On commémore cette année le 450e anniversaire de la naissance de Claudio Monteverdi et pour l’occasion, le Théâtre des Champs Elysée donne une nouvelle production du Retour d’Ulysse en sa patrie, mise en scène par Mariame Clément et confiée à la baguette de la cheffe Emmanuelle Haïm – une équipe volontairement très féminine pour adapter une œuvre largement articulée autour de son principal personnage féminin, Penelope, interprétée ici par Magdalena Kožená aux côtés de Rolando Villazón.
En attendant de découvrir cette production, nous revenons sur la genèse de ce Retour d’Ulysse, l’un des premiers opéras destinés à un public ayant payé sa place, à une époque où le genre quittait les cercles aristocratiques.
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Partition d’Il Ritorno di Ulisse in patria; © DR
Longtemps des doutes ont subsisté sur l’authenticité du Retour d’Ulysse dans sa patrie. On considérait comme définitivement perdu cet opéra de Claudio Monteverdi (1567-1643) avant que l’on en retrouve à Vienne, en 1880, une copie manuscrite anonyme. Des divergences entre le livret et la partition suscitèrent bientôt des doutes sur la réelle paternité de l’œuvre. Un certain mystère entourait également la date et le lieu de la création de ce « Dramma in Musica » en un prologue et trois actes. Mais après de nombreuses polémiques, il semble aujourd’hui établi que le Retour d’Ulysse a été créé en 1640 ou 1641 à Venise, au Théâtre San Giovanni e Paolo.
En dehors de Monteverdi, quel autre musicien aurait pu concevoir cette œuvre ? Elle s’inscrit parfaitement dans l’évolution de celui qui s’impose comme un des acteurs essentiels de l’histoire du théâtre lyrique. Avec Orfeo, en 1607, le compositeur avait inventé pour un cercle d’érudits et d’aristocrates, l’opéra tel que nous le connaissons encore aujourd’hui. Monteverdi donnait à ce nouveau genre de spectacle, né quelques années auparavant, une structure, une cohérence dramatique et un langage musical. Trente ans plus tard, en 1637, avec l’ouverture à Venise du premier théâtre public payant, le San Cassiano, l’opéra naissant va connaître un nouvel essor qu’illustre parfaitement le Retour d’Ulysse. Il faudra désormais séduire le public qui a payé sa place, fut-ce au détriment de la recherche d’une beauté formelle qui était au cœur de l’Orfeo. Avec Le Retour d’Ulysse, Monteverdi apporte sa réponse au nouveau phénomène de l’opéra public en développant une musique plus émotionnelle, plus expressive et plus accessible. Point d’équilibre entre les recherches passionnées de la Renaissance et l’opéra baroque à venir, Le Retour d’Ulysse témoigne d’un changement essentiel : l’opéra a quitté les cercles aristocratiques où il a vu le jour pour conquérir les scènes des théâtres où le grand public pourra le découvrir.
Le maître du madrigal
Claudio Monteverdi ; DR
Ce n’est qu’au début du XXème siècle que l’on redécouvre Claudio Monteverdi – mais d’abord comme le maître incontesté du madrigal. En explorant ce type de chanson polyphonique profane, d’une écriture très savante, qui s’est développé durant le XVIème siècle sous l’impulsion d’éminents musiciens comme Roland de Lassus (1532-1594), Monteverdi ouvre de nouvelles perspectives au théâtre musical. De son premier Livre de madrigaux paru en 1587 jusqu’à son dernier et neuvième publié à titre posthume en 1651, le compositeur s’est attaché à explorer le potentiel expressif de la parole mise en musique. Initié à la tradition polyphonique de la Renaissance italienne par Marc’Antonio Ingegneri (1535-1592), Monteverdi entendait bien transformer l’héritage de ses devanciers en rompant avec la complexité de la polyphonie pour atteindre une plus grande expressivité, ce qui était indispensable dans la perspective nouvelle qui se dessinait avec la naissance du théâtre lyrique.
Un difficile retour aux sources
Que reste-t-il des opéras composés par le musicien ? Presque rien et cependant suffisamment pour faire de lui un des principaux initiateurs de ce nouveau type de spectacle avec trois ouvrages qui marquent chacun une étape décisive : Orfeo (1607), Le Retour d’Ulysse et Le Couronnement de Poppée (1643). Plusieurs autres œuvres ont à jamais disparu et les deux dernières ont alimenté bien des polémiques chez les musicologues. La partition originale du Retour d’Ulysse et celle du Couronnement de Poppée offrent les mêmes incertitudes qui s’expliquent en partie par les habitudes de l’époque. Très peu nombreux sont les opéras qui furent imprimés au XVIIème siècle et seul l’Orfeo a bénéficié de deux éditions en 1609 et 1615, alors que les deux autres opéras de Monteverdi ne nous sont parvenus que sous forme de copies manuscrites. Encore faut-il préciser que ces partitions sont assez lacunaires et inévitablement tributaires des erreurs des copistes. En ce milieu du XVIIème siècle, le compositeur règle tous les détails au moment de l’exécution de son ouvrage sans penser à laisser une partition d’ensemble qui retranscrirait fidèlement ses intentions. Le spectacle une fois terminé, tout le matériau instrumental était dispersé jusqu’à la prochaine représentation. Rompus à l’art de l’ornementation et de la variation, les musiciens pratiquaient naturellement l’improvisation. C’est pourquoi le manuscrit du Retour d’Ulysse ressemble à un canevas qui requiert la compétence d’un musicologue et surtout, l’intuition artistique des interprètes. Une simple ligne de chant et une basse continue sans aucune autre indication instrumentale ouvre la porte à différentes interprétations. A partir du XXème siècle, plusieurs compositeurs ont donc essayé de pallier la perte de certaines scènes comme celle de la danse des Maures (Acte 2, scène 6) ou celle du cortège des ombres des Prétendants (Acte 3, scène 2). Vincent d’Indy (1851-1931) fut un pionner dans la renaissance du Retour d’Ulysse. On lui doit la première impression en 1926 de la partition qu’il avait adaptée pour la scène l’année précédente. Plus près de nous, Nikolaus Harnoncourt en 1977 et René Jacobs en 1992 insufflèrent une nouvelle vie à une œuvre « ouverte » dont les lacunes appellent une forme de « réécriture » en stimulant l’imagination créatrice des interprètes.
Le Retour d’Ulysse garde encore une part de mystère. L’ouvrage avait été mentionné comme l’avant-dernier opéra de Monteverdi, créé au Teatro San Cassiano en 1641, dans une source importante pour l’histoire de l’opéra, les Memorie teatrali di Venezia de Cristoforo Ivanovitch, parus en 1681. Si l’on y trouve recensés tous les opéras donnés à Venise entre 1637 et 1681, on y rencontre aussi beaucoup d’inexactitudes. L’authenticité du manuscrit du Retour d’Ulysse retrouvé à la bibliothèque Nationale de Vienne en 1880 fut remise en cause par la comparaison avec un livret retrouvé à Venise : alors que le livret prévoyait cinq actes la partition n’en comportait que trois. Certaines scènes ne figuraient pas dans la copie viennoise. Autant de différences firent naître des doutes sérieux mais il n’était pas rare que pour de simples raisons de commodités les œuvres soient adaptées aux différents théâtres qui devaient les recevoir.
Drame et musique
Quoi qu’il en soit, c’est la présence d’éléments stylistiques révélateurs qui conduisent à attribuer Le Retour d’Ulysse à Monteverdi. L’ouvrage s’inscrit dans la continuité de ses recherches désormais orientées par un fait majeur : dépassant le champ de l’expérimentation stimulée et financée par l’aristocratie cultivée, l’opéra est devenu un spectacle payant destiné à divertir un large public.
Euridice de Jacopo Peri; © DR
Dans le sillage de la création de l’Euridice de Jacopo Peri qui marque la naissance de l’opéra en 1600, Monteverdi avait réalisé la synthèse de différentes traditions musicales avec la volonté de subordonner la forme à l’expression des sentiments. Il avait mobilisé toutes les ressources du théâtre et de la poésie, du chant et de la musique instrumentale, pour créer le premier chef-d’œuvre de l’art lyrique, Orfeo, représenté devant un public d’amateurs très éclairés, les membres de la prestigieuse « Accademia degli Invaghiti ». Cette docte assemblée d’érudits et d’aristocrates était présidée par le prince François de Gonzague commanditaire de l’Orfeo « favola in musica ». Une trentaine d’années plus tard Le Retour d’Ulysse ne sera plus une fable en musique mais un « dramma in musica », autant dire une nouvelle forme conçue dans un véritable souci d’efficacité scénique. La musique ne sera plus une fin en soi, mais elle sera intimement liée à une action dramatique qui doit captiver l’auditoire.
Du livret à la musique
Céramique de la scène de reconnaissance entre Ulysse et sa nourrice; DR
C’est Giacomo Badoaro (1602-1654), sénateur de la République de Venise et poète amateur, qui rédige le livret du Retour d’Ulysse. L’Odyssée relate les multiples péripéties qui retardent dix années durant le retour d’Ulysse dans sa patrie, mais c’est la troisième et dernière partie du poème, intitulée « La Vengeance d’Ulysse » qui a retenu l’attention de Monteverdi et de son librettiste. Les onze derniers Chants de l’Odyssée fournissent ainsi la matière de trois actes qui restent fidèles au récit d’Homère. Le thème du retour des héros de la Guerre de Troie a été la source d’innombrables ouvrages. A travers les siècles, écrivains et musiciens, poètes et dramaturges se sont emparés des récits liés aux conséquences d’une absence et d’un retour ardemment espéré ou redouté. Après dix années d’errance sur la mer, Ulysse retrouve son épouse Pénélope qui l’a attendu avec une patience et une fidélité qui sont devenues légendaires.
L’action de l’opéra est très riche tout en restant parfaitement équilibrée et limpide. Badoaro multiplie les épisodes et met en scène de nombreux personnages dans des lieux différents sans jamais perdre de vue l’efficacité dramatique. Il faut conquérir le public avec du spectaculaire, pratiquer le mélange des genres en introduisant des personnages comiques, briser la continuité avec des intermèdes tout en s’assurant que chaque élément conserve sa justification. Monteverdi met tous les moyens musicaux au service du déroulement de ce drame dont l’éclat sera rehaussé par l’emploi de machineries qui permette l’incursion des dieux dans l’univers des mortels. Le Retour d’Ulysse donne à chaque soliste sa scène et son morceau de bravoure. Des arias et des récitatifs variés d’une grande originalité permettent aux chanteurs de faire preuve de virtuosité. Mais nous sommes encore très loin de l’esthétique de l’opéra baroque qui se développera quelques temps plus tard, conduisant des chanteurs virtuoses à revendiquer la première place au détriment du drame.
La voix humaine, « tyran des âmes »
Chez Monteverdi, la musique cherche à rendre les émotions des personnages. Comme l’écrivait un de ses contemporains, le musicien Aquilino Coppini, cette musique est : « basée sur la faculté naturelle que la voix humaine possède de provoquer les émotions en exerçant une influence des plus suaves sur l’ouïe, et en se rendant ainsi très doucement tyran des âmes ». Porté par ce qu’on pourrait appeler une musique des émotions, l’auditeur doit se retrouver lui-même dans chaque personnage comme il se retrouve dès le Prologue à travers l’allégorie de La Fragilité humaine confrontée à celles plus conventionnelles du Temps, de la Fortune et de l’Amour : « Je suis chose mortelle, humaine créature : Tout m’inquiète, un simple souffle m’abat ; Le temps qui me crée, également me combat ». Soumis aux caprices des puissances divines, Ulysse et Pénélope inaugurent une longue série de héros lyriques qui n’auront plus à l’avenir la chance de triompher comme eux de l’adversité.
Penelope (Pamela Helen Stephen), ENO, 2011,
mise en scène de Benedict Andrews; © Johan Persson
En apportant la plus grande attention au texte poétique Monteverdi parvient à rendre musicalement l’inflexion et le sens de chaque mot comme en témoigne le long monologue initial de Pénélope dominé par l’angoisse et la détresse. Cette plainte déchirante se déploie comme le fameux Lamento d’Ariane, la seule page qui nous soit parvenue du second opéra de Monteverdi, Arianna (1608). Ce type de lamentation deviendra une des caractéristiques de l’opéra vénitien plus tardif.
L’emploi de personnages secondaires, souvent comiques, permet de faire succéder des airs rythmés et plus simples à ces moments de grande tension émotionnelle. Sorte de bouffon à l’appétit insatiable, Irus répond au goût du public populaire pour les scènes comiques et réalistes. Ce personnage ridicule inaugure une longue tradition dans l’opéra vénitien, celle du pauvre bougre dont tout le monde se moque. Pour camper de tel caractère, Monteverdi dispose d’une palette musicale aussi inventive dans l’expression du comique que dans celle de la douleur et de la noblesse des sentiments.
Bâti autour de l’exaltation d’un couple exceptionnel, lié par une fidélité prête à résister au Temps, à la Fortune et à l’Amour qui s’emploient à le tourmenter, Le Retour d’Ulysse dans sa patrie continue d’exercer son pouvoir de séduction à travers les siècles. On peut trouver l’explication de cette étonnante longévité dans ce que notait un contemporain à sa création en 1640 : « Monteverdi est né dans ce monde pour régir les émotions d’autrui, aucune âme n’étant si dure qu’il ne la puisse influencer et émouvoir par son talent, ajustant les notes de musique de telle façon aux mots et aux passions que le chanteur ne peut que rire, pleurer, éprouver colère ou compassion (…) l’auditeur n’étant pas moins, et par le même élan, emporté par la variété et la force de ses mêmes émotions bouleversantes ».
27 février 2017 | Imprimer
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