Si Médée est considérée comme une « tragédie en musique » (où la musique a traditionnellement pour fonction de « souligner les intentions dramatiques »), le compositeur Marc-Antoine Charpentier insufflera couleurs et émotions à un genre longtemps resté figé sous l’influence de Lully – qui fera en sorte que la musique de son contemporain soit aussi peu jouée que possible.
Aujourd’hui, à l’heure où le baroque suscite de nouveau un certain engouement, l’Opéra de Zurich donne une nouvelle production de Médée, sous la direction de celui qui a contribué à la redécouverte de l’œuvre, William Christie, avec Stéphanie d’Oustrac dans le rôle-titre. L’occasion parfaite de (re)découvrir un genre, une œuvre et un personnage.
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Quel lien de parenté peut-on déceler entre le Fidelio (1814) de Beethoven, le Pelléas et Mélisande (1902) de Debussy et la Médée (1693) de Marc-Antoine Charpentier ? Ces ouvrages ont le charme inimitable et parfois déconcertant qui s’attache aux œuvres uniques, isolées aussi bien dans la production de leur créateur que dans l’époque qui les a vus naître. On se plaît à rechercher autant qu’il est possible ce qui les rend inclassables et ce qui les a privées de descendance alors qu’elles ouvraient de nouvelles perspectives. Jean-Philippe Rameau (1683-1764) avait attendu la cinquantaine pour faire jouer sa première tragédie lyrique, Hippolyte et Aricie (1733). Bien avant lui, Marc-Antoine Charpentier aura patienté encore plus longtemps avant de voir représenté à Paris sur la scène de l’Académie Royale de Musique, Médée, son unique tragédie lyrique. Si l’on veut appréhender la portée singulière de ce chef-d’œuvre capable de rivaliser avec les meilleurs opéras de Rameau, il est nécessaire de le resituer dans son contexte historique et esthétique. Pour le spectateur du XVIIème siècle « la tragédie en musique » est fille de la tragédie antique, dont elle doit être une imitation. Il faut que s’y retrouve harmonieusement unis tous les modes d’expression : théâtre, poésie, musique et danse. La tragédie lyrique sera donc la réunion de la tragédie classique en cinq actes, de l’ancien Ballet de Cour et du spectacle à machines. Pour apprécier Médée il faut accepter de voyager à travers le temps en remontant jusqu’au siècle de Louis XIV, ce « Grand Siècle » qui porte si bien son nom.
Le mystère Charpentier
Il est assez rare que la biographie d’un musicien dont la notoriété est largement attestée, puisse présenter autant d’incertitude que celle de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704). La première interrogation porte sur la date exacte de sa naissance et le déroulement de ses premières années de formation. En l’absence de documents précis, différents travaux de musicologie ont permis de reconstruire partiellement un puzzle auquel il continue de manquer bien des pièces essentielles. La carrière et la personnalité du musicien restent enveloppées de mystère. En cela, il se situe à l’exact opposé de son contemporain Jean-Baptiste Lully (1632-1687) dont la vie défrayait la chronique. Charpentier s’est essentiellement consacré à son œuvre caractérisée par sa grande abondance et sa diversité. On y dénombre entre autres 450 pièces religieuses, près d’une centaine d’œuvres profanes et deux tragédies sacrées composées pour le Collège Louis-le-Grand : Celse martyr (1687), malheureusement perdue, et David et Jonathas (1688). Que reste-t-il aujourd’hui d’un compositeur qui figure au nombre des plus grands musiciens français du XVIIème siècle ? Pour beaucoup de mélomanes, Marc-Antoine Charpentier ne doit sa célébrité qu’au claironnant prélude de son Te Deum (1692) qui sert de générique à l’Eurovision depuis les années cinquante.
Marc-Antoine Charpentier
Il n’y a pas d’acte de naissance ou de baptême concernant Charpentier et on ne sait pas ce qui vers 1662 l’amène à partir s’installer à Rome pour étudier auprès de Giacomo Carissimi (1605-1674). Le « voyage à Rome », qu’on entreprenait afin de compléter sa formation artistique, était une pratique courante à l’époque, mais encore fallait-il pouvoir le financer. Charpentier aurait-il bénéficié du soutien d’un riche mécène ? Aurait-il déjà fait preuve d’un talent exceptionnel justifiant d’aller parfaire son éducation musicale auprès d’un maître considéré comme un des plus grands compositeurs et pédagogues italiens ? Beaucoup de traits communs rapprochent les deux hommes qui partagent un même goût du secret. Tous deux pratiquent le chant et ont une activité d’enseignant. Attachés à la puissante compagnie des Jésuites, ils ont laissé l’un et l’autre une œuvre essentiellement religieuse.
Quoi qu’il en soit, il faut retenir que Carissimi eut une influence décisive sur Charpentier. Si Médée a été si mal reçue à sa création le 4 décembre 1693, c’est en partie parce que les partisans du « style français » reprochaient à Charpentier de rompre avec la tradition lullyste en multipliant ces « italianismes » qu’il avait appris auprès de Carissimi. Ces procédés d’écriture, destinés à séduire et à soutenir l’intérêt de l’auditeur en amplifiant la tension dramatique, étaient vivement critiqués par les tenants du « bon goût » qui devait se caractériser par le naturel et la simplicité. Ce qui choquait les uns et séduisait les autres dans la musique de Charpentier, c’est une évidente volonté de se démarquer du style de Lully pour privilégier une écriture musicale plus expressive, voire plus démonstrative, en accord avec la sensibilité italianisante. Charpentier était au cœur d’une vive querelle esthétique : certains voulaient préserver une musique fondée sur l’imitation de la parole en privilégiant la déclamation alors que les autres souhaitaient explorer un art musical basé sur les ressources expressives de l’harmonie.
On peut penser que les nombreuses zones d’ombre qui nous empêchent de bien cerner la vie et la personnalité de Charpentier résultent en partie de l’incompréhension, voire de l’hostilité que suscita son désir d’innovation. Le musicien dut faire face à la polémique et aux injustices sans recueillir la reconnaissance et le succès qu’il méritait. Cela a pu le conduire à un certain effacement ou du moins à une évidente discrétion.
Sous le règne de Lully
Les premiers documents qui portent mention du nom de Marc-Antoine Charpentier sont les archives de la Comédie-Française. Il y figure comme auteur de la musique de plusieurs comédies-ballets de Molière. La collaboration entre les deux hommes débute en 1672. Pourquoi Molière décida-t-il de choisir un inconnu, Charpentier, pour remplacer Lully avec lequel il venait de se brouiller ? On peut évoquer son attirance pour la comédie italienne alliée au désir de s’opposer clairement à Lully, le plus français des Italiens, en travaillant avec un Français, élève d’un grand maître italien, Carissimi. Il est assez amusant de penser que les tenants de la musique française avaient alors pour champion un Italien qui avait francisé son nom grâce à l’ajout d’un « y », alors que les « italianistes » soutenaient un Français.
Molière
En 1672, Charpentier collabore avec Molière à La Comtesse d’Escarbagnas et à la reprise du Mariage forcé et des Fâcheux. Mais la rancœur et la malveillance de Lully se manifestent sans ambiguïté à l’occasion de la création du Malade imaginaire (1673). L’ouvrage auquel Charpentier a très largement contribué n’aura pas l’honneur d’être créé à la Cour en présence de Louis XIV comme l’espérait Molière, mais il sera simplement donné au Théâtre du Palais-Royal. Lully a vraisemblablement œuvré pour empêcher que le Roi n’entende à cette occasion une autre musique que la sienne, en l’occurrence celle de Charpentier ! Pour bien comprendre quelle était l’influence décisive de Lully, il faut savoir que depuis 1672, le musicien préféré de Louis XIV multipliait les lettres patentes par lesquelles il restreignait les libertés des musiciens de théâtre. Lully n’avait-il pas été placé au firmament par le souverain qui l’avait promu directeur « de tout le théâtre en musique » ? Tout ce contexte fait de querelles esthétiques et d’enjeu de pouvoir explique que Charpentier n’ait pas pu laisser libre cours à ses talents d’auteur lyrique avant la mort du tout puissant Lully, le 22 mars 1687.
Un opéra voué à l’oubli
Ce n’est donc que six ans après la mort de Lully que, le 4 décembre 1693, Médée est créée sur la scène de l’Académie Royale de Musique. Charpentier a pu développer son originalité et son inventivité en assouplissant le cadre de l’opéra lullyste qui reste pourtant le modèle dominant comme en témoignent les nombreuses critiques suscitées par son œuvre. Rejeté comme « un méchant opéra » par les partisans de Lully, l’ouvrage ne connaîtra que dix représentations. Certains ressentaient peut-être comme une discrète mais nette provocation l’utilisation de l’italien dans l’air « Chi teme d’amore » (divertissement de l’Acte II) ; et dans le chœur « Son gusti’idolori ».
Médée sera repris à Lille le 17 novembre 1700. Mais un incendie détruisit les décors, mettant fin tragiquement à la carrière de l’opéra. En 1724, le compositeur et musicologue Sébastien de Brossard (1655-1730) déplore que cet ouvrage « sans contredit le plus savant et le plus recherché de tous ceux qui ont été imprimés, du moins depuis la mort de M.de Lully » ait été victime « des cabales des envieux et des ignorants » alors qu’il est « celui de tous les opéras sans exception, dans lequel on peut apprendre plus de choses essentielles à la bonne composition ».
William Christie
Il fallut attendre 1984 pour que Michel Corboz et Robert Wilson fassent revivre Médée à l’Opéra de Lyon. Au même moment William Christie réalisait avec Les Arts Florissants le premier enregistrement de cette œuvre qui bénéficiera pleinement de l’engouement suscité par la redécouverte de la musique baroque. « Nous avons peut-être là le dernier grand chef-d’œuvre inconnu du répertoire français. ‘Médée’ représente la fin d’une tradition… ». C’est en ces termes que William Christie évoquait l’ouvrage lors d’un entretien avec Jean-François Labie (Avant-Scène Opéra, 1984, numéro 68) dans lequel il affirmait aussi :
« Charpentier est un grand sentimental si on le compare à ses contemporains. L’écriture et les gestes musicaux sont là pour toucher. Ce n’est pas un intellectuel ; il séduit par la couleur et l’émotion. (La musicologie) peut seulement aider à repérer les ingrédients qui contribuent à cette sentimentalité, à cette sensibilité à fleur de peau. »
C’est exprimer le plus clairement possible ce qui fait toute l’originalité de Charpentier en justifiant qu’il soit arraché à la méconnaissance et à l’oubli.
La tragédie en musique
Charpentier reprend un genre mis au point par Lully : la tragédie en musique qui, suivant la doctrine de l’imitation des Anciens, réutilise tous les éléments du théâtre antique : texte, danse et musique. Le premier opéra de Lully, Cadmus et Hermione (1673) constitue l’exemple-type de la tragédie en musique qui accorde une large place à la danse. Charpentier va insuffler une vie émotionnelle nouvelle dans cette forme figée par vingt années de suprématie lullyste.
Qui dit tragédie en musique dit prépondérance de l’auteur sur le musicien dont le nom n’apparaît que rarement sur les programmes où il est presque toujours éclipsé par le nom de l’auteur. Thomas Corneille (1625-1709) n’a pas écrit un livret mais une pièce de théâtre qui se veut l’égale des grandes tragédies de son illustre frère aîné, Pierre (1606-1684), qui avait d’ailleurs déjà écrit une Médée en 1635. A cette époque, tragédie et opéra se croisent pour allier l’art du « bien parler » et du « bien chanter ». La musique a pour fonction de souligner et amplifier les intentions dramatiques qui constituent le centre névralgique de l’ouvrage basé sur une alternance d’effets théâtraux saisissants et puissamment contrastés. Le musicien apporte une « couleur » supplémentaire au déroulement du drame. Il faut attendre la fin du XVIIIème siècle pour que l’on considère que le livret puisse être au service de la musique. C’est pourquoi le spectateur du siècle de Louis XIV attend des « acteurs lyriques » qu’ils fassent preuve de qualités dignes des plus grands tragédiens. Ils doivent utiliser les possibilités du chant pour donner encore plus de signification au texte. L’opéra est alors un art « littéraire ».
Médée, Opéra de Zurich (2017)
La tragédie en musique comporte cinq actes ordonnés autour d’un axe central, l’acte III, véritable cœur de la tragédie. Ce sera ici l’acte de Médée, celui qu’elle occupe entièrement et durant lequel se donnent à voir toutes les facettes de sa personnalité : magicienne, épouse bafouée, amoureuse passionnée et mère monstrueuse prête à faire de ses propres enfants l’instrument d’une terrible vengeance.
Le Prologue qui précède les cinq actes a de quoi déconcerter le mélomane du XXIème siècle. Au-delà du formalisme de la célébration d’un Louis XIV « triomphant », on peut le considérer comme une invitation au spectacle, une sorte de mise en condition « musicale ». Le Prologue nous rappelle que la tragédie en musique est un art typiquement versaillais. Louis XIV commandait les œuvres dont il pouvait choisir le sujet ; il était donc naturel que le prologue le désigne comme principal destinataire de l’opéra.
La présence de « divertissements » venant ponctuer l’avancée du drame est un autre trait caractéristique du genre. Constitués d’airs à chanter et à danser, de chœurs et d’ensembles, les divertissements peuvent n’avoir qu’un lien très ténu avec la tragédie. Ils mettent en scène des personnages indépendants et ils sont généralement le lieu du spectaculaire et du merveilleux. Dans Médée, Thomas Corneille a pris le parti d’imbriquer les divertissements dans l’action. Les épisodes spectaculaires liés au personnage de la magicienne Médée sont habilement enchâssés dans le drame, ou reliés à lui sous forme de divertissements dansés et chantés. Nous en avons un parfait exemple à l’Acte III, quand poussée par son irrépressible désir de vengeance, Médée appelle les puissances infernales à son secours. Les allégories de la Vengeance et de la Jalousie se joignent au chœur des Démons dans le divertissement au cours duquel Médée exulte : « L’enfer m’a répondu, ma victoire est certaine. Naissez, monstres, naissez ; tous mes charmes sont faits ». Le passage de la tragédie au divertissement s’effectue en respectant une certaine vraisemblance. La dimension fantastique gagne ainsi en puissance dramatique.
Médée, monstre ou femme bafouée ?
Depuis l’antiquité, la terrifiante Médée a fasciné les poètes, les dramaturges et les compositeurs, mais aussi les peintres et plus récemment, les cinéastes. Euripide, Sénèque et Pierre Corneille, pour ne citer qu’eux, ont mis leur art au service de la magicienne qui se venge de l’infidélité de Jason en égorgeant leurs enfants.
Thomas Corneille aurait pu se contenter de reprendre la Médée (1635) de son illustre frère. Mais, tout en citant dans son propre texte des vers entiers de son aîné, Thomas Corneille donne au personnage une grandeur et une humanité nouvelles qu’amplifie encore la musique de Charpentier. Comment susciter chez le spectateur une quelconque « sympathie » pour la vindicative magicienne, meurtrière de ses propres enfants ? Comment justifier cette violence aveugle, cette cruauté inhumaine que Médée semble symboliser plus qu’aucune autre figure mythologique ? « Les passions y sont si vives que, quand ce rôle ne serait que récité, il ne laisserait pas de faire beaucoup d’impression sur les auditeurs ». C’est ainsi que le Mercure Galant évoquait l’héroïne-titre au lendemain de la création de l’opéra. Piégée par la mesquinerie des hommes, à la fois victime et meurtrière, Médée refuse de renoncer à un amour forgé dans la complicité du crime. Avec un art consommé de l’émotion et du contraste, Charpentier parvient à rendre émouvante la Médée imaginée par Corneille : une femme pleine de grandeur confrontée à un anti-héros, Jason, personnage pitoyable, pris dans un complot politico-amoureux dont l’enjeu est le trône de Corinthe. La partition se nourrit constamment de l’intensité dramatique du livret et le chant de Médée se déploie comme un inoubliable cri de souffrance et de vengeance.
21 janvier 2017 | Imprimer
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