C’est le phénix qui renait de ses cendres. Après sept années de travaux, le Théâtre Bolchoï de Moscou rouvre enfin ses portes, flamboyant, pimpant neuf, doté d’une scène et d’une machinerie dernier cri, et, pour couronner le tout, d’une acoustique améliorée – Placido Domingo en personne, dit-on, est venu la tester cet été avec un air de La Dame de pique. Le 28 octobre 2011, 1700 spectateurs pourront découvrir l’ensemble dans un gala réunissant Dessay, Gheorghiu, Urmana, Hvorostovsky, Domingo ainsi que les Solistes et le Corps de Ballet du Théâtre Bolchoï. A la baguette : Vassily Sinaisky. En contrepoint de ce plateau de stars réglé par Dmitri Tcherniakov, un bouquet d’archives projetées sur grand écran. Cinq jours plus tard, le 2 novembre, le rideau se lèvera sur Rousslan et Ludmilla, l’opéra féérique de Mikhaïl Glinka, dans une nouvelle production du même Tcherniakov : la promesse d’une rencontre captivante entre cette pièce maitresse du Bolchoï (au répertoire du théâtre depuis 1868) et un metteur en scène qui aime bousculer les codes et tordre le cou à quelques traditions. Oubliés, donc, les retards dans les travaux, les milliers d’embûches survenues au cours de l’aventure et les ardoises corsées (la Russie aurait déboursé près d’un milliard d’euros entre 2004 et 2011) : place à la musique !
Danger : écroulement
En russe, Bolchoï signifie « grand ». Indissociable, au XIXe siècle, des grands chapitres de l’histoire musicale du pays, la compagnie voit le jour en 1780. Elle occupe alors le Théâtre Petrovsky, confié à l’entrepreneur anglais Michael Anglais et au Prince Urusov ; détruite par un incendie en 1805, celle-ci est remplacée par une seconde salle bâtie par Bove et Mikhaïlov, qui disparait à son tour sous les flammes le 11 mars 1853. Coût de la catastrophe : 10 millions de roubles.
Le troisième théâtre est érigé sur les plans d’Alberto Cavos, également l’architecte du futur Mariinsky de Saint-Pétersbourg. Non loin du Kremlin et de la Place Rouge, ce nouveau Théâtre Bolchoï (autrement dit l’actuel) ouvre ses portes en 1856. Il compte environ 2000 places réparties sur un orchestre, cinq rangées de loges et un sixième balcon, la loge officielle occupant, elle, deux étages au centre.
En réalité, on s’est un peu précipité pour reconstruire le théâtre qui, à l’époque, devait être impérativement prêt pour le couronnement du tsar Alexandre II. On s’est même tellement hâté qu’on a fait peu de cas du terrain mouvant sur lequel reposaient ses fondations : de nombreuses malfaçons apparaissent ainsi dès l’édification du bâtiment.
Certaines restaurations, entreprises après la Seconde Guerre Mondiale puis sous le régime soviétique, n’arrangeront rien : les soubassements resteront fragiles, et le Bolchoï sera toujours sur le point de s’écrouler. Un vrai casse-tête pour les équipes, qui dès 2004, ont découvert ces dégâts : « Le gros souci a été de conserver le bâtiment intact, explique Mikhail Sidorov, porte-parole de la société Summa Capital, chargée de la rénovation, il y avait d’énormes fissures de plus de trente centimètres de longueur sur les murs porteurs et il y avait un vrai danger d’effondrement. Nous y sommes arrivés grâce à un système ingénieux : nous avons suspendu le bâtiment en l’air, pendant que les fondations vieilles de plus d’un siècle étaient rénovées à la main. » Le monument a donc « flotté » sur ses poutrelles pendant quelques années avant de pouvoir reposer sur de solides fondations… et entamer son lifting intérieur.
Cinq kilos d’or
Côté décoration, le Bolchoï de 2011 devrait ressembler comme deux gouttes d’eau… au Bolchoï des Tsars. Envolés les emblèmes du Parti et les revêtements de sol soviétiques ! Retour aux parquets en chêne massif, aux armoiries tsaristes et aux patines d’antan. Les muses illuminent de nouveau les bleus du plafond, tandis que l’éclat des stucs, des boiseries et du gigantesque lustre justifie aisément les cinq kilos d’or massif déployés – trois mille personnes y ont travaillé quotidiennement.
Le nombre de places, lui, a été ramené de 2100 à 1700. Quant à la superficie générale du théâtre, elle devrait avoir augmenté de 50 000 mètres carrés, avec des foyers et des vestibules supplémentaires pour le public.
Derrière les pourpres et les ors, c’est, côté plateau, tout aussi étonnant. Accueillis depuis 2002 sur la « Nouvelle Scène » voisine – un clinquant théâtre à l’italienne provisoire de 900 places construit de l’autre côté de la rue – les spectacles du Bolchoï vont retrouver « leur » scène historique, mais pas n’importe laquelle : une scène hydraulique conçue par la société allemande Bosch Rexroth, désormais la plus grande de ce type en Europe. La création d’une arrière-scène devrait pour sa part faciliter les changements de décor, et un espace souterrain permettre le stockage et l’alternance simultanée de quatre ou cinq productions lyriques et chorégraphiques – car le Bolchoï, ne l’oublions pas, est aussi le temple de la danse. Enfin, la fosse d’orchestre rénovée pourra accueillir 130 musiciens : modulable, elle saura restituer la délicatesse feutrée des scènes lyriques d’Eugène Onéguine mais aussi faire résonner l’orchestre gargantuesque des ballets de Stravinski, ou naviguer dans les parfums enchanteurs des épopées de Rimsky-Korsakov, comme Sadko ou La Fiancée du tsar, une vraie spécialité maison.
Une affaire de patrimoine
Bien des pages de l’opéra russe ont vu le jour au Théâtre Bolchoï, qui a toujours disputé au Mariinsky de Saint-Pétersbourg le symbole de l’excellence nationale : Tchaïkovski y donne Le Voïévode en 1869, Mazeppa (1884) puis Les souliers de la reine (1887). A peine sorti du Conservatoire, Serge Rachmaninov y fait jouer son bouillonnant Aleko (1893), suivi du Chevalier avare et de Francesca da Rimini (1906). En 1888, Boris Godounov de Moussorgski fait une entrée retentissante au répertoire du Bolchoï, et en 1901 l’illustre basse Feodor Chaliapine vient incarner Ivan le Terrible dans La Pskovitaine de Rimski-Korsakov ; notons que la plupart de ces ouvrages appartiennent soit à l’histoire soit à la féérie, deux genres qui féconderont l’opéra russe tout au long du XIXe siècle, suivant la voie indiquée par Glinka à travers ses deux chefs-d’œuvre Ivan Soussasine et Rousslan et Ludmilla.
Après la Révolution, le Bolchoï est utilisé à des fins politiques : Lénine s’y exprime, le Soviet Suprême s’y rassemblera… On fait appel, en tant que directeur, au ténor wagnérien Leonid Sobinov (1872-1934). En 1919, le théâtre accueille, sous la direction de Sergei Koussevitzky, le premier concert symphonique de son histoire. Seize ans plus tard, Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch embrase le public moscovite : le couperet stalinien ne tardera pas à tomber sur cette Lady de tous les scandales, bientôt jetée aussitôt au cimetière des chefs-d’œuvre ; elle saura heureusement y revenir par la grande porte…
Depuis des décennies, le Bolchoï et son public se gorgent de spectacles aux décors fauves et aux costumes bigarrés : des codes dont le répertoire russe n’a pas l’exclusivité – les pages de Verdi, Bizet, Puccini y connaissent de spectaculaires triomphes ! En 1959, une Carmen voit s’affronter Irina Arkhipova et Mario Del Monaco : elle chante en russe, lui en italien, mais la compréhension est immédiate et l’entente électrique, confondante de vérité ; c’est une soirée historique que les caméras ont heureusement pu préserver. L’un des événements marquants des années 1970 est la création des Ames mortes du compositeur russe Rodion Shchedrin (1977) : ces trois actes tirés d’une nouvelle de Gogol tissent un lien dérangeant entre le trafic mené avec les âmes mortes et les méthodes de certains dirigeants soviétiques en place ; en pleine ère Brejnev, Shchedrin met sa muse au service d’un vibrant hommage aux souffrances du peuple russe. Citons encore, parmi les grands noms qui ont fait la gloire de la troupe du Bolchoï, les chanteurs Sergeï Lemeshev, Mark Reizen, mais aussi Vladimir Atlantov, Evgeny Nesterenko, Elena Obraztsova, Galina Vichnevskaïa…
Plus récemment, le Bolchoï s’est ouvert à une certaine forme de modernité scénique – une radicalité disent certains : l’Eugène Onéguine mis en scène par le fameux Tcherniakov en 2008 a fait crier au scandale des spectateurs peu habitués à ce que soient relus avec autant de liberté (d’irrespect ?) les vers de Pouchkine ; l’illustre soprano Galina Vichnevskaïa déclara sur le moment qu’elle ne mettrait plus jamais les pieds au Bolchoï après ce spectacle. Et demain, que nous réserve ce Rousslan et Ludmilla ?
Le Bolchoï deviendra-t-il la nouvelle capitale lyrique russe ? Gageons que le Mariinsky de Valery Gergiev saura rivaliser avec ce vieux compagnon de route, enfin de retour à ses côtés. Après Rousslan (affiché jusqu’au 10 novembre prochain), les spectateurs pourront aussi découvrir cette saison, entre deux ballets, un nouveau Chevalier à la rose (avril 2012) puis, en juin, la rare Enchanteresse de Tchaikovsky. Si les moscovites ont eu tout le temps de s’habituer à la nouvelle façade – éclatante – de leur théâtre, sortie de ses bâches en 2010, c’est animé d’une toute autre émotion qu’ils en pousseront les portes en ce mois d’octobre. Gageons que celles-ci ne sont pas prêtes de se refermer.
-- par Clément Rié-Prévost
28 octobre 2011 | Imprimer
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