mieux, la séquence, qui va rapidement crescendo, des événements relatifs à Oreste et à son acte (…) je peux (l’) imaginer bien plus forte quand elle est mise en musique qu’avec des mots écrits ».
Strauss commence à composer en juin 1906. Il mettra deux années pour achever son travail tant il est accaparé par ses fonctions de premier chef à l’Opéra de Berlin où il doit diriger près d’une soixantaine d’ouvrages par an. Il doit aussi se consacrer aux reprises de son précédent opéra Salomé, sans oublier les soucis inhérents à la construction de sa villa de Garmisch.
La création d’Elektra eut lieu à l’Opéra Royal de Dresde le 25 janvier 1909. On peut parler d’un « succès d’estime » comme le note Strauss lui-même. Bien qu’il ait été repris sur de grandes scènes internationales dans les mois suivants, l’ouvrage était bien trop en avance sur son temps pour rencontrer un véritable triomphe. C’est cette dérangeante modernité que souligne la déclaration fracassante de la créatrice du rôle de Clytemnestre, Ernestine Schumann-Heink, une chanteuse wagnérienne qui qualifiait la musique de Strauss de « vacarme effroyable » en expliquant : « Je ne chanterai plus jamais ce rôle. Ce fut horrible. Nous étions une bande de folles (…) Rien ne va plus loin qu’’Elektra’. Nous avions vécu et atteint l’extrême limite d’écriture vocale avec Wagner. Mais Strauss est allé au-delà. Ses voix sont perdues. Nous sommes bloquées ». Il est vrai que les chanteurs doivent faire preuve d’une exceptionnelle endurance pour s’imposer à un orchestre de plus de cent quinze musiciens ! La difficulté est encore accrue par la présence de huit cors, six percussionnistes et l’adjonction d’instruments rares à la sonorité grave comme le « heckelphon », sorte de hautbois que l’on trouve surtout chez Strauss, ou les « tuben », cuivres inventés par Richard Wagner. Pour rendre l’atmosphère chargée d’agressivité et de démence qui caractérise cet opéra de la vengeance, Strauss fait se déchaîner un orchestre qui dresse une véritable barrière sonore, réclamant des chanteurs aux capacités exceptionnelles. On pense évidemment à une anecdote célèbre. On rapporte souvent que lors de la couturière de la création, Richard Strauss se serait exclamé en s’adressant au chef d’orchestre : « Plus fort ! J’entends encore Madame Heink ! ». La créatrice du rôle de Clytemnestre avait pourtant de grandes ressources vocales…Rappelons-nous cependant toute l’importance que le compositeur attachait à la qualité du texte de ses ouvrages dont il souhaitait que l’auditeur puisse apprécier toute la portée.
Si dès les premières mesures de l’opéra, l’extrême violence de l’écriture rappelle certaines pages de Wagner où une sorte de chaos orchestral traduit le chaos intérieur des protagonistes, Strauss va encore plus loin. N’hésitant pas à utiliser des procédés nouveaux, il s’engage résolument dans la recherche d’un « primitivisme musical » chargé de donner vie à un monde légendaire archaïque, au sens propre du terme, c’est-à-dire originel. Nous entrons avec Elektra dans l’univers de La Naissance de la Tragédie (1872) que Nietzche dédia à Richard Wagner. Nous retrouvons l’ivresse de Dionysos, l’impact foudroyant d’un mythe des origines, très loin de la sérénité apollinienne de la Grèce, modèle du classicisme. Elektra semble annoncer les déchaînements et les pulsations d’un rituel sauvage et primitif dont les rythmes inouïs et obsédants se feront entendre dans Le Sacre du Printemps (1913) de Stravinsky.
« Une force tragique »
Elektras’ouvre abruptement sur un motif ternaire lancé fortissimo par les cuivres. En guise d’ouverture s’impose un thème évoquant d’emblée Agamemnon, le héros qui à son retour de la guerre de Troie a été traîtreusement assassiné par son épouse et l’amant de celle-ci, Egisthe. L’auditeur est brutalement arraché au réel pour être emporté par « une force tragique » exceptionnelle pour un peu plus d’une heure et demie, jusqu’à ce que le vertige de la vengeance enfin accomplie submerge l’héroïne qui meurt dans les transes d’une danse sauvage et extatique. Elektra plonge ses racines dans la sanglante histoire d’une famille maudite, celle des Atrides qui régna sur une Mycènes légendaire, fascinante et inquiétante, symbole de la barbarie des temps immémoriaux. Richard Strauss, comme un grand nombre de ses compatriotes, est attiré par cette Grèce des premiers âges mise en pleine lumière par le célèbre archéologue Heinrich Schliemann (1822-1890) qui découvrit les tombes royales de Mycènes en 1874 et le fameux trésor qu’il baptisa, « trésor des Atrides ». Des recherches et des travaux postérieurs sont venus invalider les thèses de Schliemann qui pensait avoir découvert le « masque d’or » d’Agamemnon, le valeureux chef des Achéens qui assiégèrent la ville de Troie comme nous le raconte Homère. Qu’importe, c’est bien dans cette Mycènes, « mélange de lumière et de nuit », que Strauss et Hofmannsthal installent leur ouvrage commun. Les indications scéniques laissées par Hofmannsthal pour la représentation de sa pièce de théâtre étaient déjà sans ambiguïté. Elles éclairent aussi les enjeux de l’opéra où elles trouvent un prolongement aussi bien dans la construction du livret que dans les affrontements entre personnages :
« Le décor ne comporte absolument aucune de ces colonnes, de ces larges marches d’escalier, de toutes ces banalités antiquisantes qui sont plus propres à refroidir le spectateur qu’à agir sur lui de manière suggestive. Les caractéristiques du décor sont l’exiguïté, l’absence de possibilité de s’enfuir, l’impression d’enfermement(…) La grande cime d’un figuier (…) permettant de recouvrir la scène de bandes d’un noir profond et de taches rouges (…) Et l’on voit briller sur le mur ainsi que sur le sol de larges taches de sang ».
On retrouve les principaux éléments de la légende des Atrides dans les poèmes homériques, puis chez les trois grands auteurs tragiques que sont Eschyle, Sophocle et Euripide. Hofmannsthal a privilégié la perspective retenue par Sophocle qui construit son drame autour d’une Electre animée par un inflexible désir de vengeance contrastant avec le droit à l’oubli que revendique sa sœur Chrysothémis. Comme l’Electre de Sophocle, celle de Hofmannsthal vit uniquement dans l’attente du retour de son frère Oreste, le seul qui puisse accomplir son implacable volonté : venger le meurtre de son père Agamemnon en tuant ses meurtriers. Richard Strauss avait quant à lui une idée très précise du personnage d’Oreste auquel Hofmannsthal dut apporter quelques modifications à la demande expresse du musicien. Pour donner plus d’intensité au moment crucial où la sœur reconnaît son frère dont on vient faussement d’annoncer la mort, Strauss demande à son librettiste d’ajouter « quelques beaux vers ». Cette scène de la reconnaissance entre les deux enfants de Clytemnestre et d’Agamemnon constitue un des sommets de l’ouvrage. Elle « touche au sublime du cœur » ainsi que l’écrivait Romain Rolland. Mais si Oreste apparaît comme la main du destin, sa présence n’égale pas celle des trois femmes dont la confrontation détermine le déroulement implacable du drame. Electre, Clytemnestre, sa mère meurtrière, et Chrysothémis, sa sœur trop humaine, dominent véritablement l’opéra.
Une histoire de femmes
L’opéra de Strauss comporte trois grands rôles féminins dont la puissance marque à jamais la mémoire de celui qui les a entendus. Trois femmes unies par les liens du sang s’affrontent dans un grand déchaînement de violence sans pouvoir se comprendre. La mère et les deux filles sont à jamais séparées par le sang de l’époux assassiné, qui reste pour Electre un père dont l’absence est irremplaçable, tandis qu’il n’est pour Chrysotémis qu’un cruel souvenir à oublier pour tenter de vivre.
Rendue inflexible jusqu’à la sauvagerie par son obsessionnelle soif de vengeance, le personnage d’Electre semble d’ailleurs s’apparenter à l’un des cas cliniques décrits par Sigmund Freud et son collègue Josef Breuer dans les Etudes sur l’Hystérie qu’ils publièrent à Vienne en 1895. C’est en tout cas un des rôles les plus écrasants de tout le répertoire lyrique. Grand soprano dramatique, l’héroïne-titre est presque continûment sur scène. Précédée par les commentaires des servantes qui s’interrogent sur les excès de son comportement et son « regard venimeux comme celui d’un chat sauvage », Electre fait sa première apparition sur scène. D’une façon tout à fait saisissante, son premier monologue est introduit par les sonorités profondes des contrebasses : Electre sort de sa tanière comme chaque jour à son heure, « l’heure où elle pleure son père si fort que de ses hurlements tous les murs retentissent ». Sur un rythme de marche funèbre, la fille évoque d’abord le supplice du père dont elle invoque plusieurs fois le nom dans un appel déchirant qui scande son chant. A la fin de son monologue comme au début, retentira encore comme un cri le nom d’Agamemnon accompagné par le déchaînement des cuivres. Mais Electre est aussi cette fille aimante qui implore son père avec la faiblesse dela tendresse : « Agamemnon ! Père! Je veux te voir, ne me laisse pas seule aujourd’hui ! Telle une ombre, montre-toi à ta fille là-bas, dans le recoin du mur, comme hier ! ». A cette douceur succède bientôt la violence des imprécations et la joie sauvage à l’idée de la vengeance qui va s’accomplir : « Ton fils Oreste et tes deux filles, nous trois quand tout sera accompli (…) Nous, qui sommes ton sang, nous danserons autour de ta tombe ». Une danse à trois temps se fait entendre. Nous la retrouverons à la fin de l’opéra quand Electre sera emportée dans une transe sauvage, avant de s’écrouler, morte.
A côté d’Electre se tient sa sœur Chrysothémis. Elle ne partage pas la haine de sa sœur, mais craint les conséquences que son intransigeance pourrait avoir. Grand soprano lyrique, Chrysothémis exprime des sentiments très différents : humaine, attirée par un bonheur maternel simple, elle représente la lumière et la volonté d’apaisement face à l’hystérie d’Electre. Le troisième personnage féminin de l’ouvrage est Clytemnestre, l’effrayante meurtrière hantée par le sentiment de sa culpabilité. Sa première et unique apparition au milieu du tumulte d’un orchestre aux percussions fracassantes constitue la scène la plus éprouvante de l’ouvrage. Le « visage blême et bouffi », Clytemnestre « littéralement couverte de pierres précieuses et de talismans », les « bras chargés d’anneaux, ses doigts couverts de bagues », s’avance à la tête d’un cortège sacrificiel tout à fait cauchemardesque. La reine en proie aux rêves les plus terrifiants se lance dans un monologue aussi halluciné que glaçant. Véritable décryptage psychanalytique du personnage, ce récit où se mêlent souffrances et obsessions est porté par un orchestre qui épouse tous les méandres d’une âme tourmentée. Tour à tour hautaine, inutilement maternelle ou effrayée, puis déchirée entre la terreur et la colère, Clytemnestre quitte la scène « gavée jusqu’au cou d’une joie sauvage » en se réjouissant trop vite de l’annonce de la mort d’Oreste.
À la recherche d’un nouveau langage
Contemporaine des premières œuvres atonales d’Arnold Schöenberg (1874-1951), Elektra est une des partitions les plus représentatives du début du XXème siècle. On peut rapprocher le langage musical volontairement excessif de Strauss de la sauvagerie du Sacre du Printemps (1913) de Stravinsky ou de la musique convulsive d’Erwartung composé par Schöenberg en 1909. Faut-il voir dans l’extraordinaire tension de ces différents ouvrages, marqués par la profusion et la complexité polyphoniques, la marque d’une époque qui allait sombrer dans la sauvagerie et le chaos de la guerre ? Ou bien, une simple évolution stylistique, que Debussy a résumée par une boutade à la création du Sacre : « De la musique sauvage avec tout le confort moderne » ? Quoiqu’il en soit, la perception d’Elektra ne doit pas être faussée par la violence du sujet et du langage musical qu’il appelle. L’écriture vocale parfois proche du cri, l’abus des dissonances et l’audace des harmonies ont pu conduire Gustav Mahler à dire qu’ « il ne pouvait plus suivre » Strauss dans une telle évolution. Mais le compositeur ne semble pas chercher systématiquement à « déconstruire » pour construire le langage musical de demain. C’est ce que révèlera l’évolution de son style lyrique après 1911. Comme le soulignait Marcel Proust, l’art n’est pas une question de technique, mais de vision. Richard Strauss n’essaie pas de construire un langage moderne. Il cherche à repousser les limites de la musique pour trouver l’expression la plus adaptée aux émotions extrêmes dont son époque a voulu s’emparer.
Catherine Duault
08 avril 2015 | Imprimer
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