Anna Bolena est l’un des triomphes de Donizetti, à la fois grâce à un livret à sa mesure (une véritable intrigue et un magnifique portrait de femme) et parce qu’il donne ses lettres de noblesse à l’opéra mélodramatique en se plaçant à l’avant-garde de l’évolution théâtrale. Aussi sans doute grâce à ses interprètes : Giuditta Pasta, qui a créé le rôle-titre en 1830, Maria Callas qui l’a ressuscité en 1957 à la Scala et sans doute aujourd’hui Anna Netrebko, au sommet de sa carrière dans le rôle sur plusieurs grandes scènes mondiales – on se souvient de son interprétation au Met, elle l’incarnait il y a tout juste quelques jours à Zurich (on en rendait compte) et le reprend ce soir à Vienne à nouveau aux côtés de Luca Pisaroni.
Autant d’occasions qui nous incitent à examiner cette œuvre trouble et bouleversante plus en détails, à la fois dans son contexte historique et son sens lyrique.
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« Tous disent qu’ils ne se souviennent pas avoir été présents à un triomphe aussi éclatant. J’étais si heureux que j’avais envie de pleurer. » C’est ainsi que Gaetano Donizetti décrit à sa femme l’accueil fait à Anna Bolena, son vingt-neuvième opéra. Composé en moins d’un mois, ce nouvel ouvrage établit la renommée du compositeur en marquant l’entrée de l’opéra italien dans l’ère nouvelle du romantisme. Le livret de Felice Romani, un des librettistes les plus doués de sa génération, met en scène des personnages flamboyants confrontés à des situations d’une étonnante puissance dramatique. Condamnée par son époux royal au mépris de toute justice, Anna Bolena s’engage inéluctablement sur un douloureux chemin qui mène à la folie et à la mort. Débarrassé de l’influence rossinienne, Donizetti réussit à libérer son écriture musicale pour réaliser un accord parfait entre l’art du bel canto et l’émotion théâtrale portée par des personnages bouleversants. Le défi que constitue une partition semée de multiples difficultés vocales, ajouté au désintérêt progressif pour un univers jugé ensuite trop grandiloquent et artificiel, précipitent la disparition de l’ouvrage à la fin du XIXème siècle. Il faudra attendre la légendaire production de la Scala en 1957 pour assister à la résurrection d’Anna Bolena. L’interprétation éblouissante de Maria Callas dans la somptueuse mise en scène de Luchino Visconti met fin à l’oubli qui avait terni l’éclat de ce chef-d’œuvre du bel canto romantique.
Genèse d’un mélodrame romantique
Avec la création d’Hernani de Victor Hugo et le fameux tableau de Delacroix, la Liberté guidant le peuple, l’année 1830 brille d’un éclat particulier dans l’histoire de la littérature et de la peinture en France. 1830 marque l’apogée du romantisme, mouvement artistique qui s’est propagé dans toute l’Europe, où apparaissent des œuvres exaltant l’individu, son destin et ses émotions en rupture totale avec la notion classique de l’universel. 1830 c’est aussi l’année de la création de la Symphonie Fantastique de Berlioz le 5 décembre à Paris et celle d’Anna Bolena au Teatro Carcano le 26 décembre à Milan. Au moment où le rideau se lève sur la « marche au supplice » d’Anne Boleyn, Gaetano Donizetti (1797-1848) n’est pas encore le compositeur au talent incontesté qu’il deviendra quelques années plus tard.
Anna Bolena marque l’aboutissement d’une longue évolution du musicien, reconnu solennellement par son maître et ami Giovanni Simone Mayr (1763-1845) qui lui accordera pour la première fois le titre de « Maestro » après avoir entendu l’ouvrage. Issu d’une famille modeste de Bergame, le jeune Gaetano fut soutenu et orienté dans ses études musicales par Mayr qui l’encouragea activement à développer ses talents de compositeur. Bien qu’engagé dans l’armée autrichienne, Donizetti se fait remarquer avec un premier ouvrage Enrico di Borgogna en 1818. C’est le début d’une carrière qui va rapidement progresser. Naples et Rome vont s’attacher ses services l’obligeant à soutenir un rythme de « galérien » comparable à celui que Verdi connaîtra plus tard. Donizetti doit travailler sans répit, allant jusqu’à composer quatre opéras en une seule année ! Il pratique alors la même méthode que celle de Rossini, celle du « copié-collé » en n’hésitant pas à réutiliser tel passage ou telle mélodie qui a déjà rencontré le succès. Profitant de la variété et de l’abondance d’un public pour lequel il n’existe pas encore d’enregistrements, Donizetti « recycle » dans chaque nouvelle création tout ce qui peut l’être.
Au milieu de l’année 1830, un groupe d’aristocrates prend la direction d’un petit théâtre milanais, le Teatro Carcano. Cette scène est rarement utilisée pour des représentations d’opéra, mais les mécènes qui ont décidé de s’en occuper disposent de moyens importants. Ils demandent à Gaetano Donizetti et à Vincenzo Bellini (1801-1835) de composer chacun un opéra pour une troupe qui compte les meilleurs interprètes du moment, la fameuse Giuditta Pasta, le ténor Giovanni Rubini et la basse Filippo Galli. Le Teatro Carcano qui devait rivaliser avec la Scala ne connut qu’une seule saison mais tellement brillante qu’elle est restée dans l’histoire de la musique avec la création de deux ouvrages majeurs de l’opéra romantique italien, Anna Bolena et La Sonnambula de Bellini.
À trente-trois ans, Donizetti a acquis une solide expérience avec vingt-huit opéras essentiellement d’inspiration comique, même si c’est un « opera seria », Elisabetta al Castello di Kenilworth, qui lui a valu son plus grand triomphe en 1829 au San Carlo de Naples. Il n’en est donc pas à son coup d’essai quand il compose Anna Bolena au cours du mois de novembre 1830 lors de son séjour sur les bords du lac de Côme, dans la villa de la Pasta. Giuditta Pasta (1797-1865), sur laquelle Stendhal ne tarit pas d’éloge dans sa Vie de Rossini (1824), est une interprète incomparable qui surpasse toutes ses rivales par la beauté de ses phrasés et son art de l’interprétation. C’est pour elle que Donizetti compose le rôle d’Anna Bolena qu’elle va créer avec toutes les ressources de son immense talent. Séjournant auprès d’elle, le musiciens’imprègne pleinement de toutes les possibilités qu’offre cette voix très particulière à la tessiture de soprano dramatique colorature. Dès l’année suivante, la Pasta s’illustrera dans deux chefs-d’œuvre de Vincenzo Bellini dont elle assurera la création : la Somnambule (6 mars 1831) et Norma (26 décembre 1831).
La cour d’Angleterre servait déjà de cadre au précédent succès de Donizetti, Elisabetta al Castello di Kenilworth. Pourtant Anna Bolena constitue un tournant significatif dans la carrière du compositeur qui se révèle alors pleinement. Que s’est-il donc passé pour que Donizetti accède enfin à la reconnaissance et au triomphe dans l’Europe entière ? Pour la première fois, le musicien dispose d’un livret à sa mesure. Felice Romani lui offre un magnifique portrait de femme et une intrigue dont la force réside dans une construction resserrée en deux actes. Durant le premier acte nous assistons à la mise en place du piège dans lequel Anna est précipitée par le désamour d’Enrico. Puis le second acte ressemble à une inéluctable marche au supplice de l’héroïne dont la raison vacille devant d’insupportables révélations. Cette mise à mort programmée d’une reine qui conserve jusqu’à la fin toute sa majesté et sa grandeur d’âme malgré les égarements de la folie constitue alors une nouveauté sur une scène lyrique. Donizetti est en train de donner ses lettres de noblesse à l’opéra mélodramatique en se plaçant à l’avant-garde de l’évolution théâtrale.
Portrait romantique d’une reine innocente et sacrifiée
Felice Romani (1788-1865) était sans aucun doute le librettiste le plus talentueux de son époque. Classique de formation et de tempérament, il se tenait à l’écart des excès du romantisme mais sans hésiter à puiser dans la production théâtrale d’auteurs largement plébiscités par le public. Son talent essentiel consistait à adapter pour l’opéra les pièces les plus populaires de ses contemporains, lord Byron, Victor Hugo ou Walter Scott. Anna Bolena constituera sa troisième collaboration avec Donizetti. Cependant, deux ans après le livret de Alina, regina di Golconda (1828) dont il n’était pas satisfait, ce n’est pas sans une certaine crainte que Donizetti retrouve le librettiste qu’il évoque en termes peu flatteurs : « Romani, dont j’ai des raisons de me méfier, car il faut que le sujet de mon opéra soit beau, intéressant et conforme au génie de Madame Pasta ». Les neufs ouvrages que cosigneront les deux hommes entre 1822 et 1834, dont le fameux Elixir d’amour (1832) et Lucrezia Borgia (1833), témoignent de leur réelle connivence artistique, malgré cette petite ombre vite estompée par l’immense réussite d’Anna Bolena qui devait définitivement propulser au premier plan le librettiste et le musicien.
Présenter au public italien un mélodrame romantique comme Anna Bolena comportait le risque d’aller à l’encontre de ses habitudes et ce n’est pas un hasard si les compte-rendu de l’époque révèlent que, malgré le triomphe remporté dès le soir de la création, le premier acte fut d’abord accueilli froidement par l’auditoire. Ces réticences s’expliquent par la nouveauté que constitue dès l’Ouverture l’atmosphère sombre et tourmentée qu’installent Donizetti et son librettiste. A la profonde expressivité musicale s’ajoute l’impact dramatique de l’entrée en scène de la reine : la mélancolie, l’inquiétude, la noblesse et la brusquerie d’une âme affligée font pressentir que l’issue du drame sera tragique : « Affligée, c’est vrai, je le suis…Et j’ignore pourquoi…Une inquiétude angoissée, inconnue, depuis bien des jours me dérobe toute paix ». Anna interrompt brutalement la romance nostalgique de Smeton pour méditer sur les désillusions de l’amour. La détresse et la fragilité du personnage sont d’emblée exposées dans la ligne mélodique instable de sa cavatine. Cette écriture témoigne de la volonté chez Donizetti de définir au plus près l’angoissante solitude intérieure de son personnage en rendant son expression musicale aussi efficace que possible. Assez éloignée de la réalité historique, Anna, reine innocente et sacrifiée injustement, s’inscrit dans une série de souveraines privilégiées par Donizetti. De la cour Elisabéthaine à l’Ecosse, il crée un véritable « cycle » au point que l’on a pu parler de « Tudor Ring » : Elisabeth 1ère, la fille d’Henri VIII et d’Anne Boleyn est présente dans Elisabetta al castello di Kenilworth (1829), elle est évoquée dans Anna Bolena. Elle est présente dans Maria Stuarda (1834) et dans Roberto Devereux (1837).
Le compositeur cherchera tout au long de l’ouvrage à s’éloigner du modèle rossinien fait de régularité et de symétrie pour plonger dans les tourments et les oscillations de ses personnages. Ainsi, à la fin du duo qui réunit Giovanna et Enrico (Acte 1, scène 5), contrairement à l’usage habituel qui veut que le même texte soit confié aux deux voix qui se répondent dans la « cabalette », Donizetti privilégie la logique dramatique en prenant soin de donner à chacun les paroles appropriées à ses sentiments. Culpabilité chez Giovanna, confiance et assurance chez Enrico. De même, Donizetti renonce presque systématiquement à la technique qui consiste à construire des ensembles sur une simple strophe de base à la signification suffisamment floue pour être répétée par des personnages différents. Le talent de dramaturge de Donizetti se révèle dans un procédé surprenant. Dans l’ensemble qui termine l’Acte 1, Enrico, au comble de la fureur, décide d’en finir au plus vite avec la malheureuse Anna qu’il n’aime plus. Donizetti apporte une modification aux indications de Romani qui précisait seulement : « Enrico la (Anna) regarde d’un air menaçant ». Le compositeur ajoute : « et il part ». L’idée de Donizetti est visiblement de traduire le bouillonnement de la colère chez son personnage par l’absence, donc le silence… Ce qui fait se concentrer l’attention de l’auditeur sur l’angoisse d’Anna et de ses proches promis au châtiment.
Le musicien se libère d’un certain nombre de procédés assimilables à des « recettes » pour atteindre une plus grande force dramatique. Ainsi dans la grande confrontation entre Anna et Giovanna, à l’Acte 2, le dialogue est toujours d’une grande vivacité et d’une parfaite émotion, l’écriture musicale se colorant des contrastes successifs apportés par la révélation de la trahison de Giovanna.
Autre nouveauté de nature à désarçonner le public, l’abandon par Donizetti et son librettiste de cette « fin heureuse » (« lieto fine ») qui était de règle dans l’ « opera seria » du XVIIIème siècle. Le mélodrame romantique s’affirme avec la fin tragique d’Anna Bolena qu’on pourrait sous-titrer, « chronique d’une fin annoncée. ». L’héroïne marche vers sa propre destruction dont la folie marquera le début.
Le chant de la folie
Le destin d’Anna est scellé dès le lever de rideau. Victime désignée, elle se laisse disloquée par une succession de révélations terribles qui vont faire vaciller sa raison. L’accumulation de ses souffrances ne laisse plus d’autre issue à l’héroïne que la fuite éperdue dans le délire. Au cours de sa dernière grande scène, Anna perd contact avec le réel, réalisant à peine qu’elle est emprisonnée à l’intérieur de la terrible Tour de Londres dans l’attente de son exécution imminente. Elle superpose au présent des souvenirs de son passé heureux, croyant revivre son propre mariage en percevant le son des cloches qui annoncent le mariage d’Enrico avec Giovanna. Cette fin pathétique, qui prend beaucoup de liberté avec la vérité historique, donne à Donizetti l’occasion d’écrire sa première grande scène de folie pour soprano. C’est leur abandon par l’homme qu’elles aiment qui provoque la démence chez les héroïnes de Donizetti : le même processus se retrouvera dans Lucia di Lammermoor (1835)et dans Linda di Chamounix (1842). L’écriture vocale se modèle sur les égarements de l’esprit défaillant de la reine, qui exprime tout son trouble en trois airs bouleversants – « Ah dolce guidami » d’abord, où s’exprime toute la nostalgie de la jeunesse, exemple parfait d’une utilisation expressive et non plus seulement ornementale des ressources des coloratures ; ensuite « Cielo : a miei lunghi spasimi » quiest une citation de « Home, sweet home » en forme de clin d’œil ; enfin la « cabalette », « Copia, iniqua », qui éclate comme un dernier défi. Ce moment final est d’une difficulté inouïe avec ses trilles ascendants montant vers des aigus dardés avec une virtuosité qui se doit d’être exceptionnelle. On rapporte d’ailleurs que la Pasta éblouissait le public par l’énergie désespérée qu’elle mettait dans cet émouvant final.
Donizetti qui savait si bien traduire le désordre mental de ses héroïnes devait lui-même connaître la folie. Atteint d’une syphilis qui entraîne une détérioration irréversible de toutes ses facultés, il est interné dans une clinique psychiatrique d’Ivry-sur-Seine en 1845 et meurt le 8 avril 1848 à Bergame, sa ville natale où il a pu être rapatrié. C’est ce que le romancier Thomas Hardy aurait appelé, « les petites ironies de la vie »…
Catherine Duault
À noter : les 21 et 28 mai prochains, on pourra également entendre Anna Netrebko dans le rôle-titre d'Anna Bolena dans le cadre des retransmissions d'opéra au cinéma de Viva l'Opéra.
10 avril 2015 | Imprimer
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