Thomas Bettinger : « J'ai du mal à me projeter dans un monde sans opéra »

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La découverte du jeune ténor bordelais Thomas Bettinger (à l’Opéra de Saint-Etienne à l’automne 2015) dans le rôle de Mario Caravadossi (Tosca) fut pour nous un choc, au point de comparer notre ressenti d’alors à celui éprouvé lors de la première écoute du jeune Alagna au début des années 90… Depuis, il a fait son chemin, confirmant nos premières (excellentes) impressions : nous avons ainsi pu l’applaudir chaudement dans le rôle-titre de Faust (sur cette même scène stéphanoise) en 2018, et plus récemment dans celui du Chevalier de la Force (Dialogues des Carmélites) en début de saison au Théâtre du Capitole, dans celui de Lenski (Eugène Onéguine) à l’Opéra de Marseille en février dernier, et enfin lors des deux derniers spectacles auxquels nous ayons assisté : un Gala lyrique au Grand-Théâtre de Bordeaux le 11 mars, ainsi que dans Roméo et Juliette de Gounod le lendemain, soit la veille de la fermeture de tous les théâtres hexagonaux. A distance, nous avons contacté le jeune espoir français afin de nous entretenir avec lui sur sa carrière, mais aussi sur les conséquences de la crise sanitaire liée au Covid-19 sur les artistes lyriques…

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Opera-Online : Quelle a été votre formation et comment a débuté votre carrière ?

Thomas Bettinger : Mon premier rêve était d’être comédien. J’ai commencé enfant par des cours de théâtre. Je suis ensuite entré au Conservatoire de Bordeaux en art dramatique. J’étais encore au lycée à l’époque, et il a fallu me déscolariser, les plannings n’étant pas compatibles. J’ai la chance d’avoir des parents compréhensifs et confiants, qui ont su m’accompagner dans mes choix (à condition que j’obtienne malgré tout mon baccalauréat...). Mais dans cette formation, je recevais des cours collectifs de chant avec mes camarades de théâtre, une sorte de joyeuse chorale où nous découvrions les premières notions de technique vocale. C'est une véritable révélation à l’époque pour moi. Le professeur me recommande de passer le concours d’art lyrique, et me parle de Natalie Dessay qui a commencé elle aussi par le théâtre. Je passe ce concours, et je décide de présenter le premier air de Turiddu « O Lola c’hai di latti », un air que j’ai découvert dans le film le Parrain 3, qui est construit en partie autour de Cavalleria Rusticana. Je ne me rendais pas bien compte de la difficulté, mais je réussis à séduire le jury, et j’entre alors dans la classe de celui qui est aujourd’hui encore mon professeur (et un ami) : Lionel Sarrazin. Nous avons créé une compagnie avec d’autres élèves de la classe, Opéra Bastide, qui nous a offert nos premières expériences professionnelles : mises en scène, construction du répertoire, communication et publicité d’un spectacle, et plus important encore, le fait d’affronter le trac, de s'assumer devant le public, de comprendre pourquoi nous faisons ce métier, et pourquoi nous acceptons les difficultés et les obstacles qui peuvent se présenter, et à quel prix. Ces premières années ont été très importantes et formatrices pour moi.

Puis grâce à Patrick-Marie Aubert, je découvre la vie d’un opéra de l’intérieur, par les chœurs. C’est formateur et passionnant, surtout dans une immense usine comme l'Opéra Bastille, qui offre à qui le désire des possibilités d’apprentissage immense. J’y passais des journées entières à écouter de grands solistes, à travailler ma voix dans les studios. Je suis entré ensuite chez mon agent Thérèse Cédelle, et j’ai fait mes armes dans de petits rôles à Paris, à Montpellier… Mon premier grand rôle, je le dois à Jean-Louis Pichon qui m’a offert le rôle de Cavaradossi à l'Opéra de Saint-Etienne. C’est réellement un grand saut, et je suis heureusement accompagné dans ce challenge par le chef David Reiland, qui a su trouver un équilibre et une attention dans sa direction qui m’ont aidé à éviter les écueils d’une partition exigeante.

Vous interprétez aujourd'hui les grands rôles du répertoire de ténor et les plus demandeurs au niveau de l'endurance. Votre voix semble particulièrement à l'aise face à ce que certains collègues redoutent…

En effet, j’ai une voix plutôt solide et à l’aise dans l’aigu, mais plus important encore à mes yeux, j’ai appris – grâce à mon professeur – à faire confiance à mon instinct, à respecter mon instrument, à ne pas chercher à le forcer ou à le travestir. Il faut laisser faire le temps, la maturité, se développer les muscles et faire confiance à l’expérience. C’est un métier qui se vit dans la durée. J’aime avoir une vision artisanale de mon métier, mettre un clou après l’autre... J’ai connu l’impatience, la frustration de ne pas obtenir dans l’instant un idéal que j’imaginais de moi-même. C’est un exercice quasi psychanalytique, de compréhension dans le détail des associations parfois conscientes, parfois inconscientes, qui permettent un geste, une musicalité. Et puis il y a de l’insondable, c’est vertigineux mais il faut accepter qu’il y ait un peu de miracle et de magie, comme un alignement des planètes sur lequel nous n’avons pas de prise.

Comment se passe votre confinement et comment entretenez-vous votre voix pendant cette période spéciale ?

J’ai la chance de vivre avec ma compagne (NDLR : la soprano Irina Stopina) en zone rurale. Nous avons un grand jardin arboré alors nous sommes conscients du luxe que cela représente comparé à des familles de citadins enfermés dans de petits logements. Le confinement est une expérience très particulière, spécialement par le rythme qu’il impose. L’absence de perspectives concrètes quant au scénario de sortie de cette crise peut légèrement paralyser, mais nous avons trouvé une sorte de discipline naturelle qui organise nos journées : j’aime cuisiner, m’occuper de mon potager, alors j’avoue que je prends vraiment le temps pour ça en ce moment. Je chante quand bon me semble, je profite de ce temps pour expérimenter des gestes vocaux, tester des répertoires, travailler ma voix sans ambition, juste pour moi. Cela me fait du bien... J’écoute également énormément de musique, de grands chanteurs du passé : Youtube est une mine d’or pour ça...

Quels rôles travaillez-vous en ce moment ? Vous deviez chanter Don José en mai à Massy, puis Alfredo en juin à Saint-Etienne. Gardez-vous espoir, au moins pour La Traviata stéphanoise ?

Je continue de travailler Don José et Alfredo dans la perspective de les chanter cette saison. Ça ne serait pas constructif, je trouve, d’abandonner l’idée de les interpréter cette saison alors qu’on ignore tout de la suite. Nous allons normalement faire cet été une version réduite de La Bohème avec ma compagne et des amis, l’occasion pour moi d’aborder Rodolfo au calme, et de prendre mes marques. Je prépare également les saisons à venir, en particulier le rôle de Werther, que je suis tellement impatient de chanter. Ce rôle est magnifique et je ne me lasse pas de me confronter à cette musique.

Si la crise sanitaire devait durer, quelles en seraient les conséquences immédiates pour vous, et de manière plus générale pour les jeunes chanteurs et chanteuses lyriques ?

Les conséquences sont très concrètes, c’est l’absence totale de revenus ! Pour l’art vivant, il n'y a pas de télétravail... Les théâtres offrent des retransmissions de leurs spectacles sur internet, mais ce ne sont que des enregistrements, simplement des traces du passé. L’intermittence du spectacle n’est pas infinie et son renouvellement repose sur l’activité des artistes. Je ne sais rien faire d’autre que chanter, alors pour l’instant, j’ai du mal à me projeter dans un monde sans opéra… mais il est compliqué de spéculer sur l’avenir en l’absence de calendrier concret et de réglementation de la part du gouvernement. Cette crise sanitaire va de toute manière s’inscrire dans la durée en l’absence de vaccin ou de traitement qui diminuerait drastiquement la durée des séjours en réanimation. Alors qu’imaginer ? Des théâtres qui rouvriraient en n’accueillant qu’un public de moins de 70 ans, masqué, et assis un siège sur deux ? Ces choses ne nous appartiennent pas, et je m’interdis d’espérer. Je pense que l’espoir est source de déception et de fantasme. Il faut faire, observer, sans naïveté ni aveuglement, mais faire surtout, chaque jour.

Revenons à des choses plus heureuses, quel est votre souvenir scénique le plus intense à ce jour ?

C’est une question à laquelle j’ai du mal à répondre. Je n’ai pas marqué un événement en particulier d’une pierre blanche. Il y a l’émotion intense que je ressens lorsque j’entends pour la première un orchestre introduire mon air, cette montée d’adrénaline mêlée à la jouissance absolue de savoir que ce moment est à soi, pour soi. Il y a aussi l’état dans lequel j’étais pour la scène de Saint-Sulpice dans la Manon de l’Opéra de Bordeaux (NDLR : il était en double distribution aux côtés de Benjamin Bernheim). C’était une prise de rôle, la musique est somptueuse, profonde, l’émotion est autant un écueil qu’un carburant dans ce passage très puissant. J’ai aussi un souvenir très fort de Madama Butterfly à Reims. Je me suis surpris, pendant le grand duo du premier acte, à écouter ma partenaire non comme un chanteur, mais comme mon personnage. J’étais tellement touché par la Cio-Cio San de Rié Hamada que j’ai cessé d’être un chanteur pendant quelques instants, et c’est l’orchestre qui m’a réveillé. J’ai failli ne pas chanter ma réplique...

D’une façon générale, que pensez-vous des mises en scène modernes ?

Je ne peux pas répondre de manière générale, parce qu’il n’y a pas de modèle de mise en scène dite moderne. Je n’ai à priori pas de limite définie à ce que je peux accepter dans les mises en scène, mais je sais qu’il y a deux cas de figure qui me font décrocher d’une proposition théâtrale, la première c’est lorsque le metteur en scène tord l’histoire ou la contredit pour correspondre à sa vision, la seconde est plus subjective, mais c’est lorsque je sens que le metteur en scène a juste cherché à choquer, sans que cela ne fasse sens avec l’histoire de l’œuvre qu’il met en scène. Pour moi, la modernité n’est pas à priori contradictoire avec l’opéra. Olivier Py a dans Manon des partis pris très modernes, mais rien n’est contradictoire : la nudité est picturale, ou est cohérente avec le livret, et la radicalité de la scénographie et des costumes accompagne l’histoire...

Quel est le rôle que vous rêveriez d’interpréter ?

Comme je l’ai dit tout à l’heure, j’ai le personnage de Werther en préparation, et c’est vraiment un rôle de rêve pour moi. J’aimerais aussi chanter un jour le rôle-titre de Don Carlos, peut-être Calaf, et évidemment Turiddu... retrouver ce prologue qui m’accompagne depuis le conservatoire. Et pourquoi pas Arnold dans Guillaume Tell

Propos recueillis en avril 2020 par Emmanuel Andrieu

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