Rencontre avec Camille Delaforge, directrice musicale de l'ensemble Il Caravaggio

Xl_camille_delaforge__julien_benhamou © Julien Behnamou

Sur le point de se produire dans Pygmalion de Rameau au Festival Baroque de Pontoise avec son ensemble Il Caravaggio, qu’elle a fondé en 2017 (et qu’elle a cette année étoffé d’un Studio lyrique), la cheffe Camille Delaforge est également sur les starting-blocks d’une saison qui va la mener sur les routes de France avec la nouvelle production de la co(opéra)tive (Le Carnaval de Venise, de Campra), et également aux Pays-Bas pour une tournée de Didon et Énée de Purcell aux côtés du Netherlands Chamber Orchestra. Celle qui se voyait, enfant, archéologue ou conservatrice de musée, est devenue polyamoureuse des claviers et des répertoires. Rencontre avant le top départ des festivités du Carnaval de Venise et sa résidence, dès 2025, au Festival de Saint-Denis.

L'année 2024 marque la fin d’une résidence de trois ans au Festival Baroque de Pontoise. Comment boucle-t-on la boucle ?

« On est tous libres d’aimer ce qu’on veut, voire de trouver la musique classique ringarde, mais on n’a pas le droit de ne pas développer la culture. »

Camille Delaforge : Une résidence se nourrit des liens tissés avec une équipe artistique. Pygmalion de Rameau m’attirait depuis longtemps pour son sens poétique, mais c’est aussi notre premier Rameau avec Il Caravaggio. J’aime avancer en construisant, et cette œuvre courte me laissait le temps de plonger dans cette musique et d’en comprendre les aspects. Je réalise une sorte de rêve pour la fin de la résidence.

J’ai aussi un regard rétrospectif sur la cinquantaine d’actions de médiation qu’on a faites chaque année sur le territoire, dans des collèges, prisons, EHPAD, écoles primaires, classes ULIS (pour les élèves en situation de handicap), soit autant de publics qui ne viendraient potentiellement pas au Festival.

Dans un collège, un élève qui me disait initialement n’en avoir rien à faire de Carmen, a finalement estimé que le travail qu’on avait fait lui avait « apporté de la liberté ». Le parcours est énorme ! On ne demande pas tant à cet ado d’aller au Festival Baroque de Pontoise que de voir comment il peut s’emparer de la culture dans sa vie et dans son rapport aux autres. On est tous libres d’aimer ce qu’on veut, voire de trouver la musique classique ringarde, mais on n’a pas le droit de ne pas développer la culture.

Pygmalion évoque le rapport du plasticien face à son œuvre. Il n’y a pas vraiment de hasard avec le fait de s’appeler Il Caravaggio, n’est-ce pas ?

J’ai surtout choisi ce nom pour l’ensemble car le Caravage met en scène, dans ses tableaux, le populaire, l’Homme croisé dans la rue. Il y a quelque chose de puissant dans le regard et la tenue moins « codifiés » de ses modèles. C’est ce qui m’intéresse aussi dans la musique. À l’époque de Rameau, on écrit les rôles sur mesure pour la troupe de l’Académie royale de musique, on baisse d’un ton, c’est de la musique vivante. Dans la salle et en dehors, le public chante et reprend les chœurs. Le rapport à la vie quotidienne est complet. Le genre lyrique met en scène des situations effroyables – meurtres, viols – ou de sentiments extrêmes, que l’art transforme pour nous permettre de mieux repenser le réel. Sinon, quel serait l’intérêt de mettre en musique le destin de Médée, qui tue ses enfants ? C’est le même principe que la fable : une histoire terrible, poétisée pour que les enfants apprennent à se méfier du grand méchant loup.

Le Carnaval de Venise est votre première production scénique, et la première mise en scène d’opéra des plasticiens Clédat et Petitpierre…

« J’aime travailler à l’opéra en prenant du recul et en réfléchissant plutôt à ce qu’on va tous ressentir collectivement pendant 2h30. »

La co(opéra)tive a créé ce projet avec le souhait des premières rencontres. Pour faire venir les gens à l’opéra, Campra essaye un nouveau genre, qu’on ne retrouvera plus jamais dans l’histoire de la musique. Il y a une histoire classique de triangle amoureux, un opéra dans l’opéra – l’Orfeo de Monteverdi –, puis un bal. On sort donc du carcan de l’opéra français alors en un prologue et plusieurs actes, et on s’amuse, sur de la musique moins sérieuse. L’univers de plasticiens de Clédat et Petitpierre m’a enthousiasmée car il répondait de façon contemporaine à la subtilité des enjeux. Il met en scène des Polichinelles, toujours présents sur le plateau pendant que les protagonistes essaient de vivre leur histoire d’amour, elle-même interrompue régulièrement par des scènes de joie et des danses.

Dans certains spectacles, on peut voir sur scène un artiste qui n’est même pas là parce qu’il y a mis trop d’égo. J’aime travailler à l’opéra en prenant du recul et en réfléchissant plutôt à ce qu’on va tous ressentir collectivement pendant 2h30. Avec Clédat et Petitpierre, il n’y a pas une décision qui n’ait pas été prise ensemble, mesure par mesure.

3D préparatoire par Clédat et Petitpierre - Le Carnaval de Venise (2025)
3D préparatoire par Clédat et Petitpierre - Le Carnaval de Venise (2025)

Avec Le Carnaval de Venise, vous vouliez une œuvre de pur divertissement. Trouvez-vous que le monde de l’opéra soit encore trop « sérieux » ?

Je ne dirais pas « sérieux » car j’aime aussi ça en tant que spectatrice, mais l’opéra reste un univers de codes. Bien qu’on puisse avoir un choc artistique et se laisser porter par un spectacle, un opéra est long, et se compose de moments intenses et de moments de relâchement, dans lesquels on doit toujours trouver un intérêt. Il n’y a pas besoin d’avoir fait d’études sur l’opéra pour être touché par les histoires de religions, de guerres ou d’amours impossibles – une adolescente était en larmes lorsqu’un jour, j’ai raconté dans sa classe l’histoire du Combat de Tancrède et Clorinde de Monteverdi. Cependant, dans notre monde d’ultra-contrôle de l’image sur les réseaux sociaux (avec tous les stéréotypes qui en découlent), il faut assez de force, quand on s’assied en salle, pour vivre seul, au milieu d’un grand groupe, une grande émotion face à la scène, et accepter que des inconnus nous voient sécher nos larmes à la mort de Mimi dans La Bohème. Ce lâcher-prise n’est pas forcément évident, en particulier à l’adolescence.

Vous recopiiez des livrets d’opéra de Mozart et des pièces de Racine quand vous étiez plus jeune. La musique émane-t-elle selon vous du discours ?

Oui, je pense. J’étais et je reste fascinée par le pouvoir des mots. Dans la vie de tous les jours, je suis d’ailleurs très pointilleuse sur le choix des termes utilisés car ça peut parfois créer de grandes incompréhensions, notamment par e-mail ou par texto. La musique du mot, c’est incroyable. Je fais partie de ces gens qui lisent très lentement, car je m’imagine, à haute voix, avec l’intonation nécessaire. Un texte de Racine, même si on ne le comprend pas de suite, est une musique sublime, à écouter pour ses mots, pour le découpage de la phrase.

Les livrets d’opéra, c’était étonnamment moins pour la mise en musique du mot, que pour l’envie de comprendre une œuvre dans sa totalité, dans le développement des personnages, le passage d‘un récitatif à un air, comment chaque chose fait partie d’un tout. Parce que chez Mozart, au-delà de la musique du mot, il y a surtout la musique, y compris dans les récitatifs.

Concevez-vous la musique de la même façon ?

« On est d’abord archéologue, puis on joue à l’architecte. (…) Il y a tellement de données libres d’interprétation que ça en devient une création contemporaine, sauf que le compositeur n’est pas là. Il faut faire un choix historiquement informé, et savoir pourquoi on le fait (…) »

Clairement, d’autant plus que le répertoire baroque et classique demande parfois quelques années de travail pour reconstituer des partitions incomplètes. Par ce biais, on s’approprie énormément une œuvre, déjà dans sa globalité, et ensuite, en « zoomant ». On est d’abord archéologue, puis on joue à l’architecte. Avant que je demande à jouer un forte ou à avancer, on part de très loin. Dans tout projet, je change plusieurs fois d’avis avec mon équipe (en faisant concorder les sources) sur l’effectif, la présence ou non de la contrebasse dans le continuo, les nuances, qui faire jouer à quel endroit, trancher entre un solo ou un tutti, entre arco (NDLR, pour les cordes, avec l’archet) ou pizz

Il y a tellement de données libres d’interprétation que ça en devient une création contemporaine, sauf que le compositeur n’est pas là. Il faut faire un choix historiquement informé, et savoir pourquoi on le fait, car il est impossible d’offrir une forme de vérité. Se prétendre absolument « historique » revient à imposer une tradition sur un ouvrage, alors que cette « tradition » est personnelle. C’est d’ailleurs une des difficultés de l’opéra plus tardif. J’adore quand le ténor fait un point d’orgue sur son contre-ut, mais je trouve dommage qu’on s’y sente obligé, puisqu’on a aussi le droit de ne pas le faire ! Et je trouve stimulant que la musique baroque n’ait pas encore de trop grandes formes de tradition.

Cet été, lors de votre résidence au Festival d’Aix-en-Provence, vous avez dirigé Le Concert d’Astrée. Que vous a inspiré cette première fois avec un autre ensemble que le vôtre (avant Didon et Énée avec le Netherlands Chamber Orchestra, au printemps prochain) ?

Créer un lien, en peu de temps, avec des instrumentistes qui travaillent vingt ans avec un même chef est toujours une grande étape. Justement, comme cheffe d’un ensemble indépendant, on arrive avec un énorme bagage de liberté vis-à-vis d’un répertoire où beaucoup de choses ne sont pas écrites.

« Arriver avec sa baguette en disant « suivez-moi », ça ne fonctionne pas. »

Pour que la rencontre se fasse, on doit faire passer beaucoup de choses en très peu de temps. Et puis, Le Concert d’Astrée est tellement magique que je me suis laissée embarquer par ce qu’il m’apportait musicalement. Les chefs ne peuvent de toute façon pas ne pas faire avec les instrumentistes en face d’eux. Arriver avec sa baguette en disant « suivez-moi », ça ne fonctionne pas. Il n’y a pas de hiérarchie d’une partie ou de l’autre. Un orchestre qui a décidé de ne pas suivre un chef a autant de force d’opposition qu’un chef qui impose quelque chose à l’orchestre. Une bonne entente nécessite une forme d’intelligence humaine. J’ai encore besoin de quelque temps pour construire la patte et l’univers d’Il Caravaggio, mais laisser la main de temps en temps, aura, à mon avis, une très bonne influence sur l’orchestre. Changer les habitudes permet de rester dans un dialogue ouvert.

Quel plaisir tirez-vous à passer du piano au clavecin, des lieder de Schubert au continuo ?

Ce que j’adore avec l’outil clavier, quel qu’il soit, c’est l’interaction avec les chanteurs, car il est toujours à part égale avec la voix. Ma première relation aux chanteurs remonte à mes cours de lied et de mélodie avec David Selig, qui était le pianiste du baryton Udo Reinemann. Sa façon de créer son rapport à l’autre, par le clavier qu’il avait sous les mains, peu importe l’instrument, me fascinait toujours. J’ai ensuite rencontré ce lien au clavecin. Mais ce n’est pas parce que j’ai étudié le clavecin au CNSM que je passe tous mes week-ends à tailler les becs de mon instrument ! En réalité, j’aime surtout passer d’un instrument à l’autre – j’en ai plusieurs chez moi –, avoir un projet, partir pour un récital. Les claviéristes cherchent continûment à ce que leur instrument fasse partie d’eux, et c’est un soulagement de retrouver son corps avec son instrument, à la manière d’un retour à la maison.

par
(propos recueillis le 10 octobre 2024)

Au Festival Baroque de Pontoise :
- Pygmalion, de Jean-Philippe Rameau, à la Cathédrale Saint-Maclou le 19 octobre 2024
- Idéale (récital avec le baryton-basse Guilhem Worms), au Conservatoire à Rayonnement Régional le 15 mars 2025

Le Devoir du premier commandement, de Wolfgang Amadeus Mozart, avec Château de Versailles Spectacles (Chapelle Royale) le 16 novembre 2024, et également depuis peu disponible en enregistrement sur le label Château de Versailles Spectacles 

Héroïnes, concert autour des figures de Clorinde, Armide et Lucrèce :
- au Théâtre de Cornouaille – Scène nationale de Quimper le 24 novembre 2024
- à La Passerelle – Scène nationale de Saint-Brieuc le 25 novembre 2024

Le Carnaval de Venise, d’André Campra :
- à la Scène nationale de Besançon – Les 2 Scènes (Théâtre Ledoux) les 22 et 23 janvier 2025
- au Théâtre Impérial de Compiègne, les 30 et 31 janvier 2025
- à la MC2: Maison de la Culture de Grenoble – Scène nationale les 6 et 7 février 2025
- au Théâtre Sénart – Scène nationale (Lieusaint) les 12 et 13 février 2025
- à l’Atelier Lyrique de Tourcoing les 1er et 2 mars 2025
- à
Équinoxe – Scène nationale de Châteauroux le 6 mars 2025
- au Quartz – Scène nationale de Brest le 14 mars 2025
- à l’Opéra de Rennes du 19 au 23 mars 2025
- au Théâtre de Cornouaille – Scène nationale de Quimper les 27 et 28 mars 2025
- à Angers Nantes Opéra (Théâtre Graslin, Nantes) les 5 et 6 avril 2025

The Witch of Endor, œuvres de Henry Purcell, Giovanni Battista Ferrandini et Marc-Antoine Charpentier :
- à La Seine Musicale (Boulogne-Billancourt) le 8 mars 2025
- au Tandem – Scène nationale (Théâtre d’Arras) le 9 mars 2025
- au Festival de Saintes le 15 juillet 2025

Didon et Énée, de Henry Purcell :
- au Dutch National Opera (Amsterdam) les 25 et 29 avril 2025
- au Musis Arnhem (Pays-Bas) le 1er mai 2025
- au Muziekcentrum Enschede (Pays-Bas) le 2 mai 2025
- au Parkstad Limburg Theater (Heerlen, Pays-Bas) le 6 mai 2025

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