Simon Boccanegra, les ombres du pouvoir

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Simon Boccanegra connaitra une laborieuse genèse : l’œuvre de Verdi sera d’abord donnée en 1857 sans grand succès, avant de faire l’objet d’une refonte (par le jeune librettiste Arrigo Boito) et de ressortir dans une nouvelle version en 1881. Et là encore, l’œuvre interpelle autant par son « atmosphère ténébreuse et tragique » que par sa forme et la discontinuité de son livret.
Cet opéra très politique sur « la puissance destructrice du désir de pouvoir » contient pourtant quelques-uns des plus beaux airs de baryton, interprétés alternativement par Leo Nucci et Placido Domingo à compter de demain 12 avril au Liceu de Barcelone, qui reprend sa production imaginée par José Luis Gómez – très austère et édulcorée de toute référence historique, comme pour mieux souligner l'actualité de l'oeuvre. L'occasion néanmoins de revenir sur son histoire chaotique et sa place dans l'histoire de l'art lyrique.

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Il aura fallu attendre les années 1970 pour qu’une mise en scène éblouissante de Giorgio Strehler révèle Simon Boccanegra au grand public. L’ouvrage qui n’avait jamais figuré parmi les plus populaires de Verdi, allait désormais prendre place parmi les plus beaux. Conscient de la richesse de sa partition comme de la puissance dramatique d’une ténébreuse affaire politique, Verdi a confié qu’il avait nourri pour cet ouvrage mal aimé l’affection d’un père envers son « fils bossu »… Le compositeur espérait que son opéra finirait par sortir de l’ombre en dépit des défauts qu’on lui reprochait. Ce que le public du XIXème siècle considérait comme des imperfections nous gêne moins aujourd’hui, même si une telle avalanche de péripéties constitue un solide défi à la vraisemblance. Nous sommes plus sensibles à la force de l’affrontement entre deux conceptions du pouvoir et nous ne percevons plus la « monotonie » née de la noirceur d’un drame que ne vient contrebalancer aucun épisode léger. Deux personnages se défient sur plus de vingt-cinq années dans une atmosphère empreinte du plus profond pessimisme. La nuit qui enveloppe continûment le drame constitue la métaphore des luttes clandestines et des conjurations permanentes qui auront raison de Simon Boccanegra et de son désir de paix et d’unité.

« Transformer une diligence en une locomotive à vapeur »

On peut établir un parallèle troublant entre deux  particularités qui distinguent Simon Boccanegra. Mélodrame en un prologue et trois actes, l’ouvrage présente un principe de construction assez rare : vingt-cinq années séparent les faits exposés dans le prologue de ceux qui vont être développés dans la suite de l’intrigue. Ce décalage temporel inhabituel à l’opéra exige des interprètes un engagement dramatique qui rende scéniquement crédible un tel passage du temps. Or, cet écart de vingt-cinq ans se retrouve dans l’histoire même de la composition de l’ouvrage. Il y a ainsi un curieux effet de miroir entre l’oeuvre et sa genèse.

Au cours de l’été 1856 Verdi commence à travailler avec son fidèle collaborateur Francesco Maria Piave (1810-1876) sur un nouvel opéra, Simon Boccanegra, qui sera créé le 12 mars 1857 à la Fenice de Venise. La première représentation est un échec. La critique se déchaîne contre les incohérences d’un livret encombré de péripéties rocambolesques. Verdi lui-même qualifiera sa partition de « triste et désolante ». Elle reste dominée par les sombres résonnances des rôles de barytons et de basses à peine éclairées par une seule présence féminine, celle d’Amelia. Le « fils bossu » va donc disparaître des scènes lyriques. Mais fin 1880, Verdi accepte d’entreprendre une révision de son ouvrage avec Arrigo Boito et le 24 mars 1881, une nouvelle version de Simon Boccanegra  triomphe à la Scala de Milan. C’est cette version de 1881 qui s’est définitivement imposée.

Pourquoi Verdi, compositeur couvert de gloire, se décide-t-il à reprendre vingt-cinq plus tard une œuvre  éclipsée par ses immenses succès ? Alors que le maestro semblait s’être définitivement éloigné de la scène lyrique, sa rencontre providentielle avec le librettiste et compositeur Arrigo Boito (1842-1918) va lui permettre de démentir ceux qui ne voyaient en lui qu’un conservateur désormais privé de l’inspiration nécessaire pour résister au raz-de-marée wagnérien. En 1880, l’éditeur Giulio Riccordi (1840-1912) envisage de remonter Simon Boccanegra à la Scala avec une distribution exceptionnelle. Si Verdi semble avoir renoncé à se lancer dans l’écriture d’un nouvel opéra, il n’a pas dit adieu à son œuvre passée dont il cherche à améliorer la diffusion. Ricordi lui suggère habilement de se faire seconder par Boito. Une fructueuse correspondance s’engage entre les deux hommes qui finissent par se rapprocher, tissant de véritables liens d’amitié renforcés par le travail commun. De ce rapprochement inespéré naîtront les deux derniers chefs-d’œuvre de Verdi, Otello (1887) et Falstaff (1893) au succès desquels Boito sera largement associé.

Il avait fallu toute la persévérance de Ricordi pour que Verdi oublie les virulentes attaques de l’ « Ode all’arte italiana » dans laquelle le jeune Boito, en 1863, dénonçait les artistes « enfermés dans la geôle de la vieillesse et du crétinisme ». Le jeune homme intransigeant – et un rien présomptueux – se donnait alors pour mission de « révolutionner l’art lyrique » en dépassant la « platitude » de la dramaturgie verdienne, entièrement soumise à l’action et à l’expression des sentiments. On comprend que Verdi, dont la suprématie esthétique se voyait ainsi contestée, ait éprouvé une certaine hésitation avant d’accepter de travailler avec Boito !

Commencé à la fin de l’année 1880, le travail de révision de Boccanegra se termine en février 1881. Quelques semaines auront suffi pour tenter de redresser ce que Boito qualifie de « table bancale où un seul pied (le prologue) tient debout ». C’est qu’il est impatient de s’immerger complètement dans un projet qui lui tient bien plus à cœur : adapter l’Othello de Shakespeare pour Verdi dont chacun connaît la prédilection pour un auteur qu’il a lu et relu depuis l’adolescence et dont il a déjà mis en musique le Macbeth en 1847. Boccanegra est donc une sorte de laboratoire expérimental d’où sortiront Otello et Falstaff.

Pour qualifier cette entreprise de révision du premier Simon Boccanegra, le célèbre musicologue Julian Budden (1924-2007) utilise une expression des plus parlantes : réviser en 1881 un ouvrage écrit en 1857 c’est essayer de « transformer une diligence en locomotive à vapeur ». Des changements considérables ont transformé l’esthétique et le style du théâtre lyrique qui n’applique plus les recettes des « pièces à numéros » compartimentées en arias, duos et ensembles. Désormais il s’agit de rechercher plus de variété et de contrastes dans l’expression et la dramaturgie de Verdi a considérablement évolué entre 1850 et 1880. La comparaison des deux Boccanegra, séparés par vingt-cinq années, offre de précieuses indications sur l’évolution de la technique d’écriture du maestro comme sur ses objectifs et ses critères esthétiques. Le nouveau rôle que le compositeur assigne à l’orchestre marque un des changements majeurs entre les deux versions. C’est l’orchestre qui assure la cohérence de l’ensemble en lui donnant son atmosphère ténébreuse et tragique. Verdi poursuit sa voie en allant toujours plus loin dans une recherche harmonique et instrumentale susceptible de faire ressortir de façon saisissante les contours du drame. Dans la version de 1881, le Prologue offre une magnifique phrase musicale accompagnant le dialogue entre Paolo et Pietro à la place de l’accompagnement orchestral tissé de thèmes annonciateurs qui figurait dans la première version. Cette phrase suffit à donner la tonalité sombre d’un opéra qui nous conduit au cœur d’un univers politique déchiré par d’incessantes luttes pour le pouvoir.

Dans les ténèbres de l’univers politique

C’est sans véritable enthousiasme que Boito avait accepté de réviser Simon Boccanegra. Conscient des faiblesses d’un scénario des plus mélodramatiques, il avait prêché en vain pour une refonte totale du livret de Piave tiré d’un drame d’Antonio Garcia Guttiérrez (1813-1884) basé sur des épisodes réels de l’histoire de l’Italie au XIVème siècle. Piave avait travaillé à partir d’un canevas en prose que Verdi avait préalablement élaboré, certain que l’auteur espagnol qui lui avait déjà fourni le sujet du Trouvère (1853) lui porterait une nouvelle fois chance. Certes, l’intrigue du Trouvère est aussi compliquée que celle de Boccaneggra mais elle avait l’avantage de présenter quatre personnages dont les rapports sont simples à comprendre et plus aisés à traduire musicalement. Boccaneggra offre « une action scénique trop noire et d’un effet trop incertain » confie Verdi dès 1865. En 1880 il semble se résigner quand il conclut que l’œuvre « est triste parce qu’elle doit être triste mais elle est intéressante ».

Verdi préférera « ajuster les pieds de la table » plutôt que d’envisager d’en venir à la table rase. La seconde version sera encore plus sombre que la première. « La politique a sa source dans la perversité plus que dans la grandeur de l’esprit humain » constatait déjà Voltaire. Cette réflexion pourrait bien servir d’exergue à Simon Boccaneggra, opéra politique dominé par l’imposante figure du doge Boccaneggra, homme de bonne volonté, tragiquement seul face à la puissance destructrice du désir de pouvoir. On a souvent souligné la portée politique des premiers opéras de Verdi considérés comme de véritables étendards du Risorgimento. Les Italiens pouvaient s’identifier avec les Hébreux exilés et asservis par Nabucco. Il leur suffisait de reprendre les paroles de leur chant nostalgique « Va pensiero » pour renforcer leur propre aspiration à la liberté. Dans son énergique beauté la musique de Verdi devenait par excellence l’expression de la lutte contre la tyrannie.

Si par la suite la politique n’a jamais totalement disparu de l’univers verdien elle semble avoir pris une place particulière dans Simon Boccaneggra. Les protagonistes offrent un tableau complet et tristement réaliste des différentes attitudes humaines face au pouvoir. Le magnifique arioso de Simon «  Plebe ! Patrizi ! Popolo » (Acte 1, scène 12) est un des plus beaux airs de baryton jamais écrit par Verdi, qui laisse transparaître un indéniable désenchantement face aux nobles ambitions de l’action politique : « Je pleure sur vous, sur la douce lumière de vos collines où bourgeonne en vain le rameau d’olivier. Je pleure sur la fête mensongère de vos fleurs et je crie sans répit : paix ! Et je crie sans répit : amour ! ». Ce beau plaidoyer retentit comme un cri dans le désert.

Portrait d’un homme d’Etat

Le final de l’acte 1 constitue la modification la plus importante voulue par Verdi. C’est dans cette grande scène du Conseil, en présence des 24 conseillers de la noblesse et de la plèbe, que Simon se révèle pleinement un grand homme d’Etat. Pour écrire son énergique harangue, le compositeur s’est inspiré de deux lettres que Pétrarque écrivit réellement aux gouvernements de Venise et Gênes afin de les inciter à mettre un terme à leurs luttes fratricides. Le compositeur voit  Simon comme « une âme passionnée, d’une grande fierté, à l’allure calme, digne et solennelle ». Pour l’incarner il faut « une certaine autorité scénique, seules la voix et l’âme ne sauraient suffire ». Avec Rigoletto et Falstaff, c’est le plus grand rôle de baryton écrit par Verdi.

Dans le prologue, Simon le corsaire a accepté la charge de doge non pour assouvir sa volonté de puissance mais pour pouvoir s’élever jusqu’au rang de celle qu’il aime, Maria, la fille de l’arrogant patricien, Fiesco. Pour incarner cet intraitable vieillard Verdi envisageait « une voix en acier, profonde et sensible dans les notes graves (…) avec une veine d’inexorabilité, quelque chose de prophétique et de sépulcral ».

Entré malgré lui en politique, Boccanegra, qu’on retrouve vingt-cinq ans plus tard, n’en a pas moins exercé le pouvoir avec rigueur et droiture. Il a pris la mesure des luttes fratricides et voudrait les voir dépassées en doge pacificateur et généreux. Il partage avec le Philippe II de Don Carlos (1867) et le Boris Godounov (1874) de Moussorgski le triste privilège de symboliser l’échec du pouvoir dans l’opéra de la deuxième moitié du XIXème. Boccanegra sera détruit par les machinations de Paolo, meneur de jeu sans scrupule qui porte Simon au pouvoir puis cherche à l’éliminer quand il s’oppose à son ambition et à sa cupidité. «  Un misérable des plus misérables, pour lequel il faut un baryton surtout acteur » et « d’aspect imposant parce que c’est lui qui tire les ficelles du drame. » Dans la version de 1881, Verdi a donné encore plus d’ampleur à Paolo ce plébéien cynique bien plus pervers et dangereux que les patriciens. C’est lui qui versera le poison dans la coupe de Simon, convaincu que « même l’eau de la source est amère pour l’homme qui gouverne ». En développant les aspects manipulateurs et démoniaques de Paolo, Verdi et Boito en feront une préfiguration du traître absolu, le Iago d’Otello.

Dans cette intrigue vouée aux sombres couleurs des voix de barytons et de basses, Amelia apparaît « modeste, réservée, calme, mince et évanescente ». Toutes ces indications de Verdi prouvent à quel point la crédibilité scénique de ses personnages restait une de ses préoccupations majeures. Comme Elvira dans Ernani (1844) et Leonore dans Le Trouvère (1853), Amelia est l’ « enjeu » du drame. Convoitée par Paolo et Gabriele, elle est passionnément recherchée par Simon, son père, et Fiesco, son grand-père. A l’instar de la plupart des autres opéras de Verdi, Simon Boccanegra offre une peinture particulièrement riche et complexe des rapports entre père et fille. Dans le déferlement de tendresse qui accompagne leurs retrouvailles, Simon et sa fille rivalisent de sentiments exaltés : « Ma fille ! A ce nom je palpite Comme s’il m’ouvrait le ciel… » Ce à quoi Amelia répond  « Je sècherai tes larmes… Nous aurons des joies secrètes Que seul le ciel connaîtra… Je serai la douce colombe De ta royale demeure. ». Amelia incarne sans doute la lumière apaisée et pacificatrice de ce drame politique empli de ténèbres.   

Catherine Duault

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