La metteuse en scène Lotte de Beer a effectué des débuts très attendus à l’Opéra national de Paris il y a deux semaines avec une Aïda pleine d’idées, en proie aux spectres de la colonisation – réunissant Sondra Radvanovsky, Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier. Elle a couvert des genres opératiques très différents (Falstaff, Triptyque de Puccini, Carmen, Rusalka, Moïse en Égypte de Rossini, Lulu…) et signera cet été la production des Noces de Figaro du Festival d’Aix-en-Provence.
Ses choix de mises en scène pour Aïda n'ont pas laissé indifférent et nous avons échangé avec elle quelques heures avant la première pour recueillir ses impressions sur sa première collaboration en France et sur le pouvoir du théâtre…
***
Chonique : Sondra Radvanovsky, Jonas Kaufmann : ainsi font font font Aïda et Radamès à l’Opéra de Paris Bastille
Quel défi de mise en scène représente Aïda ?
L’intrigue d’Aïda est superbement construite autour de la guerre, de l’identité, de l’esclavage et d’un triangle amoureux, et le personnage d’Aïda se trouve au centre de tout cela. Cependant, la dimension orientaliste de l’opéra est problématique dans la mesure où Verdi a transformé des emprunts thématiques à d’autres cultures en clichés. L’œuvre a aussi été commandée pour le nouvel Opéra du Caire, dans un pays qui à cette époque voulait faire partie de l’Occident avec l’ouverture du Canal de Suez, qui était en soi un instrument colonial. Et bien sûr, l’opéra met en scène une princesse éthiopienne devenue esclave. Nous avons décidé de montrer les deux strates : l’histoire dans l’œuvre et l’histoire de l’œuvre. Nous avons utilisé la métaphore d’un musée du XIXe siècle, dans lequel des objets pillés partout dans le monde sont exposés pour l’Occident, ce qui fait s’entrechoquer non seulement deux cultures, mais aussi deux formes d’art. Nous souhaitions montrer l’Égypte antique comme l’Occident parce que je pense que c’est ainsi que Verdi l’a dépeinte.
Avez-vous ressenti le besoin de prendre conseil auprès d’artistes non-européens ?
Il me fallait vraiment l’approche de quelqu’un qui ne partage pas mon univers de vie, qui puisse voir le monde sous un autre angle. Nous avons travaillé avec la grande peintre zimbabwéenne Virginia Chihota, qui travaille en Éthiopie, et dont le travail se concentre sur le corps de la femme noire marginalisée. Sa façon de figurer la force et la frustration est âpre et tendre à la fois. Elle a beaucoup écouté l’opéra et a élaboré des croquis transformés ensuite en marionnettes grâce au marionnettiste Mervyn Millar, de la compagnie Significant Object. Nous avons donc confronté le style pictural de Virginia et l’univers de marionnettes de Mervyn avec le tableau vivant XIXe. Les marionnettistes sont visibles auprès des chanteurs pour qu’ils puissent donner vie à l’objet tous ensemble. Cette approche collective met tout de suite en opposition une culture généreuse et une culture individualiste. L’objet prend bien sûr vie, mais il peut redevenir en soi redevenir un objet, comme les personnes qui étaient réduites à l’état d’objets avec l’esclavage ou la colonisation.
Pensez-vous qu’il soit nécessaire aujourd’hui, en tant qu’Européens blancs, d’avoir une vision critique de l’opéra ?
Je pense que l’Europe occidentale a finalement appris à écouter d’autres points de vue. Il me paraît vraiment primordial aujourd’hui que l’Europe se rende compte à quel point la colonisation s’est infiltrée dans nos mentalités pour nous affecter d’un sentiment de supériorité envers d’autres individus. Quand j’étais plus jeune, les manuels d’histoire affirmaient que notre culture était née en Égypte ancienne, puis s’était poursuivie dans la Grèce antique, à Rome, puis le Moyen Âge arrivait, et c’était à peu près tout. Nous étions toujours les premiers, les meilleurs ou les plus avancés techniquement. Et maintenant, en regardant le passé, on voit l’envers du décor. C’est la même chose pour l’opéra. Cela ne signifie pas que c’est un art sans valeur, cela veut juste dire que notre histoire est imparfaite. Une fois qu’on accepte cela, je pense que c’est rendre justice à l’histoire que de modifier la représentation d’Aïda, plutôt que de rester dans cette injonction de spectaculaire. Nous devons assumer le fait que nous avons appris du passé, et donc regarder l’œuvre d’une autre façon.
L’Opéra national de Paris a entrepris une grande étude sur la diversité. Pensez-vous que le monde occidental de l’opéra devrait suivre cette initiative ?
Il faut rester hors de tout schéma réducteur, quel qu’il soit, et j’ose espérer que nous pourrons continuer à réfléchir à de nouvelles façons d’illustrer les œuvres. Au théâtre, il me semble toujours enrichissant de se trouver face à un problème : l’infinité d’options pour traiter les œuvres avec un œil « éclairé » et conscient du monde actuel (et de son histoire), dans toute sa diversité, rend plus créatif. Et peut-être que la prochaine fois, ce n’est pas moi que vous interviewerez, mais une metteuse en scène noire. Je ne vois pour l’instant pas beaucoup de personnes noires parmi les metteurs en scène, et j’espère sincèrement que nous pourrons trouver des voies d’ouverture. Il nous faut un autre point de vue !
Dans une conférence TED en 2016, vous avez dit : « Je pense qu’en regardant le passé avec les informations d’aujourd’hui, en le représentant et en le commentant, on pourra découvrir quelque chose de notre avenir ». Vous pensez que l’opéra permet de construire le monde de demain…
Absolument ! À mon avis, l’art porte toujours en lui quelque chose de visionnaire ou d’utopique. Un jour, je discutais avec quelqu’un qui ne comprenait pas pourquoi je ne demandais pas que des nouvelles œuvres soient écrites, au lieu de reprendre des œuvres anciennes pour les lier à l’époque actuelle. C’est justement cette divergence, ces deux forces apparemment contraires, qui au final nous en disent plus sur l’humanité que notre vision restreinte du moment présent. Et les créations contemporaines pourront elles aussi paraître datées dans quelques années !
Le cadre au sens large, comme élément de décor, occupe une place récurrente dans votre travail, comme dans Le Vaisseau fantôme (qui se penchait sur la vie du peintre Carl Larsson), le Triptyque (dans lequel une coque entourait les personnages), et maintenant Aïda. Pourquoi ce choix ?
Je pense que cela est lié à une certaine perception de la réalité, mais ce n’est pas du tout conscient de ma part ! Quand j’étais adolescente, j’étais un peu perdue ; je me souviens de ma vision pessimiste d’un monde laid et imparfait, je croyais que je n’aurais jamais le talent de passer outre. Mais en commençant l’école de théâtre, la réalité m’a paru plus « supportable » à partir du moment où je la mettais dans un cadre. C’était même plus que ça : cette réalité avait une fonction. Une de mes amies vivait à New York dans un affreux appartement infesté de rats et qui prenait l’eau ; elle était dans une école d’art dramatique médiocre, elle était fauchée et n’avait même pas l’argent de prendre le premier avion pour rentrer chez elle. Un de ses amis lui a glissé l’idée de faire un documentaire sur sa vie à New York avec son appareil photo, et elle est devenue très contente chaque fois qu’un rat passait devant elle ! En mettant un cadre autour de la réalité grâce au théâtre, on la comprend beaucoup mieux.
Plutôt que d’illustrer la magie de Moïse en Égypte ou des Pêcheurs de perles, vous avez pris le parti d’explorer la dimension sociale des personnages. Est-ce que l’usage du cadre vous permet aussi de rendre les histoires plus pragmatiques ?
Complètement, cela m’intéresse toujours de connecter l’histoire au drame humain ou aux raisons pour lesquelles les personnages prennent leurs décisions. Je pense qu’il faut parfois faire ponctuellement un zoom sur l’histoire, grâce à un cadre, pour disséquer la situation. Dans Les Pêcheurs de perles, j’ai voulu montrer comment des gens finissent par condamner à mort une personne dont le seul crime est d’être amoureuse. Qu’est-ce qui peut bien arriver à ce groupe de personnes ? Les cadres que j’intègre à la scène viennent de considérations comme celle-ci pour amplifier ces questions.
Vous avez travaillé avec une peintre, un marionnettiste, des vidéastes… Aimez-vous étudier de nouveaux langages artistiques ?
Je m’ennuie vite, et j’adore apprendre ! Mon travail sur les marionnettes avec Mervyn Millar a été très enrichissant car je cherchais vraiment cela et je me demandais à la base comment tout cela pouvait bien fonctionner. Quand je commence de zéro, j’apprends également beaucoup sur le théâtre. Parmi les formes d’art que j’ai approchées, beaucoup sont rattachées à des espaces intimistes qui laissent un vaste champ à l’expérimentation. Malheureusement, l’opéra est un genre coûteux et élaboré qui ne laisse pas le temps d’expérimenter. C’est donc encore plus incroyable d’y intégrer ces formes d’art nées d’expérimentation, de temps, d’amour et d’engagement, et de les fusionner !
Parlez-nous de votre travail sur Les Noces de Figaro au Festival d’Aix-en-Provence, cet été. Doit-on s’attendre à une « suite » de votre Barbier de Séville ?
J’ai voulu partir sur quelque chose de complètement différent car c’est une œuvre tout autre, même si les deux opéras sont adaptés du même corpus de Beaumarchais. Rossini s’intéresse à l’histoire d’amour et au comique de situation d’avant la Révolution française. Chez Mozart, tout tourne autour du pouvoir et du sexe, deux sujets d’actualité brûlants. Je cherche une diversité d’aspects en fonction du traitement et de la perception des personnages, et je me mets en position de spectatrice. Je me mets à la place du Comte, qui ne voit pas où est le problème d’utiliser son abus de pouvoir à des fins sexuelles. Il a envie de s’amuser et trouve tout à fait normal qu’en tant qu’homme, sa vie soit régie par ses désirs. Tout le monde sera aussi heureux que dans le Cosby Show, avec des panneaux « rires » et « applaudissements » comme ceux des chauffeurs de salle sur les plateaux télé. Puis on prend soudain le point de vue de Susanna, dans un univers brechtien et grotesque de « dramédie » sociale, car elle a la mission impossible d’éloigner tout le monde du scandale sans pour autant mettre à mal son propre avenir. Tout s’enflamme et explose. Au troisième acte, la Comtesse ne voit clairement pas cela comme une comédie, mais comme un jeu absurde et terrible. Enfin, au IV, on arrive dans l’utopie, avec le dialogue de plusieurs générations de femmes. Barbarina et Marcellina tissent ensemble un avenir radieux en phase avec la nature et la sexualité travestie, comme si elles disaient : « Recommençons et faisons ça bien, cette fois ! ».
Vous avez été nommée Directrice de la Volksoper de Vienne à partir de septembre prochain. Allez-vous continuer à programmer tous les spectacles en allemand ?
Je ne veux pas être dogmatique à ce sujet. Nous vivons dans une époque où beaucoup gens sont habitués à écouter et à regarder des contenus en langue originale, même sur Netflix. Donc quand cela a du sens de traduire une œuvre en allemand parce qu’il y a beaucoup de dialogues parlés et que ça devient difficile à lire, nous garderons la traduction en allemand. Mais je ne veux pas entendre La Traviata en allemand, je souhaite garder l’italien. Les œuvres seront parfois sous-titrées ou dans un mélange de langue originale de dialogués parlés traduits. Je compte aussi faire réécrire quelques textes parlés, particulièrement dans le Singspiel ou l’opérette. J’ai envie d’expérimenter et d’essayer de nouvelles choses dès que je le pourrai, pour créer un dialogue entre la scène et le public. Je veux d’un « opéra populaire » (NDLR, traduction littérale de l’allemand « Volksoper ») dans le meilleur sens du terme, prenant l’art très au sérieux et élargissant le dialogue autant que possible. Nous ne sommes pas aussi grands que la Wiener Staatsoper, nous pouvons nous permettre d’être la maison qui essaye des choses !
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Thibault Vicq
Aïda, de Giuseppe Verdi, disponible sur arte.tv jusqu’au 20 août 2021 (et un jour sans doute au cinéma).
Crédit photo (c) Philipp Ottendoerfer
04 mars 2021 | Imprimer
Commentaires