Le « manifeste pour l'opéra » de Kirill Serebrennikov

Xl_kirill-serebrennikov-manifeste © Kirill Serebrennikov

Kirill Serebrennikov met en scène Don Carlo à l’Opéra de Vienne et considère que l’œuvre de Verdi est celle qui traite « plus que tout autre du pouvoir comme antithèse de la liberté ». L’institution viennoise publie le « manifeste pour l’opéra » du metteur en scène, qui revendique un art lyrique solidement ancré dans la société.

L’opéra est un art total qui fait se rencontrer la musique et le théâtre, et la primauté de l’un sur l’autre alimente les causeries de lyricomanes depuis que le genre existe ou presque – peu ou prou, le théâtre doit-il être au service de la musique ou la musique doit-elle au contraire accompagner l’expression théâtrale ? En juin dernier dans le cadre d’une conférence destinée aux étudiants en théâtre de l’Université de Vienne, le metteur en scène Kirill Serebrennikov apportait sa contribution au débat, en détaillant son « Opernmanifest », son manifeste pour l’opéra.

Le même Kirill Serebrennikov met en scène la production de Don Carlo que l’Opéra de Vienne donnera à partir de ce 26 septembre, et comme pour y préparer le public, l’institution viennoise publie le manifeste du metteur en scène.

Or, que ce soit au regard de ses origines russo-ukrainiennes ou de ses convictions politiques (il a été assigné à résidence pendant deux ans en Russie, avant de s’exiler à Berlin), Kirill Serebrennikov considère que « tout ce qu(’il) fai(t) aujourd'hui a une résonance politique, qu(’il) le veuille ou non ». Parallèlement, il considère aussi que l’opéra de Verdi qu’il met en scène à Vienne est celui qui « parle plus que tout autre opéra du pouvoir comme antithèse de la liberté et de tout ce que ce pouvoir provoque : oppression, violence, emprisonnement, meurtre ». On imagine sans mal que sa lecture théâtrale de Don Carlo sera influencée par ses opinions politiques et son manifeste publié par l’Opéra de Vienne entend justifier cette approche.

Révéler la musique par le théâtre

Kirill Serebrennikov part ainsi d’un constat : à l’origine, l’opéra était le fruit de la collaboration de deux auteurs, un compositeur et un librettiste. Aujourd’hui, la production d’un opéra est néanmoins devenue « le champ de bataille de nombreuses personnalités créatives : des chefs d'orchestre, des chanteurs, des artistes vidéo, des chorégraphes ou encore des dramaturges ». Tous ont une lecture de l’œuvre et il appartient au metteur en scène d’en porter la synthèse dans un manifeste : « un manifeste pour la suprématie du beau ; un manifeste qui affirme que l'homme est au centre de l'univers ; un manifeste qui fait de la précision, de la force et de l'inspiration de tous les participants un miracle ».

(...) le rôle du metteur en scène consiste d’abord à « révéler la musique », (mais) « l'abstraction de la musique, le plus métaphysique et le plus immatériel des arts, se doit d’être contrebalancée par le caractère concret et tangible d'un monde créé sur la scène de l'opéra ».

Comment ? En s’appuyant sur la musique, « composante fondamentale de l’opéra, mais qui n’en est pas l’unique composante ». Selon Kirill Serebrennikov, le rôle du metteur en scène consiste d’abord à « révéler la musique », c’est-à-dire à aider le spectateur « à l’entendre et à la comprendre au regard de son propre prisme ». Cette compréhension de la musique est « une prise de risque, mais peut conduire à des découvertes incroyables, et l’essentiel est donc de reconnaitre la beauté de la musique ».

Pour autant, cette idée qui consisterait à ne servir que la musique est illusoire. Pour le metteur en scène, une telle intention ne peut conduire qu’à une lecture artificielle de l’œuvre, à la médiocrité et l’ennui, et « l’ennui sur scène est impardonnable ». De même, Kirill Serebrennikov n’a pas de mots assez durs à l’égard des metteurs en scène qui chercheraient à susciter des sentiments chez le public par l’artifice : « le théâtre montre l’humanité dans son état le plus extatique, et par définition, il ne peut pas tolérer le mensonge ». L’authenticité est donc le cœur de la théâtralité, l’authenticité des sentiments, des actions, des intentions. Il poursuit : « l'abstraction de la musique, le plus métaphysique et le plus immatériel des arts, se doit d’être contrebalancée par le caractère concret et tangible d'un monde créé sur la scène de l'opéra ».

« L'opéra est un miroir qui ne reflète pas la vie, mais le spectateur »

Quelle forme doit prendre ce monde concret créé sur scène ? Selon le metteur en scène, « l'opéra, comme au fond toute forme d’art, est un miroir qui ne reflète pas la vie, mais le spectateur ». Il poursuit : « Ce miroir peut être de guingois, terni ou brisé, mais ce doit être un miroir et le metteur en scène a la responsabilité de faire en sorte que ce miroir reflète effectivement quelque chose ».

(...) une mise en scène controversée peut être le signe que le metteur en scène « a réussi quelque-chose de nouveau et de stimulant intellectuellement, qui fait sortir le spectateur de sa zone de confort » (...) et certaines de ces mises en scène ont engendré « des spectacles importants qui ont radicalement changé le théâtre lyrique au niveau international ».

Ce reflet peut néanmoins être diversement apprécié par le public : les mises en scène d’opéra sont parfois sujettes à controverses et plus ou moins bien accueillies par les spectateurs. Selon Kirill Serebrennikov, cette critique peut avoir des sources diverses : le public peut s’offusquer du reflet qu’on lui propose (la colère du barbare qui se découvre lui-même dans le miroir), mais aussi de ne pas se reconnaitre dans le reflet qu’on lui propose (notamment quand un metteur en scène méprise le public). Il estime néanmoins qu’une mise en scène controversée peut être le signe que le metteur en scène « a réussi quelque-chose de nouveau et de stimulant intellectuellement, qui fait sortir le spectateur de sa zone de confort ».

Kirill Serebrennikov revendique quoi qu’il en soit cette vision théâtrale forte : certaines de ces mises en scène ont engendré « des spectacles importants qui ont radicalement changé le théâtre lyrique au niveau international ». Il poursuit : aujourd’hui, « une nouvelle génération de metteurs en scène, qui dispose des technologies du théâtre moderne, se doit de transformer l'opéra en un genre nouveau », précisément parce que l’opéra est une « œuvre d’art total » : à ce titre, « toutes les formes d’arts émergentes peuvent et doivent être utilisées dans l’opéra ».

Le rôle du metteur en scène apparait dès lors bien sérieux. Selon Kirill Serebrennikov, il convient peut-être néanmoins de le relativiser : le metteur en scène rappelle aussi qu’une « représentation d'opéra est comme un mandala bouddhiste, créé grâce aux efforts immenses de nombreuses personnes depuis des siècles, mais qu’elle est aussi par nature éphémère et disparaît dès lors que le public quitte le théâtre – et le reflet du monde est alors remplacé par le monde lui-même ».

par

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading