L’Opéra de Marseille fait l’événement en cette rentrée avec une nouvelle production de Guillaume Tell par Louis Désiré. Outre une distribution étincelante (Enea Scala, Angélique Boudeville, Alexandre Duhamel…), c’est du côté du chef Michele Spotti qu’il faudra regarder. Ce représentant d’une nouvelle génération de chefs tout-terrain nous a déjà transmis le virus de son énergie audacieuse dans Il signor Bruschino au Rossini Opera Festival de Pesaro cet été, Le Barbier de Séville à l’Opéra de Saint-Étienne, Il matrimonio segretto au Festival de la Vallée d’Itria, ou Barbe-Bleue d’Offenbach à l’Opéra de Lyon. Et les projets ne manquent pas en cette saison : La Fille du régiment à Bergame, un concert avec Juan Diego Flórez à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, une Cenerentola à la Bayerische Staatsoper, et d’autres temps forts sur lesquels nous nous attardons en interview avec un amoureux du rythme de la vie et de la langue française…
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Sur quoi commence-t-on à travailler dans une œuvre comme Guillaume Tell ?
Michele Spotti : J’ai d’abord fait un travail de recherche sur la partition intégrale pour avoir un regard général. Rossini a eu beaucoup de temps pour composer, et cela se voit dans l’orchestration très fine et intelligente. Sur Guillaume Tell, l’approche doit être autant symphonique qu’opératique : il faut à la fois respecter les voix et souligner le langage orchestral. L’ouverture est même une sorte de mini-poème symphonique. Il faut aussi absolument tenir compte de la dimension bel canto mélangée à ce côté symphonique. Dans le deuxième air de Mathilde ou le duo Mathilde-Arnold, le style se rapproche plutôt du « vieux » Rossini, celui de Semiramide ou de Tancredi. L’hétérogénéité de la partition est fascinante.
Y a-t-il une différence d’écriture pour l’orchestre entre les Rossini en français et ceux en italien ?
Oui, tout à fait. On peut remarquer que Rossini accorde beaucoup plus d’attention à la prosodie française qu’à la prosodie italienne, qui me paraît plus instinctive chez lui. Rossini trouve un très bel équilibre dans la langue française. Les sonorités sont très douces dans le cantabile, mais gardent toujours un côté guerrier et héroïque qui se fond très bien avec la musique. Dans Le Comte Ory, c’est encore un Rossini très italien qui s’applique beaucoup à trouver la même souplesse dans la langue française que dans sa propre langue. Guillaume Tell et Le Siège de Corinthe, au contraire, c’est vraiment de la musique française faite par un Italien. Le goût musical français se trouve aussi dans le ballet de Guillaume Tell, pour moi essentiel. Chaque numéro musical peut même être considéré comme un numéro de danse. Dans les parties de chœur, il y a toujours un aspect rustique, mais aussi très fin et souple, typique de la musique française.
En parlant de grand opéra, vous allez diriger Don Carlos en français au Theater Basel en février 2022, dans une mise en scène de Vincent Huguet. Le grand opéra est-il un cap que vous suivez ?
J’aimerais vraiment me spécialiser dans le grand opéra dans les années à venir parce que c’est la rencontre la plus puissante entre la musique symphonique et l’opéra. J’adore le répertoire qui me donne la possibilité de m’exprimer au maximum. En plus, en tant que violoniste, je suis conscient que les instrumentistes ont beaucoup de satisfaction personnelle à jouer ces partitions. Ce n’est pas seulement accompagner des chanteurs, mais vivre une expérience avec eux.
J’ai absolument voulu faire Don Carlos en français car je trouve cette version plus complète qu’en italien, au niveau musical et dramaturgique. C’est aussi l’occasion pour moi d’améliorer mes connaissances de la langue française, que j’aime à l’extrême, et de m’approcher encore plus de sa beauté.
Avec Barbe-Bleue à l’Opéra de Lyon, vous avez en quelque sorte éveillé une vocation pour Offenbach, car vous allez diriger La Belle Hélène (en allemand) en avril à la Komische Oper Berlin…
J’ai en effet eu un coup de foudre avec Offenbach sur Barbe-Bleue. Grâce à l’équipe de Laurent Pelly, j’ai pu apprécier les subtilités de la langue française d’Offenbach. C’est un compositeur qui fonctionne dans toutes les langues. Si on regarde ses orchestrations, Offenbach est le mélange parfait entre la musicalité de Donizetti et la fraîcheur de Rossini, avec une connaissance très poussée du contrepoint. Mon esprit pétillant et facétieux se reconnaît bien aussi dans cette musique !
Dans le diptyque La Cucina (Andrew Synnott, création mondiale) / Adina (Rossini) au Festival de Wexford en 2019, comment avez-vous su équilibrer deux partitions très différents en une soirée ?
La mise en scène m’a beaucoup aidé. La Cucina consistait en la préparation d’un gros gâteau de mariage, qui était ensuite l’élément scénique principal d’Adina. La musique de Synnott a un peu de Puccini, de Britten et de Chostakovitch, et fait également des clins d’œil à Adina dans l’orchestration, avec les pizz ou l’utilisation du cor anglais. C’était un beau challenge pour moi, car j’ai dû trouver deux styles de gestuelle. Dans l’orchestration généreuse de La Cucina, j’avais besoin de plus d’appuis ; l’architecture très complexe d’Adina demandait quant à elle beaucoup de délicatesse.
Depuis le public, on a l’impression que vous appréhendez la direction d’orchestre comme le montage d’un film, avec un rythme propre, complémentaire à celui de la musique et de la scène...
Dans ma tête, j’imagine exactement l’opéra comme un film. Je pense à mettre en avant les intentions musicales comme des plans de caméra, en les vivant toujours, mais en restant toutefois détaché pour garder le contrôle. L’approche cinématographique est une des choses les plus importantes car j’ai dans ma tête une vision très claire de la partition. C’est un peu le fruit de mes méthodes de travail. Je n’étudie jamais les partitions au piano, je les imagine. Et quand on visualise quelque chose mentalement, il y a toujours un élément de fantaisie qu’il faut développer. C’est ce qui m’aide à créer une histoire. Il faut de toute façon trouver le rythme théâtral partout, même dans la musique symphonique. Le théâtre, c’est de la vie, donc tout doit y être vivant. La musique doit ajouter au rythme, à la vivacité et à l’efficacité théâtrale. Par exemple, il y a un moment dans La Traviata qui me donne des frissons à chaque fois. Quand Alfredo se rapproche de Violetta à la fête de Flora, l’harmonie gagne en volume, comme si une caméra s’approchait de plus en plus.
Et à quel moment la mise en scène intervient-elle dans votre travail ?
J’adore travailler avec le metteur en scène très en amont des répétitions. Les productions les plus réussies de ma carrière ont été celles où j’ai pu travailler très tôt avec le metteur en scène. Cela me permet d’avoir en tête le travail scénique quand j’étudie la partition. Je suis notamment très content de tous les metteurs en scène français avec lesquels j’ai travaillé. Ils ont une organisation mentale très forte et ont une idée claire de ce qui va se passer sur scène. Le metteur en scène doit combiner sa vision avec le rythme musical et la personnalité des chanteurs, tout en restant ferme mais souple sur ses intentions. Je demande toujours très en avance la maquette ou au moins une photo, pour spatialiser et mieux imaginer les lumières de ce que je vais diriger. Quand je dirige, je vois des couleurs différentes pour chaque timbre. En prenant connaissance de la couleur générale du spectacle, je peux me poser les bonnes questions lors de la préparation.
Vous arrive-t-il de devoir changer de « stratégie » de direction lorsque vous découvrez l’acoustique de certains lieux qui ne correspond pas à ce que vous imaginiez ?
Absolument, surtout en période Covid, où tous les opéras que j’ai dirigés étaient avec l’orchestre au parterre, ce qui crée une distance inhabituelle entre le chef et les chanteurs. C’est pourtant comme cela qu’on jouait à l’époque de la création, avec cependant des instruments moins puissants, et une autre façon de jouer et de créer le son. Sur Guillaume Tell, les 72 instrumentistes seront aussi au parterre. La puissance orchestrale est parfois nécessaire à travers les forte, mais à d’autres moments je dois la retenir en demandant des accents dans les forte pour toujours garder une pulsation dans la musique.
On lit souvent le mot « jeune » pour vous caractériser, comme si le talent ne pouvait s’acquérir qu’avec l’âge. Avez-vous déjà eu du mal à être pris au sérieux à cause de votre âge ?
Oui, absolument. Je ne peux pas nier que je suis un peu plus jeune que la plupart des autres chefs. L’âge n’a pour moi pas d’incidence sur la préparation. Quand on arrive non-préparé devant un orchestre, cela ne peut pas fonctionner, même à 70 ans ! Je ressens toutefois de moins en moins le fait d’être mis à l’épreuve pour mon âge. Une carrière de chef d’orchestre demande de toute façon d’être toujours mis à l’épreuve par les orchestres, c’est humain. J’ai remarqué que cette sensation diminuait dès lors que le niveau de l’orchestre augmentait. Le chef est un point de référence pour les instrumentistes, il faut l’observer et le connaître. Je suis toujours un peu nerveux pendant les dix premières minutes de lecture avec l’orchestre. C’est le moment où il faut tout montrer, car un musicien d’orchestre cerne la personnalité générale d’un chef au bout de quelques minutes. Il est très important d’être tout de suite soi-même. Parfois, c’est une alchimie qu’il faut créer avec l’orchestre, mais c’est toujours très instinctif. J’espère avoir ce type de « problèmes » toute ma vie, c’est de l’adrénaline positive.
Sentez-vous que les nouvelles générations de chefs s’affranchissent de traditions de direction ?
Nous sommes dans une période très particulière de renaissance verdienne, suite à la renaissance rossinienne. Toutes les renaissances nous rapprochent encore plus de ce que le compositeur a écrit. Il faut donc s’efforcer d’abandonner certaines traditions pour se concentrer un maximum sur la partition. S’il y a des traditions, c’est parce que des gens aimaient rendre la partition encore plus singulière. La période historique que nous vivons nous donne la chance de comparer les approches, et donc d’élargir la palette de couleurs musicales pour créer d’autres interprétations.
Votre grand-mère vous a fait prendre goût à l’opéra. Comment procédez-vous pour faire aimer l’opéra à votre entourage ?
On arrive toujours à convaincre quelqu’un quand on lui parle avec passion, avec les yeux qui brillent. La chose sur laquelle j’insiste le plus, c’est l’universalité de l’opéra. Il faut rendre l’opéra le plus accessible à tous car ce n’est pas élitiste. Cela passe en premier lieu par le travail sur le texte, avec les solistes et le chœur. Les sentiments dépeints sont ceux que l’on peut vivre dans la vie de tous les jours. Il faut bien sûr trouver l’aspect élégiaque de l’opéra – la beauté du chant, le son de l’orchestre –, mais il faut descendre un peu de l’Olympe pour le rendre aussi humain, et convaincre les gens que tout le monde peut en profiter. La catharsis est à mon avis plus intense à l’opéra qu’au théâtre, car on a plus de temps pour réfléchir à ce que l’on vit sur le moment. C’est notamment pour cela que je n’aime pas trop les coupures, car les répétitions du texte me font beaucoup réfléchir. La longueur aussi fait la magie de l’opéra, le temps est très relatif. Après avoir dirigé la générale piano de Guillaume Tell, je me suis dit que c’étaient les 4h15 les plus rapides de ma vie ! Quand j’ai fait Le Barbier de Séville en intégrale à Pesaro avec tous les récitatifs, l’histoire a pris beaucoup plus de sens, et le temps a filé. Les coupures donnent à tort la sensation qu’un opéra est trop long.
Propos recueillis le 4 octobre 2021 par Thibault Vicq
Guillaume Tell, de Gioachino Rossini, à l’Opéra de Marseille du 12 au 20 octobre 2021
Crédit photo © Marco Borrelli
06 octobre 2021 | Imprimer
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