Il aura notamment fallu un film – le documentaire L’Opéra, de Jean-Stéphane Bron – pour faire connaître Mikhail Timoshenko à large échelle, alors qu’il était suivi pendant son passage fructueux (2015-2017) à l’Académie de l’Opéra national de Paris, après des études en Allemagne. Les seconds rôles (comme dans Simon Boccanegra) et les récitals (à l’image de celui à l’Amphithéâtre Bastille en 2018) lui ouvrent les bras, et depuis, des rôles d’envergure, de Figaro dans Les Noces de Figaro (Opéra national de Lorraine) et Leporello dans Don Giovanni (Festival de Glyndebourne), jusqu’à Papageno dans La Flûte enchantée (Opéra national Montpellier Occitanie), qu’il interprète à Bastille ces prochaines semaines. Venons aux nouvelles : quel artiste est-il devenu au bout de plus d’une décennie en France ?
Opera Online : Avec le recul, quel regard portez-vous aujourd’hui sur le film L’Opéra ?
Mikhail Timoshenko : Sur le moment, je ne me rendais pas compte que je faisais partie d’un film. Il n’y avait que le réalisateur Jean-Stéphane Bron (avec son assistant et son chef opérateur), qui me demandait parfois de me suivre pour quelques prises. J’avais 21 ans, je ne parlais pas français et j’étais intimidé par cette grande maison qu’est l’Opéra de Paris. J’ai réalisé bien plus tard, à la présentation du film au Palais Garnier, où une horde de photographes me demandait de prendre la pose sans que je sache quoi faire, que je faisais partie de quelque chose d’assez grand ! Alors qu’au fond, je n‘avais rien fait, je n’avais pas « joué ». C’est le principe même d’un film documentaire, et Jean-Stéphane a su capturer ce moment-là. Je suis très content d’être parti de ça, et de pouvoir revenir maintenant avec un premier rôle à l’Opéra Bastille. Rétrospectivement, le film est aussi intimement lié à ma présence à Paris, qui a changé ma vie et a été le point de départ de mon amour pour la France et pour cette maison d’opéra. Ma vie personnelle m’a donné une impulsion pour ma vie professionnelle.
Avec Papageno, que vous chantez à l’Opéra Bastille en novembre, comment capter l’attention du spectateur ?
Papageno est un rôle « de caractère », comme Leporello, donc il faut vraiment se concentrer sur le théâtre pour créer un personnage. Aujourd’hui, dans les grandes maisons, l’attention du spectateur est plutôt captée par la mise en scène. L’opéra reste une expérience audiovisuelle ! Pour rendre Papageno « visible », on doit le regarder en sachant, sans hésitation, que c’est lui. Ensuite, et en particulier à l’Opéra de Paris, je me dois évidemment d’être impeccable musicalement, comme les autres artistes de ma génération, car il y a beaucoup de concurrence ! Enfin, mes liens de jeu et de création avec mes collègues du spectacle, sont fondamentaux. Ils m’aident, me sauvent parfois, et contribuent à proposer une soirée formidable au public. La technique personnelle est flexible selon les jours, on ne chante jamais pareil : un jour, j’aurai mal dormi ; un autre, quelque chose de bien se sera produit, je le sentirai à 110% et ce sera encore mieux. En définitive, pour capter l’attention, il y a les yeux, le son, le cœur.
Les rôles mozartiens que vous avez chantés (Papageno, Figaro, Masetto, Leporello) sont « de caractère ». Les préférez-vous au Comte des Noces de Figaro ou à Don Giovanni ?
J’aime beaucoup les fables et les happy ends, jouer avec mon enfant intérieur, d’où mon goût pour les rôles de caractère par rapport aux rôles plus sérieux. Mais la vie théâtrale permet à un artiste de tout créer. Je ne vois donc finalement pas de grande différence entre Papageno et le Comte (que j’ai très envie de chanter). Pour Don Giovanni, que je chanterai prochainement en France (mais je ne peux pas encore dire où), je peux jouer avec une autre couleur que Leporello, à la manière d’un dessinateur qui utiliserait une autre technique dans les petits détails d’une même histoire. J’ai surtout arrêté de chanter comme basse-baryton pour ne me consacrer qu’au répertoire de baryton, car ma voix est maintenant un peu plus aiguë. Aujourd’hui, j’ai plus de facilités à interpréter le Comte que Figaro, Don Giovanni que Leporello, mais toujours avec la soif de créer des moments incroyables pour les gens, voire de changer leur vie, qui sait.
Mikhail Timoshenko (Marcello) La boheme (c) 2024 ROH ph. Camilla Greenwell
Votre répertoire inclut Mozart, Puccini (Marcello dans La Bohème, à l’Opéra national du Capitole), Donizetti (au printemps Belcore, dans L’Élixir d’amour à l’Opéra national de Lorraine), mais aussi Moussorgski (Boris Godounov à Toulouse et au Théâtre des Champs-Élysées). Prenez-vous les opportunités comme elles arrivent ?
J’essaye de chanter le plus de rôles possibles, non pas pour élargir mon répertoire, mais pour « découvrir » ma voix de baryton. Cependant, je ne peux pas me permettre d’accepter un contrat à la légère, car il y a beaucoup de chanteurs qui peuvent convenir à un rôle précis. Choisir des répertoires est un travail de longue haleine pour un chanteur et son agent. J’ai la chance de travailler avec René Massis depuis 2014. Nous réfléchissons ensemble chaque saison à mon répertoire. Quand il me suggère des rôles, il me demande toujours ce que j’en pense.
Je suis d’origine russe mais je suis chanteur français, capable ici en Europe, de chanter le répertoire russe. D’un autre côté, les qualités de ma voix, mes couleurs et ma sensibilité artistique me donnent accès à des rôles comme Belcore, Papageno ou Guglielmo (Così fan tutte). Je reste quand même dans ma « zone de confort ». Je chanterai d’ailleurs prochainement Malatesta (Don Pasquale). L’opéra français sérieux est encore trop lourd pour moi, mais j’y travaille !
Vous avez enregistré les Lieder d’Eduard et Irene Erdmann (chez Hänssler Classic) en première mondiale, avec Elitsa Desseva. Comment concevez-vous le cheminement avec une pianiste ?
Vous ne pouvez pas imaginer combien les mélodies m’ont aidé à avancer à l’opéra, et l’importance qu’elles ont dans ma vie. C’est grâce à ce CD Erdmann que j’ai compris que ma voix évoluait vers le baryton. Je chante avec Elitsa des mélodies, Lieder et songs dans plusieurs pays, c’est un grand bonheur pour nous deux. Le temps des mélodies, où les chanteurs faisaient 90 récitals par an, est révolu. Aujourd’hui, on donne plutôt en moyenne dix concerts par an, et moi environ cinq. Ceux qui en font plus sont des exceptions. Chaque programme est différent et demande beaucoup de travail, mais en chantant avec Elitsa (qui est par ailleurs mon épouse), je sais ce que je fais, comment je le fais, je sais ce à quoi elle pense, nous sommes unis. Faire de la musique uniquement avec Elitsa, ce n’est pas une question de fidélité. C’est juste très pratique, car nous pouvons beaucoup plus travailler ensemble, et nous avons une admiration pour notre palette mutuelle. Elitsa a déjà pas mal joué avec d’autres chanteurs. Moi, j’ai encore peu chanté avec d’autres pianistes, mais je pourrais volontiers le faire.
Comment écrit-on une histoire à deux, pour les mélodies et les Lieder, alors que le cheminement semble moins continu que dans un travail à l’opéra ?
Au contraire, je considère les projets d’opéra plus ponctuels que mon travail avec Elitsa. Un grand rôle principal, comme Don Giovanni, dure moins d’une heure. Une soirée de mélodies, ça peut être bien plus. Et on est seul, sans costumes, sans décors, sans accessoires. On ne peut pas se cacher. Il n’y a que notre voix et celle de notre partenaire, au piano. Il faut réfléchir à la logique du texte et à la façon dont les phrases sont reliées, trouver les émotions associées. Sur des pièces énigmatiques comme le Voyage d’hiver de Schubert, il y a beaucoup de libertés d’interprétation. Je me chauffe très souvent avec des mélodies car elles obligent à rester très concentré. Je ne pourrais séparer les mélodies de l’opéra, même dans le niveau de préparation. Je ne saurais pas expliquer pourquoi j’aime tant les textes et matérialiser les mots auprès du public. Je suis né comme chanteur français à l’Opéra de Paris. En France, je ne conçois pas chanter des mélodies autrement qu’en français. Et je tiens à présenter ces paroles et ces pensées de la plus belle des manières. Je donne désormais beaucoup d’importance à la mélodie pour bien faire comprendre et recevoir le texte à l’opéra. Car au-delà d’être vu sur scène, il faut d’abord être entendu pour finalement être compris.
publié le 27 octobre 2024 à 10h47 par Thibault Vicq
(propos recueillis le 14 octobre 2024)
- La Flûte enchantée, de Wolfgang Amadeus Mozart, à l’Opéra national de Paris (Opéra Bastille) du 2 au 23 novembre 2024
- La Bohème, de Giacomo Puccini, à la Royal Opera House (Londres) du 13 décembre 2024 au 17 janvier 2025
- Concert « Les Grandes Pages : l’opéra allemand », avec l’Opéra de Toulon (Palais Neptune) les 22 et 23 janvier 2025
- Récital avec la pianiste Elitsa Desseva, à la Staatsgalerie Stuttgart le 9 février 2025
- L’Élixir d’amour, de Gaetano Donizetti, à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) du 25 avril au 3 mai 2025
- Récital avec la mezzo-soprano Hagar Sharvit et la pianiste Elitsa Desseva, au Renitenztheater (Stuttgart) le 20 mai 2025
- Voyage d'hiver de Franz Schubert, avec la pianiste Elitsa Desseva, au Heidelberger Frühling Festival le 30 mai 2025
- L’Italienne à Alger, de Gioachino Rossini, en version de concert au Théâtre des Champs-Élysées le 18 juin 2025
- Récital avec la pianiste Elitsa Desseva, au Wigmore Hall (Londres) le 29 juin 2025
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