Née à Lausanne de parents franco-italiens, la mezzo Marina Viotti est tombée dans la marmite musicale dès sa naissance. Son père Marcello Viotti était un grand chef d’opéra, sa mère Marie Laurence est violoniste, tandis que son frère Lorenzo est lui aussi chef d’orchestre (qui l’a d’ailleurs dirigée récemment dans Roméo et Juliette à la Scala de Milan – nous y étions). Son autre petit frère, Alessandro, est corniste à l'Opéra de Lyon, et sa sœur cadette Milena est également corniste à l'Opéra de Munich… Une vraie fratrie de musiciens très doués, et un terreau dans lequel la jeune chanteuse a pu s’épanouir, même pendant le confinement puisque tout ce petit monde s’est retrouvé à Lyon où vit la mère de ces quatre jeunes talents. Nous avons profité de ce moment pour l’interviewer sur son parcours, les temps très particuliers que nous vivons, sa vision de l’avenir et ses projets…
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Opera-Online : Ce n’est pas le cas de tous les artistes lyriques, mais vous, vous êtes vraiment tombée dans la « marmite » toute petite, n’est-ce-pas ?...
Marina Viotti : Oui exactement ! (rires). Mes parents me mettaient même dans un couffin dans la fosse d’orchestre quand j’étais bébé. Je ne bougeais pas, et j’écoutais… Toute mon enfance a été bercée par des opéras que l’on écoutait en boucle à la maison ou avec le public. Il y a des films où l’on nous voit, enfants, avec mes trois frères et sœurs, déguisés, en train de chanter et de rejouer l’opéra qu’on écoute à ce moment-là. Ce n’est pas par hasard que nous sommes tous dans la musique aujourd’hui, mes frères et sœurs et moi, même si j’ai essayé de m’en éloigner quelques années... J’y suis revenue, comme l’on revient à nos premières amours…
Parlez-nous de votre voix. Où en est-elle à ce stade ? Le belcanto semble être votre répertoire de prédilection…
Ma voix évolue plutôt bien. Elle a énormément changé en cinq ans. Quand j’ai commencé le chant, j’étais alto, je n’avais aucun aigu. Puis j’ai rencontré Raul Gimenez qui m’a fait découvrir la technique italienne (dite du « masque »), et tout à coup mon répertoire a totalement changé, et ma voix est devenue beaucoup plus légère avec des aigus, jusqu’au contre-Ré. C’est pour ça que je me suis tout naturellement tournée vers Rossini, Mozart, Haendel, Offenbach, Bellini... même si je n’ai pas perdu mes graves, ce qui me donne un ambitus très large, une tessiture typiquement « mezzo » en fait. Et depuis quelques mois, je sens ma voix grandir, elle gagne en puissance, elle s’ancre dans le corps, c’est un sentiment magique. J’espère pouvoir rester le plus longtemps possible dans le répertoire mozartien et belcantiste, pour garder ma voix souple et saine, mais je sais que je vais aussi pouvoir aborder des rôles plus lyriques dans quelques années, comme Octavian ou Charlotte...
Vous avez fait partie de la troupe du Grand-Théâtre de Genève, et vous y étiez encore il y a deux saisons. Que vous a apporté cette expérience ?
Beaucoup de bonnes choses : une stabilité, une expérience riche de rencontres incroyables, plein de rôles à mon répertoire (j’étais « cover » de toutes les mezzos qui venaient chanter…). Mes premiers pas sur une grande scène : j’ai dû chanter au pied levé la générale de Norma en tant qu’Adalgisa, littéralement cinq minutes avant le lever du rideau, alors que je n’avais pas fait une seule répétition. Je n’ai oublié que deux phrases… (rires). Ce sont des expériences qui marquent, qui montrent qu’on a de bons nerfs et qu’on est faite pour ce métier. C’était aussi un peu frustrant car je ne chantais que les petits rôles (Rosette dans Manon, Marthe dans Faust...) alors que je me savais capable de faire une Rosina ou une Dorabella. Être sur « le banc » la plupart du temps était donc parfois difficile. Mais ça nous apprend l’humilité, et la patience.
Rosina du Barbier de Séville à l’Opéra national du Rhin a donc été votre premier « premier rôle » sur une scène d'importance (nous avons assisté au spectacle), et vous deviez reprendre ce rôle rien moins que trois fois ces prochains temps sur trois autres scènes emblématiques : la Semperoper de Dresde en juin, le Gran Teatre del Liceu en juillet, et aux Soirées lyriques de Sanxay en août... Pouvez- vous nous parler de ce rôle et de ces trois projets malheureusement avortés ?...
Depuis toute petite, je suis une rossinienne dans l’âme. J’ai vu mille fois mon père diriger L’italienne à Alger ou Le Barbier de Séville, et j’ai ri à chaque fois. Je chantais les coloratures à tue-tête déjà toute petite. Ce sont des opéras qui mettent en joie et je ne connais aucun sentiment aussi génial que de faire rire les gens, et de les voir rentrer chez eux avec un grand sourire.
J’adore chanter Rosina, c’est un personnage que je trouve intéressant, avec plusieurs facettes : la femme soumise aux conventions de l’époque, mais la femme forte et ingénieuse, qui se rebelle. C’est aussi une tessiture qui me va bien, qui ne me donne aucun stress. Je monte sur scène avec uniquement du bonheur dans le cœur. J’ai eu tant de plaisir à faire mes débuts avec cette magnifique mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau, qui m’a donné tant de clefs importantes pour incarner ce personnage. Et dans une maison que j’adore, et avec une distribution formidable... Je me réjouissais donc énormément de reprendre le rôle trois fois cet été, dans tous ces endroits prestigieux. Heureusement, ce n’est que partie remise, les trois productions sont reportées.
On vous a vu récemment dans le rôle de Stéphano (Roméo et Juliette de Gounod) à La Scala de Milan. Les rôles de travestis comme celui-là nécessitent-ils un travail particulier ?
Oui cela demande de repenser toute notre façon de bouger, de sourire, de réagir. On est tout à coup un jeune garçon. Donc on n’est pas un homme, pas une femme. Le mouvement d’une main, le côté gauche de l’adolescent, la rapidité de déplacement, la lenteur aussi, tout est différent, et c’est ce qui rend mon métier – et particulièrement la tessiture de mezzo… – si intéressant ! C’est un vrai travail d’acteur ! J’ai passé du temps à travailler avec le chorégraphe de La Scala et le metteur en scène, mais aussi que le maître d’armes, car oui… nous nous battions au fleuret, et c’était génial ! (rires). Et enchaîner juste derrière sur le personnage de Melibea (NDLR : dans Le Voyage à Reims de Rossini) en femme fatale, avec hauts talons et corset, a été d’ailleurs un véritable challenge pour moi !
Vous étiez en effet en pleines représentations du Voyage à Reims de Rossini au Palau de les Arts de Valencia au moment de l’annonce du confinement en Espagne... Comment cela s’est il passé pour vous et avez-vous des regrets vis à vis de cette nouvelle production de Damiano Michieletto dont on a entendu beaucoup de bien ?
C’était une magnifique production avec une super distribution et j’ai eu beaucoup de plaisir à interpréter Melibea. Mais en même temps c’était une ambiance étrange parce que nous avions des italiens dans l'équipe qui nous relayaient les horribles nouvelles venant d’Italie et la propagation du coronavirus. Plusieurs théâtres fermaient et à Valencia on continuait... Mes collègues étaient à la fois heureux de pouvoir chanter et inquiets de ne plus pouvoir rentrer chez eux ! Finalement, on a pu faire quatre spectacles sur cinq, et tout le monde est rentré juste à temps. Moi j’étais à Lisbonne, entre les deux derniers spectacles, pour l’anniversaire de mon frère Lorenzo, et j’ai dû prendre le dernier avion pour Lyon car on avait entendu que les frontières fermaient ! Nous y sommes arrivés la veille du confinement. Du coup, toutes mes affaires sont encore à Valencia en ce moment ! (rires).
Les artistes sont durement touchés par cette crise sanitaire et on a vu ces dernières semaines plusieurs associations émerger pour leur venir en aide, ainsi que de nombreuses tribunes s’ouvrir pour alerter l’opinion sur la précarité de votre métier. Qu’en pensez-vous, et plus précisément, comment vivez-vous ce moment et comment envisagez-vous l’avenir ?...
J’ai partagé sur les réseaux sociaux plusieurs « pensées » sur cette situation, que ce soient celles de l’individu dans cette crise ou celles de la chanteuse. Il est nécessaire de prendre conscience de la précarité de notre métier, mais aussi de se rendre compte que dans ce même métier il y a des niveaux très différents. Il y a l’intermittent du spectacle, l’employé dans une troupe ou l’indépendant. Il y a le chanteur qui ne fait que des premiers rôles dans les grandes maisons, celui qui fait des seconds rôles dans les grandes maisons, celui qui fait une carrière nationale et celui qui commence tout juste... Ce sont des gens qui sont toujours aujourd’hui dans la même situation : plus de travail pendant quelques mois, mais qui ne sont pas du tout impactés de la même manière. Certains gagnent en une soirée ce que d’autres touchent en un an. Certains ont droit au chômage en ce moment quand d’autres n’ont droit à rien. C’est ce qui rend la chose un peu compliquée à gérer dans cette crise, et à appréhender aussi. Il faut donc que notre gouvernement trouve des solutions pour aider les plus précaires ! On a besoin des arts et de la musique plus que jamais dans cette période morose. Il faut trouver un moyen de continuer à faire vivre la musique. C’est ce que je m’efforce de faire, à mon humble niveau. J’essaie de créer un collectif d’artistes de plusieurs disciplines, de trouver de nouveaux moyens de faire de la musique et des projets ensemble, tout en respectant les règles sanitaires. J’essaie de garder ma voix en forme et de proposer des projets de streamings, de Drive-In (grâce à Marie-Claude Chappuis à l'origine du projet en Suisse), et de diverses collaborations via internet. J’explore, je cherche, et je donne des cours en ligne, ça me passionne ! Je suis quelqu’un de positif et d’actif, du coup je cherche des solutions et j’avance. C’est comme ça que je fonctionne...
Où et comment avez-vous vécu le confinement ? Qu’avez-vous fait de tout ce « temps libre » ?
Je l’ai plutôt bien vécu car j’étais en famille, à Lyon, chez ma mère. Entourée des gens que j’aime, avec un petit jardin et des outils de sport. Donc je n’étais vraiment pas à plaindre et même privilégiée quand je vois certaines situations dans lesquelles se sont retrouvés des gens proches. J’ai profité de ce temps libre pour faire le point sur ma vie : pas de chez-moi, pas de chéri, plus de travail ! (rires) Non plus sérieusement, j’en ai profité pour me remettre en forme physiquement, beaucoup de sport, du yoga, du sommeil... Je me suis rendu compte que j’avais pas mal enchaîné ces derniers mois et que j’avais bien besoin de cette pause... J’ai repris la lecture des philosophes grecs (j’ai étudié la philosophie avant d’être chanteuse…), j’ai commencé à apprendre le russe, j’ai fait beaucoup de musique grâce à Internet, des collaborations de plein de genres différents avec des artistes différents. C’est aussi ça que j’aime, le crossover, le mélange des genres et des gens. J’ai aussi fait le bilan de beaucoup de choses, j’ai réalisé que je courais beaucoup après le temps, que je ne m’arrêtais quasiment jamais, et que ce n’était pas forcément très sain. Que ne rien faire était aussi une bonne chose parfois. Que vivre plus lentement faisait du bien. Et que dans les épreuves, il était essentiel d’être bien entourée ! Je pense que, comme beaucoup de gens, je sors changée de ce confinement, j’aurai appris beaucoup de choses sur moi-même et sur ce qui m’est essentiel…
De quel(s) rôle(s) rêvez-vous ?
J’aimerais énormément faire mes débuts dans La Cenerentola, et aussi un Mozart : soit Sesto dans La Clémence de Titus soit Dorabella dans Cosi fan tutte ! Je pense que ce sont des rôles qui m’iraient vraiment bien, qui me feraient du bien vocalement, et que j’aurais plaisir à défendre avant de m’orienter vers un répertoire plus lyrique...
Les saisons 20/21 de nombreux théâtres sont déjà connues, pouvez-vous nous indiquer les temps forts qui émailleront votre agenda ?
Alors si tout va bien, je ferai mes débuts dans le personnage de Nicklausse au Liceu de Barcelone, je chanterai mon premier Bradamante (NDLR : dans Alcina de Haendel) à l’Opéra national du Rhin, et ce sera mon retour à La Scala de Milan avec une nouvelle production de Rigoletto ! Sans oublier Rosina au Semperoper de Dresde, ainsi qu’un grand nombre de concerts et de récitals… ce dont je me réjouis !
Interview réalisée en mai 2020 par Emmanuel Andrieu
29 mai 2020 | Imprimer
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