Aujourd’hui considérée comme un monument de l’opéra romantique français, la Damnation de Faust déconcerta le public lors de sa création en 1846, notamment du fait de son caractère hybride et de sa structure fragmentaire – l’œuvre de Berlioz donne en effet à voir « un voyage intérieur » au cœur des tourments de Faust.
Un thème qui sied manifestement au travail du metteur en scène Alvis Hermanis, qui imagine une nouvelle production de l’opéra de Berlioz pour l’Opéra de Paris (donnée à partir du 8 décembre prochain à l’Opéra Bastille), réunissant notamment sur scène Sophie Koch, Jonas Kaufmann ou encore Bryn Terfel. Le parfait alibi pour analyser en détails l’œuvre de Berlioz au regard de ses inspirations et de ses enjeux musicaux.
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D’abord sous-titrée « opéra de concert », puis « opéra-légende », La Damnation de Faust fut ensuite dénommée par Berlioz « légende dramatique en quatre parties ». Cette indécision reflète le caractère inclassable et protéiforme d’une œuvre qui se présente comme une succession de tableaux indépendants relevant chacun d’un genre différent. Fasciné par le Faust de Goethe qu’il avait découvert dans la traduction de Gérard de Nerval, Hector Berlioz s’intéressa très tôt aux tourments métaphysiques et moraux du Docteur Faust. Déchiré entre sa recherche d’absolu et son désir de vivre intensément pour échapper à la terrible sensation de ce que Berlioz appelait lui-même le « mal de l’isolement », Faust signe un pacte avec le diable. Le compositeur se projeta dans les souffrances morales de ce personnage qui allait inspirer tant d’autres musiciens : Gounod (Faust, 1859), Schumann (Scènes du Faust de Goethe, 1862), Liszt (Faust Symphonie, 1857), Boito (Mefistofele, 1868) ou encore bien plus tard, Busoni (Doktor Faust, 1925). La Damnation de Faust s’est constituée au fil du temps et des lieux, prenant forme peu à peu à travers les diverses étapes de la composition depuis les Huit Scènes de Faust publiées en 1829 jusqu’à la dernière note écrite le 19 octobre 1846. Berlioz confie dans ses Mémoires avoir achevé sa partition « au café, au jardin des Tuileries et jusque sur une borne du boulevard du Temple ».
Une question s’impose : quelle solution adopter pour donner à entendre ce chef-d’œuvre emblématique du romantisme musical français ? Faut-il nécessairement opter pour une interprétation scénique ? Aujourd’hui, l’ouvrage est souvent joué en concert, ce qui s’accorde avec le fait que Berlioz ne l’a jamais explicitement destiné à la scène. Après le cuisant échec rencontré avec Benvenuto Cellini (1838), le compositeur hésitait à se lancer une nouvelle fois dans la composition d’un opéra ; il préférait chercher des solutions de substitution à un genre qui ne lui convenait pas et dont il dénonçait le formalisme et la routine imposés par l’Opéra de Paris. L’absence d’intrigue et le relatif effacement des personnages face à une masse orchestrale qui porte le drame font de La Damnation de Faust un ouvrage délivré des contraintes qui pourraient venir brider l’imagination du compositeur comme celle de l’auditeur : « La musique a de grandes ailes que les murs d’un théâtre ne lui permettent pas d’étendre entièrement ». Tout semble se passer dans un espace imaginaire marqué par l’imprévisibilité, l’irréalité et la mobilité, car nous sommes avant tout invités à partager les tourments intérieurs de Faust. Il s’agit d’un théâtre musical imaginaire qui se prête aussi bien aux conceptions audacieuses d’un metteur en scène qu’aux rêveries d’un auditeur se laissant emporter par les flamboyances et les confidences d’un orchestre élevé au rang d’acteur du drame.
« En voiture, en chemin de fer, sur les bateaux à vapeur »
Comme toute une génération de jeunes Français, Hector Berlioz (1803-1869) s’était enthousiasmé à la lecture de la traduction que donna Gérard de Nerval du Premier Faust de Goethe (1749-1832) en 1828 : « Le merveilleux livre me fascina de prime abord ; je ne le quittai plus ; je le lisais sans cesse, à table, au théâtre, dans les rues, partout ». Galvanisé, le jeune musicien de 25 ans entreprend aussitôt de mettre en musique tous les passages versifiés, notamment les ballades et les romances. Dès 1829, Berlioz fait publier à ses frais les Huit Scènes de Faust qui vont constituer le cœur de la future Damnation de Faust. Goethe ne daignera pas répondre à l’envoi d’un exemplaire de ce premier essai dont le musicien n’était pas totalement satisfait. Le manque de cohérence dramatique de cette succession de tableaux semble curieusement refléter les difficultés rencontrées par Goethe lui-même qui mêla prose et poésie en revendiquant lui aussi une liberté formelle appelée par la démesure de son sujet, le mythe moderne de la conquête du savoir et du bonheur absolus.
L’écrivain allemand consacra soixante années aux déchirements du fascinant alchimiste. Dès les années 1770, Goethe rédige une première version dite Urfaust. En 1808 paraît Faust, première partie de la tragédie : c’est la source de La Damnation de Berlioz et du Faust de Gounod. Ce n’est que l’année de sa mort que Goethe achève à 83 ans la Deuxième partie de la tragédie, ce que l’on appelle le « Second Faust ». Quand Robert Schumann s’attaquera à l’écriture de ses Scènes de Faust, il adoptera une forme fragmentaire donnant naissance lui aussi à une œuvre inclassable et ouverte, comme s’il était décidément impossible de contenir le mythe de Faust, personnage révolté dont la force vitale transgresse les lois communes.
Dès qu’il s’agit d’aborder les œuvres d’Hector Berlioz, nous disposons d’emblée d’un témoignage de première main : ce sont les Mémoires que le musicien commença à rédiger lors de son séjour londonien de 1848 en faisant preuve d’un talent d’écrivain que l’on retrouve également dans son abondante activité de critique musical.
« Ce fut pendant (ce) voyage en Autriche, en Hongrie, en Bohème et en Silésie que je commençai la composition de ma légende de ‘Faust’ dont je ruminais le plan depuis longtemps (…) J’essayai donc, tout en roulant dans ma vieille chaise de poste allemande, de faire les vers destinés à ma musique ».
Un récit pittoresque des circonstances de l’écriture de La Damnation de Faust nous installe en plein romantisme. Sous la plume alerte et imagée du musicien naissent des tableaux de genre au centre desquels nous voyons le narrateur composer les scènes marquantes de son opéra : « A Pesth, à la lueur du bec de gaz d’une boutique, un soir que je m’étais égaré dans la ville, j’ai écrit le refrain en chœur de la Ronde des paysans ».
Un des thèmes favoris des romantiques, le voyage, semble matérialiser le cheminement créateur et esthétique du musicien. Berlioz reprend son ancien projet de réaliser un ouvrage sur Faust lors d’un voyage qu’il fait, fin 1842 et début 1843, en Allemagne, la patrie de Goethe et de son fascinant héros, qui marquera les origines du Romantisme :
« Je l’écrivais (ma partition) quand je pouvais et où je pouvais ; en voiture, en chemin de fer, sur les bateaux à vapeur, et même dans les villes, malgré les soins divers auxquels m’obligeaient les concerts que j’avais à y donner. Ainsi dans une auberge de Passau, sur les frontières de la Bavière, j’ai écrit l’introduction ».
Bien qu’il admire la démarche poétique de Richard Wagner auteur de ses propres livrets d’opéra, Berlioz préfère dans un premier temps faire appel au talent d’un journaliste, Almire Gandonnière, pour donner une forme littéraire définitive aux Huit Scènes de Faust datées de 1829. De son côté, le musicien reprend la totalité de sa partition lors d’une tournée de concerts en Europe centrale à partir d’octobre 1845. Il compose son introduction à Passau, La Sérénade de Méphistophélès, Le Ballet des Sylphes et La Marche hongroise à Vienne, l’Apothéose de Marguerite à Prague. On retrouve dans la conception même de La Damnation, le rythme un peu étourdissant de l’infatigable voyageur. On passera ainsi avec rapidité des plaines de la Hongrie au cabinet de travail de Faust, au nord de l’Allemagne, puis d’un cabaret de Leipzig aux rives parfumées de l’Elbe, ou encore de la chambre de Marguerite à la vision exaltante d’une « Nature immense, impénétrable et fière » (Scène XVI) dans laquelle Faust cherche à se fondre.
Le compositeur a suivi les chemins détournés de son inspiration sans tenir compte des contraintes d’une salle d’opéra renouant avec l’esprit de la « symphonie à programme », genre nouveau dans lequel il s’était brillamment illustré en composant La Symphonie fantastique (1830). Berlioz invente une nouvelle forme d’œuvre dramatique en demandant à l’auditeur-spectateur de suivre les « méandres » de son imagination occupée à rendre le cheminement intérieur de son héros. Et quand on lui reproche l’incohérence dramatique de son « opéra », il s’insurge en se justifiant avec une belle sincérité dans la Préface à la partition :
« Pourquoi l’auteur, dit-on, a-t-il fait aller son personnage en Hongrie ? Parce qu’il avait envie de faire entendre un morceau de musique instrumentale dont le thème est hongrois. Il l’avoue sincèrement. Il l’eût mené partout ailleurs, s’il eût trouvé la moindre raison musicale de le faire ».
En réalité, cette Marche Hongroise (Scène III) basée sur le thème de la Marche de Rakoczy est le seul morceau nouveau que Berlioz ajouta à son premier projet. Elle avait remporté un immense succès à Budapest lors de sa création en février 1846. Ce choix nous indique assez que le but du musicien n’était pas de « reprendre » le drame de Goethe pour nous « raconter » à son tour les aventures de Faust, sulfureux magicien et alchimiste qui aurait vécu en Allemagne du Sud entre 1480 et 1540.
« Modifier le chef-d’oeuvre de cent façons diverses » ?
« Je ne m’étais pas astreint à suivre le plan de Goethe, et les voyages les plus excentriques peuvent être attribués à un personnage tel que Faust sans que la vraisemblance en soit en rien choquée ».
Grand admirateur des opéras « symphoniques » de Carl Maria von Weber (1786-1826), Hector Berlioz confie à l’orchestre le soin de faire se succéder avec la rapidité et la variété d’un kaléidoscope les différents lieux du drame. L’intériorité des personnages est elle aussi restituée grâce à une exceptionnelle virtuosité orchestrale. La variété des tons et des couleurs dont se pare l’orchestre était alors inédite en France.
Emporté par son inspiration, le compositeur finira par s’investir totalement dans son projet en rédigeant lui-même conjointement texte et musique :
« Je fis les vers qui me manquaient – confie-t-il dans ses Mémoires – au fur et à mesure que les idées musicales me venaient, et je composai ma partition avec une facilité que j’ai bien rarement éprouvée pour mes autres ouvrages ».
Retournant aux sources du premier romantisme allemand, Berlioz en traduit musicalement tous les thèmes-clefs : l’obsession de la solitude, la conscience d’une irréductible singularité, l’idéalisme et l’exaltation amoureuse, le fantastique et le féérique, le sentiment de la nature… Les cinq piliers du Romantisme, que sont le voyage, la nature, l’amour, la nuit et la mort, sont au cœur de La Damnation de Faust. Le caractère composite de l’ouvrage le rattache clairement aux principes esthétiques du romantisme parmi lesquels se trouve le mélange des genres.
Comme Don Giovanni précipité dans les flammes de l’enfer à la fin du chef-d’œuvre de Mozart, Faust est voué à la damnation dans l’opéra de Berlioz. Dans la Préface à la partition, le musicien se démarque nettement de Goethe : « Le titre seul de cet ouvrage indique qu’il n’est pas basé sur l’idée principale du ‘Faust’ de Goethe, puisque, dans l’illustre poème, Faust est sauvé ». Berlioz revendique la possibilité de « modifier le chef-d’œuvre de cent façons diverses » pour le mettre en musique. Ce choix de priver Faust de la rédemption que lui avait accordée Goethe fut vivement critiqué par certains. On accusa Berlioz d’avoir « mutilé un monument » en s’emparant du poème qui exaltait le mythe d’un héros épris de savoir et de bonheur absolus. « La Course à l’abîme » constituerait donc la plus grande modification par rapport aux intentions de Goethe. Contre la promesse de sauver Marguerite condamnée pour le meurtre de sa mère, Méphistophélès obtient de Faust qu’il signe son pacte diabolique. Au terme d’une chevauchée fantastique, Méphistophélès entraîne Faust dans les abîmes de l’enfer où il sera condamné à servir les puissances du mal (Scène XVIII).
Au-dessus de cette cavalcade qui mobilise toutes les ressources de l’instrumentation et de l’harmonie moderne, s’élèvent les poignantes modulations de la mélodie d’un hautbois. C’est le rappel de la « voix désespérée » de Marguerite, véritable contrepoids à Méphistophélès, celui dont « l’ardent regard pénètre ainsi que l’éclat d’un poignard et qui, comme la flamme, brûle et dévore l’âme » (Scène V). Au début de la Quatrième Partie (Scène XV), Marguerite évoquera une autre flamme tout aussi ardente, celle de l’amour qui « consume (ses) beaux jours »… La sonorité mélancolique du cor anglais vient rehausser la déchirante beauté de cette célèbre romance, dernière apparition de l’amante abandonnée. Le dernier air de Faust à la scène suivante, la fameuse « Invocation à la nature », est une réponse cruelle au désespoir de la jeune femme. Faust qui n’aime déjà plus Marguerite, aspire désormais à se fondre dans l’immensité de la Nature, seule capable de donner « trêve à son ennui sans fin ». Après les désillusions nées des aventures promises par Méphistophélès qui proposait de lui donner « tout ce que peut rêver le plus ardent désir » (Scène V), Faust glorifie la Nature : « Sur ton sein tout-puissant je sens moins ma misère, Je retrouve ma force, et je crois vivre enfin » (Scène XVI).
Si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit que la ressemblance entre le héros de Goethe et celui de Berlioz est plus grande qu’il n’y paraît. Dans Faust, première partie de la tragédie, qui est la source de Berlioz, le héros imaginé par Goethe est assez proche d’un autre de ses personnages, envahi lui aussi par le « mal de l’isolement », Werther. Madame de Staël reprochait d’ailleurs à ce premier Faust son indécision, son manque de caractère et de force face au personnage de Méphistophélès, le meneur de jeu, véritable héros du drame qui mène Faust à sa perdition en le poussant constamment à la transgression. Dans La Damnation, les quatre monologues de Faust présentent toutes les facettes du héros romantique. Introspection et singularité, sentiment de solitude absolue, échec de la passion amoureuse et aspiration à l’anéantissement sont les mêmes chez Werther et Faust.
Au début de la Deuxième partie, dans la solitude de son cabinet de travail, Faust s’abandonne au désespoir, ne sachant s’il souhaite renaître ou s’abandonner à la mort :
« Oh ! Je souffre ! Je souffre ! (…) Par le monde où trouver ce qui manque à ma vie ? Je chercherais en vain, tout fuit mon âpre envie ! Allons, il faut finir !... Mais je tremble… Pourquoi trembler devant l’abîme entr’ouvert devant moi ?... Ô coupe trop longtemps à mes désirs ravie (…) verse-moi le poison Qui doit illuminer ou tuer ma raison. »
Et c’est au moment où le chant de la Fête de Pâques semble pouvoir le réconcilier avec la foi de son enfance que Méphistophélès fait irruption pour lui faire voir ces « merveilles » qui le conduiront définitivement à sa perte.
Une « indifférence inattendue »
La Damnation de Faust suscita fort peu d’enthousiasme lors de sa création à l’Opéra-Comique le 6 décembre 1846. Le public fut déconcerté par l’aspect novateur de sa conception. S’agissait-il d’une sorte de symphonie avec chant comme on a pu l’écrire à l’époque dans la fameuse Revue des Deux Mondes ? Pouvait-on encore parler d’ « opéra » ou s’agissait-il d’un « oratorio » ? Dans ses Mémoires, Berlioz revient sur cet échec :
« Rien dans ma carrière d’artiste ne m’a plus profondément blessé que cette indifférence inattendue. La découverte fut cruelle, mais utile au moins, en ce sens que j’en profitai, et que depuis lors, il ne m’est pas arrivé d’aventurer vingt francs sur la foi de l’amour du public parisien pour ma musique ».
En dépit de ses efforts pour assurer la publicité d’une œuvre dans laquelle il s’est totalement investi, le compositeur dirige devant une salle à moitié vide. Cet échec provoque la ruine de Berlioz. La Damnation de Faust ne devait plus jamais être donnée en France de son vivant alors qu’elle sera jouée à l’étranger, et bien accueillie, notamment en Allemagne, à Weimar, grâce au dédicataire de la partition, Franz Liszt. Il fallut attendre 1877 pour qu’Edouard Colonne et Jules Pasdeloup inscrivent La Damnation au programme du Châtelet où elle fut donnée dans son intégralité. Et plus d’une cinquantaine d’années après sa première exécution en concert à l’Opéra-Comique, l’ouvrage est enfin mis en scène pour la première fois à l’Opéra de Monte-Carlo en 1893 sous l’impulsion de son directeur, Raoul Gunsburg (1860-1955). La Damnation entrera au répertoire de l’Opéra de Paris en 1910.
Une des plus belles partitions romantiques, parfois traitée de « monstre » en raison de son caractère hybride et fragmentaire, a finalement réussi à s’imposer sur les plus grandes scènes lyriques du monde entier, même si selon le mot de Théophile Gautier son compositeur l’avait essentiellement destinée à notre « scène idéale ».
Catherine Duault
28 novembre 2015 | Imprimer
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