Autant illustration de la Russie profonde que portrait de femme(s), Katia Kabanova porte les problématiques de la condition féminine, mais s’attache surtout à dépeindre « les effets mortifères de l’oppression sociale et morale » sur la douce héroïne éponyme, avide de liberté et en quête d’ailleurs, malgré la cruauté et l'oppression de la redoutable Kabanicha.
Rarement donné, Katia Kabanova est proposé par l’Opéra Grand Avignon les 27 et 29 novembre prochain dans une production mise en scène par Nadine Duffaut, avec notamment Christina Carvin dans le rôle-titre et Marie-Ange Todorovitch pour incarner la détestable Kabanicha. L’occasion de mieux appréhender l’œuvre, d'étudier la psychologie du personnage principal inspiré par les amours personnelles de Leos Janacek et d'aborder la musique du compositeur de « l’exploration musicale de l’âme féminine ».
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« Un souffle d’air l’emporterait » : c’est ainsi que Leos Janacek (1854-1928) évoque l’héroïne de Katia Kabanova, dans une lettre qu’il adresse à Kamila Stösslova, dont la présence aimante accompagna le compositeur durant toute la genèse de son opéra. Inspiré par une passion tardive qui enrichit son imaginaire amoureux, Janacek crée une héroïne à la fois fragile et lumineuse dont la nature idéale est faite de pureté enfantine et de sensualité exacerbée. Prisonnière d’un monde aussi cruel que médiocre, Katia Kabanova aspire à un « ailleurs » vers lequel elle pourrait s’envoler « comme les oiseaux ». Mais c’est dans les eaux de la Volga que s’achèvera la vie de la jeune femme. Prise au piège de sa propre soumission à un ordre moral implacable, elle ne peut se soustraire à la condamnation que sa liaison adultère fait peser sur elle. Janacek brosse un tableau très sombre de la condition féminine. Comme Madame Bovary, Katia étouffe dans l’atmosphère pesante d’une petite ville de province où elle perd tout espoir face à un époux médiocre totalement soumis à sa mère, la tyrannique et vindicative Kabanicha. Tissée d’une profusion de thèmes, la musique de Janacek déploie avec intensité une succession d’ambiances contrastées où semble se perdre son héroïne à la personnalité aussi mouvante et insaisissable que les eaux tumultueuses de la Volga.
Un compositeur tardif
Le compositeur tchèque Leos Janacek est longtemps resté méconnu malgré les nombreux et constants efforts des interprètes et des exégètes qui s’attachaient à faire découvrir et apprécier ses opéras.
Leonie Rysanek
Ce n’est qu’en 1988 que Katia Kabanova fait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris avec Leonie Rysanek chantant pour la première fois le rôle de la détestable Kabanicha, le second personnage-clef du drame. Inclassable et déroutant, le musicien a su se forger un style et un langage musical qui privilégient la recherche de l’émotion à travers des portraits de femmes d’une grande subtilité psychologique. Dans la biographie qu’il consacre à Janacek pour son soixante-dixième anniversaire, Max Brod (1884-1968) analyse longuement Katia Kabanova :
« De sommet en sommet, d’élan en élan, cette musique de sensation pure puise une intensité supplémentaire dans une construction d’une précision jamais atteinte (…) Tant par sa puissance d’émotion que par sa finition technique, cet opéra surpasse tout ce que Janacek avait écrit jusque-là. (…) ‘Katia Kabanova’ est le fruit mûr ».
La carrière lyrique de Janacek débute très tardivement et ses chefs-d’œuvre sont tous des fruits de la maturité. Longtemps le musicien s’est heurté à l’impossibilité de faire représenter ses ouvrages au prestigieux Théâtre national de Prague qui lui restait fermé en raison de différends avec son directeur artistique. Mais la raison principale de cette lente éclosion est à rechercher dans le fait que Janacek n’est pas un homme de système. Il procède par tâtonnements successifs, c’est pourquoi il a longtemps hésité entre différents courants esthétiques ; tenté par le wagnérisme puis par l’héritage de Dvorak, il s’intéresse aussi au folklore de son pays. La pratique assidue de la musique populaire va lui fournir un enseignement précieux pour aborder le théâtre lyrique. Après deux ouvrages qui témoignent des recherches d’un musicien féru de musique populaire, Jenufa est créé en 1904 après une très longue période d’élaboration. Mais ce n’est que lors de sa reprise à Prague en 1916, que Jenufa apporte enfin le succès à son compositeur. La défaite de l’Allemagne en 1918 marque la fin de l’hégémonie autrichienne en Europe centrale et le 28 octobre de la même année, la République tchèque voit le jour.
L’apogée de la carrière du musicien coïncide avec les débuts de la Première République tchèque. Jenufa devient alors l’emblème de l’autonomie musicale fièrement revendiquée face à Vienne. A 64 ans, Janacek devient le maître de l’opéra national. Que dire de la vie personnelle du musicien ? Elle est en apparence des plus paisibles. Cependant elle est cruellement marquée par deux drames dont on peut retrouver l’écho dans les inquiétantes et terribles situations exploitées dans les ouvrages à venir. Janacek a perdu ses deux enfants, son fils Vladimir, puis sa fille adorée, Olga.
Katia et Kamila
C’est au moment où il connaît la célébrité avec Jenufa que le compositeur aborde une nouvelle phase de sa vie personnelle qui aura des conséquences déterminantes sur son travail de créateur. Durant l’été 1917, Janacek s’éprend d’une jeune femme mariée, de trente-huit ans sa cadette, Kamila Stösslova. Commence alors une liaison platonique dont une passionnante correspondance nous livre la profondeur et la tendre complicité. Kamila est la muse et la confidente de Janacek qui semble l’avoir placée au cœur de ses ultimes chefs-d’œuvre où se décèle sa présence diffuse. Dans une lettre qu’il lui adresse le 25 février 1922, le musicien s’assure que la jeune femme a bien reçu un exemplaire de la réduction chant-piano de son nouvel ouvrage :
Kamila Stösslova et Leos Janacek
« Donc vous avez Katia Kabanova. Il me fallait connaître un grand, un incommensurable amour au moment de composer cet opéra (…) Et je posais toujours votre image sur celle de Katia Kabanova quand je la composais. Son amour a pris un autre chemin, mais c’était quand même un grand et bel amour ».
Kamila se fond dans le personnage de Katia, femme adultère grisée par la passion mais pas au point de pouvoir se libérer du poids de la culpabilité. Janacek revendique pleinement le surgissement de son intimité dans la trame de ses œuvres :
« Vous savez que je me fabule mon monde, que les personnes qui me sont chères, je les fais vivre dans mes œuvres comme je le souhaiterais. Ce n’est qu’un bonheur imaginé du tout au tout ».
Il y a une évidente similitude entre la situation vécue par Kamila et Janacek dans le réel et celle de Katia et Boris, son amant, dans l’œuvre. Suivant le cours de ses amours, le compositeur fait apparaître l’aimée en épouse et mère comblée dans La Petite Renarde rusée (1924) et la montre ensuite en femme fatale pleine de froideur et de cynisme dans L’affaire Makropoulos (1926).
Janacek se lance dans la composition de Katia Kabanova au début de janvier 1920. L’opéra est terminé le 17 avril 1921 et créé le 23 novembre de la même année au Théâtre national de Brno. C’est un triomphe – bien que Katia Kabanova semble d’un abord moins facile que Jenufa, le précédent succès du compositeur. Mais ce sera un échec retentissant en 1922 lors de la reprise à Cologne avec Otto Klemperer à la baguette... Et en 1926, à Berlin, une nouvelle production vaut à Janacek les félicitations de Schönberg et Zemlinsky.
D’un orage à l’autre
À l’origine de Katia Kabanova se trouve L’Orage (1859), une pièce d’un des plus grands dramaturges russes, Alexandre Ostrovski (1823-1886). Janacek est un « russophile » convaincu, grand admirateur de Pouchkine, de Tolstoï et Dostoïevski. Inspiré de sujets historiques ou folkloriques, le théâtre d’Ostrovski a beaucoup inspiré les compositeurs et l’on pourrait multiplier les exemples de son influence sur la production lyrique russe. Le premier essai de Tchaïkovski (1840-1893), Le Voïevode (1869), résulte de la collaboration du musicien avec le célèbre dramaturge. En 1873, Tchaïkovski récidive en composant une musique de scène pour Snégourotchka, une pièce écrite à partir de contes populaires – qui sera utilsée quelques années plus tard par Rimsky-Korsakov (1844-1908). L’Orage connaîtra également plusieurs adaptions dont la première bénéficiera d’ailleurs d’un livret rédigé par Ostrovski lui-même.
Katia Kabanova - Opéra de Dijon (2015)
Intellectuel progressiste, Ostrovski s’attache à montrer la Russie profonde en livrant une peinture sans concession des mœurs de la vie de province. C’est la raison pour laquelle ses comédies de genre finissent par déranger en le faisant apparaître comme un auteur subversif.
Abordant le thème de la condition féminine dans le milieu borné et figé des marchands russes de province, L’Orage connaît un immense succès. L’action se déroule dans une petite ville imaginaire située au bord de la Volga. Ostrovski met en scène les rapports conflictuels qui font de la vie de la famille Kabanov un enfer strictement régenté par une redoutable veuve, la Kabanova. Cette dernière persécute sans aucune pitié sa douce et pieuse belle-fille, Catherine, qu’elle traite comme une servante. La jeune femme est assoiffée de tendresse mais elle ne peut rien espérer de son mari, un être faible entièrement soumis à sa mère. Catherine se sent irrésistiblement attiré par le sentimental Boris qui souffre lui aussi de l’intransigeance de son oncle, Dikoï, un riche marchand aussi féroce que la terrible Kabanova avec laquelle il entretient des rapports ambigus. Déchirée par le sentiment de sa culpabilité, Catherine avouera publiquement son adultère durant le terrible orage qui donne son nom à la pièce. L’orage naturel et l’orage passionnel vont se confondre. L’oncle contraint Boris à partir en Sibérie tandis que Catherine se jette dans la Volga. Le drame s’achève sur le triomphe de l’intransigeante Kabanova, insensible au chagrin de son fils, dévasté par un suicide dont il s’est involontairement rendu complice par sa lâcheté. De ce sujet très sombre, Janacek va tirer un opéra illuminé par la présence de son héroïne, Katia, qu’il définit comme une jeune femme de « nature si douce » qu’il craint que « si le soleil venait à briller sur elle de tous ses feux », « elle ne fonde, ou même se dissolve ».
Janacek décide d’adapter lui-même L’Orage car il veut se prémunir contre les difficultés qu’il a rencontrées avec les librettistes de ses deux derniers ouvrages. Le compositeur travaille sur la traduction tchèque de Vincence Cervinka (1877-1942) en réduisant à trois actes et six tableaux les cinq actes originaux. En une heure trente, avec une surprenante économie de moyens, Janacek va dérouler l’implacable récit d’une histoire d’amour aussi banale que terrifiante. En quoi sa vision diffère-t-elle de celle de son modèle, Ostrovski ?
D’une pièce réaliste le musicien a conservé le décor et les scènes principales en éliminant seulement certains personnages qui en accentuaient la dimension critique. Dans les années de la création de L’Orage, de vifs débats agitaient la société russe à travers la presse et la littérature. On associait couramment le problème de l’émancipation féminine à celui de l’obscurantisme et de la superstition qui maintenaient les femmes dans une position inférieure. Tradition et modernité s’affrontaient autour de la condition féminine. L’écho de ces problématiques parcourt l’opéra, mais Janacek a surtout privilégié l’unité tragique en concentrant sur son héroïne les effets mortifères de l’oppression sociale et morale. Ce qui intéresse Janacek c’est l’expérience d’une âme passionnée qui a besoin de liberté pour exister en dehors d’un univers oppressif. Cette aspiration à plus de liberté et d’amour annonce une détresse encore plus violente, celle de Katerina Ismaïlova, la Lady Macbeth de Mzensk (1934) de Chostakovitch (1906-1975).
Ce n’est pas un hasard si l’opéra s’appelle Katia Kabanova plutôt que L’Orage. Dans une lettre à Kamila, Janacek aborde avec une certaine désinvolture la question du titre : « Au prix d’un travail particulièrement difficile, j’ai terminé mon dernier opéra. Je ne sais pas encore si je vais l’appeler ‘L’Orage’ ou ‘Katerina’. L’argument contre ‘L’Orage’, c’est qu’il existe déjà un opéra du même nom. Contre ‘Katerina’, c’est que je n’écris que des opéras féminins (…) Le mieux, à la place d’un titre, ce serait d’avoir trois astérisques ». Janacek ne pouvait pas abandonner l’exploration musicale de l’âme féminine après Jenufa. Il continue à montrer que les femmes savent mieux que leurs piètres compagnons se livrer à la passion. Déchirées entre rêves d’évasion et soumission à un ordre moral implacable, ni Jenufa ni Katia ne cherchent à se dérober devant les conséquences de leur engagement amoureux.
Entre rêves et désir
Janacek inscrit dans le chant et la musique toute la douceur et la fragile poésie de son héroïne, aussi instable que les eaux changeantes de la Volga qui sert de cadre au drame. Katia détermine tout le processus créateur de Janacek comme il le dit explicitement dans ses lettres à Kamila. Et comme le personnage est en constante évolution, les thèmes qui l’accompagnent, en le dépeignant avec une rare subtilité, se transforment eux aussi au gré de ses insaisissables nuances. L’auditeur est emporté dans un captivant processus d’associations mélodiques qui font de lui le compagnon de l’héroïne, partagée entre la rêverie exaltée et l’introspection douloureuse. Opposée à une galerie de personnages dont le trait commun est la médiocrité, Katia affronte seule les appels de sa sensualité exacerbée et les reproches de sa conscience. Entre les tourments du désir et ceux de la spiritualité, il n’y a pas d’issue possible : « Un désir étrange me taraude le cœur sans que je puisse le fuir nulle part. (…) On dirait que le diable me chuchote à l’oreille… ». Quand l’orage éclate, l’aveu n’apporte pas la délivrance mais l’égarement qui conduit au suicide.
Christina Carvin (Katia Kabanova)
Une des difficultés pour l’interprète est de parvenir à rendre l’instabilité psychologique de Katia. La voix du rôle est celle d’un soprano qui doit savoir alterner les différents registres, du grave à l’aigu, pour pouvoir en fonction de chaque scène, « moduler les soupirs de la sainte et les cris de la fée » aurait dit un Nerval. Quand Katia confie son désir de voler comme un oiseau, ses aigus tendus expriment la violence de sa détresse face à son existence confinée. Quand Katia s’abandonne à la rêverie en évoquant devant la jeune Varvara les souvenirs nostalgiques de son passé, la ligne vocale portée par l’orchestre se déploie en douceur à l’unisson de l’intériorité du personnage. L’aspiration à la liberté ravive les souvenirs d’enfance qu’accompagne le bonheur de la pratique religieuse d’autrefois. Mais la religion ramène aux affres de la tentation. Cette oscillation psychologique constante commande une écriture vocale qui s’adapte en permanence aux changements d’humeur des personnages tandis que l’orchestre assure la continuité du drame avec une étonnante inventivité dans l’utilisation des rythmes, des harmonies et des différents timbres instrumentaux.
Les « petites mélodies de la parole »
Guidé par sa prédilection pour les personnages passionnés, Janacek a constamment cherché à construire une ligne de chant capable de rendre avec authenticité des états affectifs extrêmes. L’intensité de sentiments qui poussent à la transgression ou à l’autodestruction ne peut naître que d’une exigence de véracité dans l’expression, c’est pourquoi Janacek s’intéresse de très près à ce qu’il appelle les « petites mélodies de la parole ». Dès la fin des années 1880, il s’intéresse aux inflexions musicales de la parole en notant des conversations auxquelles il fait correspondre des motifs musicaux. Partout où il se trouve il engrange ainsi des fragments de chant qui nourriront son inspiration le moment venu, sans avoir pourtant vocation à être utilisés tels quels dans ses opéras. Janacek veut que le chant épouse les inflexions de la parole, son rythme et ses silences, son élan et ses hésitations, pour rendre avec le plus d’authenticité l’intériorité de ses personnages. Plus que la beauté du chant, le compositeur recherche sa véracité : « dans la musique aussi, il y a une vérité ». Le chant sera beau s’il est authentiquement émotionnel. Cette conception de la musique est à l’origine même de l’exceptionnelle puissance dramatique des œuvres de Janacek comme en témoigne Katia Kabanova. Le musicologue Guy Erismann louait le « réalisme poétique et non vériste » de Janacek, car chez lui « tout reste intérieur et l’effort porte sur les mots ».
Catherine Duault
25 novembre 2016 | Imprimer
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