Alors que la production de Norma de 2013 du Festival de Salzbourg s'y étrenne de nouveau cet été, avec Cecilia Bartoli dans le rôle-titre, aux côtés de John Osborn et de Michele Pertusi, dans une mise en scène signée du duo Leiser / Caurier, nous saisissons cette occasion pour revenir plus en détails sur l'oeuvre phare de Vincenzo Bellini, maître invétéré du drame romantique.
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Comment ignorer Norma, « le rôle des rôles » qui, pour une grande partie du public amateur d’opéra, s’impose comme l’expression la plus achevée de la majesté et de la souffrance culminant jusqu’au martyre ? « Perfection de la tragédie », selon Schopenhauer, Norma apparaît à la fois comme l’archétype du personnage tragique et comme l’apothéose du bel canto romantique. Le chef-d’œuvre de ce Vincenzo Bellini emporté trop tôt par une mort foudroyante est un ouvrage aux multiples facettes : à la grandeur tragique soutenue par une noblesse d’expression rappelant Gluck ou le Mozart d’Idoménée se mêlent les prouesses belcantistes d’une héroïne romantique partagée entre les exigences de l’amour divin, les tourments de l’amour humain et les déchirements de l’amour maternel. Norma incarne la sensibilité de toute une époque qui s’éloigne du siècle de la Raison et des Lumières pour s’abandonner aux élans de la passion. « ‘Norma’ doit être chanté et joué avec fanatisme », disait une de ses plus grandes interprètes, Lilli Lehman. C’est parce que le rôle-titre constitue un véritable mythe au sein d’un univers lyrique qui en compte pourtant plus d’un, que les plus grandes ont voulu l’interpréter au risque de se perdre au contact de ce « meurtrier des voix ».
Fiasco !!! Fiasco le plus complet !!!
La première représentation de Norma à la Scala le 26 décembre 1831, est un des fiascos célèbres de l’histoire de l’opéra. Sur fond de guerre des théâtres et de rivalités entre compositeurs, Norma se heurte à l’incompréhension du public. La dimension tragique d’une œuvre qui semble déjà annoncer certaines fulgurances wagnériennes prend de cours les Milanais dont Bellini a été jusqu’alors l’enfant chéri. Aux audaces formelles et aux difficultés de la partition, s’ajoutent les mesquineries d’une cabale fomentée par une riche Vicomtesse russe pour favoriser son amant supposé, Giovanni Pacini (1796-1867), le principal rival de Bellini. Comme Carmen ou Madame Butterfly, échecs retentissants appelés à devenir rapidement des succès universels, Norma finit par s’imposer en raison même de sa singularité. Bellini ouvre ainsi de nouvelles perspectives à l’art lyrique. Mais s’agissait-il vraiment d’un fiasco aussi cuisant que celui que nous relate un compositeur terriblement déçu ? Dans une lettre à son ami Francesco Florimo, le musicien laisse libre cours à son amertume : « Je t’écris sous le coup de la douleur, une douleur que je peux difficilement t’exprimer. Je reviens de la Scala : la première de ‘Norma’. Le croiras-tu ?...Fiasco !!! Fiasco !!!Fiasco le plus complet !!! (…) Le public a été sévère ; il semble qu’il ne soit venu que pour me juger (…). Je ne reconnaissais plus ces chers Milanais qui avaient joyeusement accueilli ‘Il Pirata’, ‘La Straniera’, ‘La Sonnambula’ ». Cependant, ce désespoir ne correspond pas aux impressions décrites dans les journaux où l’on peut lire des commentaires plutôt élogieux. Quelques jours plus tard, Bellini reprend courage : « En dépit d’un formidable parti qui m’était adverse, ma ‘Norma’ a abasourdi, et plus encore hier soir, lors de la deuxième représentation. » Le triomphe est évident dès la quatrième représentation qui sera suivie de trente-cinq autres au cours de la même saison. Norma sera bientôt donnée dans trente-cinq pays en seize langues différentes ! Laissons Gaetano Donizetti conclure ce panorama d’un vrai « faux échec » : « Vous voulez savoir l’événement artistique de ces derniers temps à Milan. Le seul événement musical d’une importance extraordinaire a été les représentations de la ‘Norma’ du jeune maestro Vincenzo Bellini (…) ‘Norma’ reçut un accueil plutôt froid, avouons-le (…). En revanche depuis quatre soirées, une foule immense prend d’assaut les loges (…). Tout le monde élève au pinacle la musique de Bellini (…). Je suis convaincu et conquis par le génie de sa composition, par l’orchestration d’une riche élégance, aussi bien que de ce très haut sentiment pathétique et dramatique qui s’unit à la grandeur de l’inspiration ».
Vie et mort d’un compositeur romantique
Quelle place occupe Vincenzo Bellini (1801-1835) dans le monde lyrique italien au soir de cette première de Norma ? A l’orée de la trentaine, il apparaît déjà comme un des plus brillants représentants de l’école italienne aux côtés de Gaetano Donizetti (1797-1848). La carrière de Bellini a commencé de manière fulgurante. En 1826, il attire l’attention sur lui avec son premier grand ouvrage lyrique, Bianca e Fernando. On y perçoit d’emblée cette qualité mélodique qui restera sa « marque de fabrique », si l’on peut dire. Ces longues phrases étirées au charme éthéré, pleines de rêverie et de mélancolie ont conquis le public. Wagner appelait « le doux Sicilien » celui en qui il saluait un parfait poète élégiaque, capable de délivrer la voix de toute contingence terrestre par la maîtrise de son écriture vocale. « Même dans ses opéras les moins connus (…) on trouve des mélodies développées, comme personne n’a su le faire avant lui », soulignera Verdi qui admirait en Bellini le Maître des « melodie lunghe, lunghe, lunghe ». Et qui pourrait rester indifférent au raffinement de son art instrumental tout en demi-teintes ?
La renommée du jeune compositeur lui vaut rapidement de se voir passer commande d’un ouvrage pour la Scala de Milan par le plus célèbre impresario de l’époque, le fameux Domenico Barbaja. Ce sera Il Pirata, inaugurant triomphalement une belle suite d’ouvrages, dont les deux plus remarquables avant Norma serontI Capuletti e i Montecchi (1830) et La Sonnanbula (1831). Norma vientmarquer l’apogée d’une carrière brutalement interrompue par la mort de Bellini à Puteaux, en septembre 1835. Le musicien avait choisi de s’installer à Paris où il donna en 1834 son dernier ouvrage, I Puritani. Comme souvent, les hypothèses les plus folles tentèrent de combler le vide cruel laissé par la soudaineté de sa disparition prématurée.L’aura romantique qui s’attachait à la vie personnelle d’un compositeur semblant vivre à l’unisson de ses œuvres conduisit à dépasser par des explications romanesques et des rumeurs de complot le prosaïsme de la réalité. « Une inflammation de l’intestin grêle et une tumeur du foie » avaient emporté celui dont le génie avait enthousiasmé et transformé son époque.
C’est à Bellini qu’on pense d’abord quand on accole l’adjectif romantique au bel canto. Son amitié et sa parenté musicale avec Chopin, image forte du romantisme, accentuent encore cette perception. Dans les mélodies de Bellini on retrouve le même esprit musical que dans les Nocturnes de Chopin. Les deux hommes avaient sympathisé et partagé de nombreuses soirées à Paris. En décembre 1835, quelques semaines après la mort de son ami, Chopin assiste à une représentation de Norma. Ses yeux se voilent de larmes. Est-ce seulement le souvenir de la perte d’un ami cher qui le bouleverse ? Il est permis de penser que la beauté du chant autant que la tristesse provoque cette vive émotion. Il y a une ressemblance profonde entre leurs musiques, développant une mélodie qui prend sa source aux tréfonds de l’âme, s’accordant aux mystères de la nature comme à la violence des passions. Et c’est l’inédite perfection de leurs lignes mélodiques qui parvient à laisser entendre les troubles, les secrets et les errements de l’âme.
Prêtresse, amante et mère
« J’ai déjà choisi le sujet de mon nouvel opéra, c’est une tragédie intitulée ‘Norma ou l’infanticide’ de Soumet, actuellement représentée à Paris avec un énorme succès » : c’est la première mention que fait Bellini de son futur chef-d’œuvre dans une lettre qu’il adresse le 23 juillet 1831 à un ami turinois. La célèbre Mademoiselle Georges a créé le rôle-titre de la pièce d’Alexandre Soumet (1788-1845) au Théâtre de l’Odéon. Avec toutes les ressources de son immense talent de tragédienne, elle vient d’incarner magistralement cette figure d’amante délaissée qui se venge en tuant les enfants nés de son amour brisé. Norma est une sœur de la terrible Médée immortalisée par Euripide. Le librettiste Felice Romani, habituel complice de Bellini, s’emploie à remodeler la tragédie de Soumet en lui donnant un dénouement moins horrible : Norma ne tuera pas ses enfants et Pollione, son amant inconstant, retrouvera la ferveur de sa première passion au point de choisir la mort aux côtés de celle qu’il avait voulu abandonner pour une autre.
Romani reprend des thèmes déjà rendus célèbres par deux ouvrages-phares, Médée (1797)de Luigi Cherubini (1760-1842) et La Vestale (1807) de Gaspare Luigi Spontini (1774-1851), pour aboutir à une intrigue simple et des plus efficaces : il met en scène un triangle amoureux banal, composé de deux femmes qui aiment le même homme. Un amour se termine, un autre est sur le point de commencer. Norma est délaissée pour Adalgisa, une femme plus jeune que lui préfère un Pollione se débattant d’une manière assez pathétique entre passé et présent, remords et promesses de nouveaux horizons. Seule la mort sauvera la dignité d’un homme sans grande consistance morale face à la magnifique prêtresse. Car ce qui donne son relief singulier à cette trame presque vaudevillesque, c’est l’ambiguïté de Norma. Avant d’être trahie par son amant, elle a trahi pour lui ses croyances et son peuple dont elle demeure cependant une des références religieuses. En tant que prêtresse gauloise du Dieu Irminsul, la divinité germanique de la guerre, Norma devrait être animée par une haine farouche contre l’ennemi romain. Or elle apparaît comme une sorte de « collaboratrice », si l’on peut oser cet anachronisme, car elle est secrètement la maîtresse d’un proconsul romain dont elle a même eu deux enfants. La guerre et l’occupation font de cette histoire d’amour une histoire tragique, où s’effacent les frontières entre fidélité à la patrie et vengeance amoureuse, entre sentiment de culpabilité et supplice expiatoire accepté dans l’apaisement. Norma incarne l’éternel conflit entre la sphère privée et la sphère publique, sujet de nombreux « grands opéras à la française » hérité de la tragédie lyrique. Le premier acte s’achève sur la confrontation des trois protagonistes en un superbe trio. Norma, Pollione et Adalgisa sont comme submergés par les révélations et les soubresauts de leur histoire intime, tandis que le second acte verra l’expiation publique de la prêtresse qui s’apprête à marcher vers les flammes du bûcher avec son amant.
Ce qui fait de l’ouvrage un véritable modèle du romantisme, c’est bien cette dimension nouvelle apportée par des personnages uniquement guidés par leurs sentiments et dont les choix ne résultent que des variations de leur sensibilité. L’opposition d’une individualité d’exception qui affirme sa singularité face aux exigences de la société est un thème profondément romantique, comme l’hésitation constante entre le bien et le mal. Norma est capable du pire, quand elle envisage de tuer ses propres enfants, mais elle est aussi capable du meilleur, quand elle fait preuve de grandeur d’âme envers sa rivale et qu’elle implore le pardon de son père et de son peuple.
De la Pasta à la Callas
Une des particularités du rôle de Norma est qu’il a été écrit par Bellini pour une interprète d’exception, la fameuse Giuditta Pasta (1797-1865), que l’on peut considérer comme la première diva romantique. C’est en fonction des ressources vocales de celle qu’il jugeait « inégalable, spécialement dans le sublime tragique », que le compositeur a créé son personnage. La Pasta était alors à l’apogée de son art. A trente et un ans, elle venait de créer deux des rôles les plus importants du répertoire italien : Anna Bolena dans l’Anna Bolena (1830) de Donizetti et Amina dans La Sonnanbula (1831) de Bellini, qui s’était lié d’amitié avec elle. Grand amateur d’opéra, Stendhal lui vouait une admiration sans borne comme en témoignent ces quelques lignes de sa Vie de Rossini: « La voix de Mme Pasta a une étendue considérable (…).
Elle a le rare avantage de pouvoir chanter la musique de contralto comme celle de soprano (…). Cet art se perfectionne sans cesse ; les effets qu’il obtient sont tous les jours plus étonnants, et la puissance de ce grand talent sur les auditeurs ne peut désormais que s’accroître (…). De quels termes pourrais-je me servir pour parler des inspirations célestes que Mme Pasta révèle par son chant, et des aspects de passions sublimes ou singuliers qu’elle sait nous faire apercevoir ! ». Avec une telle interprète, Bellini ne recule devant aucune difficulté technique pour atteindre la plus grande expressivité. Si bien que le fameux air du premier acte, « Casta diva » finira par constituer un défi pour Giuditta Pasta elle-même ! Dans un constant souci de perfectionnisme, Bellini exige aussi le meilleur de son librettiste qui affirmera avoir dû écrire huit versions différentes de « Casta diva », remanié jusqu’au jour de la première pour que paroles et musique s’accordent dans une harmonie parfaite. Les difficultés de la partition vaudront au rôle de Norma le surnom de « meurtrier des voix ». Le personnage réclame ce que l’on appelle aujourd’hui une soprano dramatique « d’agilita » et « di bravura », c’est-à-dire une chanteuse pouvant allier la puissance d’aigus très amples, aux couleurs sombres d’une voix de mezzo. Le passage le plus célèbre de l’opéra, « Casta diva », est l’exemple même de ce don de la mélodie qui faisait toute l’admiration de Stravinsky pour Bellini. D’abord d’essence élégiaque, la mélodie s’élève comme un murmure sur des arpèges de cordes, puis avance sereinement dans la célébration rituelle de la lune, avant que, peu à peu, une tension s’en empare, exigeant des ressources vocales exceptionnelles capables d’exprimer ce sentiment dramatique qui torture la vestale gauloise dévoyée, devenue la maîtresse d’un proconsul romain. En 1837, alors qu’il dirigeait Norma à l’opéra de Riga, Wagner écrivait : « La ‘Norma’, parmi toutes les oeuvres de Bellini, est celle qui a la veine mélodique la plus abondante, jointe à la plus profonde réalité, à la passion intérieure ».
Parmi les grandes interprètes de Norma, où figure une autre légende, Maria Malibran, une se détache particulièrement, apparaissant comme la digne héritière de Giuditta Pasta : Maria Callas. Sachant littéralement réinventer le personnage, c’est le rôle qu’elle incarna le plus souvent : 89 fois entre 1948 et 1965. Maria Callas parvient à y maitriser l’art du bel canto tout en possédant cette majesté et cette force dramatique exigées par ce rôle, dont la grande Lili Lehmann disait qu’il était pour elle plus lourd à interpréter que les trois Brünnhilde de la Tétralogie de Wagner ! Incarnation idéale de Norma, la Callas possède la voix et le tempérament de tragédienne que Bellini avait trouvé réunis chez la Pasta quand il cherchait une interprète « tragico-sublime ».
On peut rappeler que ce rôle fétiche de Maria Callas était justement celui qu’elle interprétait à Rome le 2 janvier 1958 quand elle dut quitter la scène, trop affaiblie, et abandonner définitivement la représentation. Le scandale qui en résulta fut national et même international car le Président de la République se trouvait ce soir-là parmi les spectateurs. Cette retentissante annulation valut à la chanteuse une solide réputation d’artiste capricieuse. C’est également avec Norma qu’elle fit ses adieux parisiens, en 1965, sur la scène de l’Opéra de Paris. « Le jour où je ne pourrai plus chanter ‘Norma’, je ne chanterai plus », avait-elle affirmé. Le « rôle des rôles » a ainsi exhaussé les plus grandes et abaissé celles qui ne pouvaient y prétendre. Il demeure aujourd’hui le marqueur des divas.
Catherine Duault
30 juillet 2015 | Imprimer
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