Huit ans après notre précédente interview, il était nécessaire de reprendre le pouls du cheminement artistique de Stanislas de Barbeyrac avec le principal intéressé. De l’eau a coulé sous les ponts, avec des rôles mémorables à l’Opéra national de Paris (Le Roi Arthus de Chausson en 2015, Iphigénie en Tauride en 2016, La Flûte enchantée en 2017, L’Heure espagnole en 2018, Les Indes galantes en 2019), à l’Opéra National de Bordeaux (La Périchole en 2018) ou à l’Opéra de Marseille (Macbeth en 2016), en plus de sa base mozartienne bien connue du public. Il vient de fouler la scène de la Salle des Combins au Verbier Festival pour le Requiem de Mozart, dans une nouvelle phase de son histoire vocale depuis la pandémie de COVID, dont Der Messias de Haendel au Théâtre des Champs-Élysées a tiré le coup d’essai réussi. Ces prochains mois, Offenbach, dans l’institution de l’avenue Montaigne et au Grand Théâtre de Genève, se mesurera à Carmen (Dutch National Opera d’Amsterdam, et Staatsoper Unter den Linden de Berlin) et des débuts très attendus dans Le Vaisseau fantôme de Wagner. Revirement de carrière ? Action !
***
Opera Online : Vous avez décidé de mettre un frein à Tamino (La Flûte enchantée), que vous avez beaucoup interprété. À quel moment décide-t-on de ne plus chanter un rôle ?
Stanislas de Barbeyrac : C’est surtout le sentiment d’avoir fait un peu le tour. J’ai fait tellement de productions différentes avec de grands chefs que je me demande maintenant ce que le rôle pourrait encore m’apporter artistiquement et musicalement. Je sens que ma voix va vers autre chose et il faut être stratégique aujourd’hui dans sa carrière. Si on est catégorisé « mozartien », on va avoir du mal à chanter Erik dans Le Vaisseau fantôme. J’ai envie de faire du Tamino artistique, pas du Tamino alimentaire. Je le mets de côté pour l’instant parce qu’on me propose souvent des productions que j’ai déjà faites, je ne vois pas trop l’intérêt de m’éloigner deux mois de ma famille. J’ai décidé de ne plus chanter Don Ottavio car ce rôle me contraint alors que ma voix veut s’épanouir après avoir goûté au baryténor du Der Freischütz, de Fidelio ou de La Vestale. Peu de directeurs de casting et d’institutions sont capables de déterminer l’avenir proche d’une voix. C’est aux artistes de susciter ce désir et d’expliquer pourquoi ils ambitionnent d’aller vers tel ou tel rôle. Depuis un an, je fais découvrir mon futur à des directeurs qui ne le soupçonnaient pas. C’est là qu’on peut commencer à réfléchir à un projet, tout en restant raisonnable.
Comment vous projetez-vous en Erik dans Le Vaisseau fantôme ?
Quand j’avais 22 ans, mon professeur me disait qu’il entendait des couleurs wagnériennes dans ma voix, même s’il fallait être patient. Je n’y croyais pas ! Nous avons trouvé des astuces pour travailler Mozart, car j’avais besoin de réduire un peu la masse vocale. Quelques théâtres ont voulu m’entendre dans Wagner, « juste pour voir ». En préparant les rôles avec des chefs, c’était la révélation, c’était vraiment fait pour moi. Évidemment, il y a des choses à peaufiner, comme l’endurance des rôles, mais ça vient aussi avec l’âge et en travaillant avec les chefs. J’adore l’univers musical de Wagner, Strauss, Mahler et Chostakovitch depuis toujours, c’est plutôt la musique que j’aime d’instinct. Je tiens à continuer à être précautionneux dans la mise en place des projets, avec le temps de repos et de préparation sur les nouvelles productions. Ce sont des périodes longues, il faut pouvoir gérer les répétitions. Pour Wagner, commencer avec Erik, Parsifal et Siegmund, des rôles condensés et très centraux, me paraît pertinent, il y a beaucoup moins de dangers que dans Tannhäuser ou Tristan et Isolde.
Chanter Pelléas, c’était comme l’imaginer ?
Complètement, c’était comme me fondre dans mon imagination, une sensation très étrange. Je me souviendrai toujours de ma première répétition avec orchestre à l’Opéra National de Bordeaux. C’étaient vraiment les couleurs que j’entendais de ma voix quand j’écoutais ou voyais Pelléas. Le rôle est une grande source de satisfaction à tous points de vue : stylistique, musical, même personnel, car on ne ressort pas indemne de l’interprétation de l’œuvre. On ressent une forme d’introspection, de jouissance musicale. Ça m’a ouvert une palette de couleurs que je n’imaginais même pas dans ma voix. Dans ce répertoire, j’aime avoir cet orchestre texturé, comme chez Wagner. Les orchestres avec instruments d’époque, en particulier Les Siècles, avec lequel j’ai chanté l’œuvre au Théâtre des Champs-Élysées, s’apparentent beaucoup à la voix. C’est très intéressant de chercher les harmoniques là-dedans.
Avec Wagner, mes projets sont avec des orchestres modernes, donc avec plus de métal, plus de richesse, plus de « lourdeur » harmonique. Et les orchestres allemands ont ce désir de faire du son avec Wagner, ils adorent ce répertoire. Il faut trouver les bons projets avec le bon chef. Pour les premières fois, c’est vertigineux. Je suis ravi de m’ouvrir d’autres portes, parce que j’ai fait beaucoup de choses similaires pendant 15 ans. Là, je le sens comme un autre monde, et je ne le dis de façon ni prétentieuse, ni naïve. Et qui sait, si l’occasion se présente, Tamino me fera du bien parce que je n’y aurai pas touché depuis plusieurs années.
Vous chantez dans le Requiem de Mozart au Verbier Festival. Y a-t-il un équilibre à trouver entre oratorio et opéra ?
J’ai récemment changé d’agent pour avoir autant de récitals et d’oratorios que de productions d’opéra. Ce n’est pas que mon agent précédent n’était pas bon, mais surtout une histoire de réseau et de façon de travailler. J’ai besoin de faire du récital car j’adore ça. Depuis le COVID, des programmes de récitals se sont montés, j’aime explorer de nouvelles choses. Les oratorios sont plus difficile à caler parce qu’il faut les prévoir un an à un an et demi à l’avance. J’ai envie de rechanter plein de choses que j’adore, comme La Création de Haydn, des requiems. Les périodes sont plus courtes, et l’équilibre vocal est intéressant. En récital, on est deux, on fait ce qu’on veut, on est dans des petites salles, on fait de la musique de chambre. C’est reposant de ne pas devoir chanter fort et « combattre » des fosses d’orchestre, je veux retrouver cet équilibre car les productions d’opéra prennent beaucoup d’énergie.
Vous aimez que les metteurs en scène détaillent vos rôles. Est-ce important de se voir comme un élément d’une équipe plutôt que comme un soliste ?
C’est indispensable. Mes expériences fortes à l’opéra ont été celles de la cohésion ultime entre tous – y compris avec les équipes techniques – dès les premières répétitions. Il faut comprendre qu’on est pendant deux mois 150 sur le plateau, dont 70 qu’on ne voit pas. Avec le peu de metteurs en scène qui arrivent à le faire, ça fonctionne vraiment autrement sur le plateau, et le public le ressent tout de suite. L’improvisation, qui rend chaque soir différent et permet de s’amuser, ne peut apparaître après deux ou trois semaines de répétitions que si la base est fixe, forte, sensée. C’est très chirurgical, donc même si c’est fastidieux pendant dix jours, on se rend compte ensuite qu’on peut improviser de façon juste.
Je n’ai jamais vraiment appris à être comédien. À l’Académie de l’Opéra national de Paris, je n’avais quasiment pas de cours de théâtre, j’arrivais de Bordeaux où je n’en avais jamais fait, j’ai appris sur le tas avec des metteurs en scène. Certains, arrivent à chercher loin, dans les tripes. Mon expérience avec Krzysztof Warlikowski et Simon McBurney a été incroyable. Ils m’ont décontenancé, c’était la première fois que ça m’arrivait. Ils savent nous remettre les pieds sur terre quand il le faut, ils ont une vraie vision artistique et une forme de bienveillance, ils nous sentent capables de faire certaines choses. Je déplore d’ailleurs qu’on ne me demande en général pas grand-chose d‘un point de vue scénique, à part de m’appuyer sur mes acquis. Ça ne me suffit pas. C’est aussi pour ça que j’ai envie de faire plus d’oratorios ; je suis libre de faire ce que je veux. Et à vrai dire, il y a beaucoup de répétitions où on ne fait pas grand-chose par manque de temps ou parce qu’on estime que ça suffit. Moi, j’estime que ça ne suffit jamais. J’ai la trentaine, je suis disponible, je peux même danser si on me le demande. Il y a bien sûr un seuil limite, mais s’il y a un dialogue, tout est possible. Mais si on nous demande juste de faire le minimum, ça ne m’intéresse pas.
Que dites-vous aux opposants des metteurs en scène qui supposément ne « respecteraient » pas les œuvres ?
Je ne suis pas d’accord avec ce discours de pseudo-non-respect des œuvres. J’ai bien sûr fait des productions où je n’étais pas d’accord avec le metteur en scène, mais c’est seulement une question de dialogue, savoir trouver les mots, prendre le temps. Personne n’est inaccessible ! On essaye, ça marche ou non, mais les chanteurs sont là pour servir un projet artistique, contrat à l’appui. Tant que ça ne nous met pas en danger ou que ça ne nous ridiculise pas, je ne vois pas pourquoi il ne faudrait pas chercher l’idée. Je n’ai jamais fait des choses contre ma volonté. Et on a toujours la possibilité de s'en aller si on n’est pas satisfait, même si j’ai conscience que c’est facile de dire ça quand on a du travail. Si ça ne va pas, c’est aussi une question d’intégrité de se dire qu’on se sent humilié, qu’on ne se sent pas bien physiquement, que ça met la voix en danger, mais je crois qu’on a toujours le degré où on peut mettre le holà. Je recherche ce labo de travail artistique, c’est ce qui me fait vibrer à l’opéra. Et tant mieux si ça choque, parfois. C’est ça, l’art vivant. Quand je suis spectateur de quelque chose que je ne comprends pas ou que je trouve hideux, j’en discute à la sortie. On ne peut pas tout trouver fantastique. C’est l’objet de la critique en soi, porter un jugement objectif sur quelque chose qu’on a aimé ou non, voire mal compris, et poser des jalons. Avoir des les Noces de Figaro en costumes d’époque ou en jogging, pourquoi pas, si ça se tient ? J’aime trouver une énergie, faire des trucs un peu fous, notre génération de chanteurs est là pour ça. Il faut vivre avec son temps, et l’art opératique survivra grâce à ces hauts et ces bas. Il y a évidemment du bon et du moins bon, mais ce c’est qui fait de l’opéra un art oxygéné.
Faut-il des réactionnaires pour que l’opéra survive ?
Un peu, parce que la société a évolué comme ça. Je ne suis pas partisan du buzz pour le buzz, celui qui suscite une vague journalistique pour faire venir du public et où rien ne se passe derrière. J’aime quand il y a un projet et qu’on se dit que ce n’est pas bête, même si ce n’est pas beau. Si c’est juste mettre gratuitement un homme nu parce que c’est tendance et qu’on sait que ça va faire réagir, c’est un peu pauvre, ça tue l’opéra à petit feu.
L’opéra doit intégrer le public dès la porte d’entrée pour proposer un concept complet. Il faut que ce soit un divertissement solide et actif. La première fois que je suis allé à Disneyland, à l’âge de huit ans, ce que j’ai préféré, c’était de faire la queue pour les spectacles ! On est déjà dedans, il y a des sons, des décors, et en arrivant au cœur de l’activité, on avait déjà vécu quelque chose. Je pense que c’est ce qu’il faudrait qu’on arrive à trouver dans notre milieu, y compris pour les concerts. Beaucoup de théâtres le font déjà en amont, avec les spectacles jeune public, la découverte des livrets, les conférences, mais c’est aussi quelque chose qu’on doit vivre au moment de passer les portes de l’opéra, pour éviter ces codes qui font que le spectacle ne commence que quand le chef lève la baguette.
Propos recueillis par Thibault Vicq le 19 juillet 2022
Crédit photo (c) Dav Gemini
21 juillet 2022 | Imprimer
Commentaires