Quel choix audacieux, pour un jeune musicien américain des années 1970, que d’envisager une carrière de claveciniste ! C’est pourtant celui de William Christie, formé notamment par Ralf Kirkpatrick et Kenneth Gilbert ; mais sa véritable voie était ailleurs : les quelques enregistrements, montrent un soliste nettement moins doué que son compatriote Scott Ross ou que son poulain Christophe Rousset.
Le petit ensemble qu’il monte en 1979, Les Arts florissants, est à l’origine une aventure profondément collective, montée en commun avec de nombreux instrumentistes et chanteurs, dont Dominique Visse, Guillemette Laurens, Agnès Mellon ; elle devient au fil du temps beaucoup plus centrée sur la personne de Christie lui-même, évolution qui suscite des rancœurs compréhensibles, mais est dans l’ordre des choses – l’industrie médiatique veut des figures de proue, et les grands projets que la notoriété croissante de l’ensemble permet désormais de financer nécessitent un chef, dans tous les sens du terme : adieu collégialité, bonjour star system. Les deux inventions plus récentes de Christie, son Jardin des voix pour donner de l’expérience à des jeunes chanteurs et le festival qu’il organise dans ses jardins de Thiré, peuvent être vus comme une tentative de retour à cette pureté originelle du collectif, autour du maître désormais consacré.
Au fil de cette évolution, Les Arts florissants participent à l’invention d’un modèle qui nous paraît aujourd’hui on ne peut plus familier à force d’avoir été imité, celui d’un ensemble à géométrie variable, composé pour l’essentiel d’intermittents, et pouvant se limiter aux quelques musiciens d’une formation de chambre comme au grand format, chœur, solistes et orchestre, pour de grandes productions lyriques. L’opéra n’est pas un détail dans l’histoire des Arts Flo et dans la notoriété personnelle de Christie : le nom même de l’ensemble fait référence à la pastorale Les Arts Florissants de Marc-Antoine Charpentier, mais les jeunes musiciens qui ont participé à la fondation de l’ensemble en 1979 étaient loin d’imaginer que leur fragile collectif allait pouvoir s’attaquer aux plus exigeants monuments du répertoire lyrique ; la voix, certes, était présente dès le début, notamment avec les œuvres de Charpentier, mais il faut attendre que l’Opéra de Paris l’invite, d’abord en 1985 pour un Hippolyte et Aricie importé du Festival d’Aix, puis surtout en 1987 pour la révélation de l’Atys de Lully, pour que Christie et les musiciens qui l’entourent bénéficient de l’aura que seules les grandes productions d’opéra confèrent. Ce partenariat avec l’Opéra de Paris atteint son apogée dans les années où Hugues Gall est à la tête de l’Opéra : Gall, qui tient à distribuer dans le répertoire baroque les grandes voix, monte avec William Christie et Robert Carsen une Alcina où brillent Susan Graham, Renée Fleming et Natalie Dessay (1999), puis des Boréades qui mettent au contraire en évidence les faiblesses croissantes de Barbara Bonney, mais aussi des Les Indes Galantes qui ont enthousiasmé le public au fil de nombreuses reprises.
Christie est un des rares artisans de la renaissance du répertoire baroque qui ne soit guère allé au-delà de Mozart – qui aurait cru que Nikolaus Harnoncourt enregistrerait Aida ? Ce n’est pas fermeture d’esprit, mais la simple conscience que le déséquilibre reste tel que ne jouer que la musique antérieure à Mozart reste œuvre de salubrité publique. Bach ne fait pas partie de ses priorités, mais il a bien d’autres avocats ; pour monter le Sant’Alessio de Landi, par contre, il fallait et il faut encore du courage, nos contemporains pouvant facilement penser que cet opéra sur la vie d’un saint de l’Antiquité tardive, créé à Rome en 1632 sur un livret d’un futur pape, risquait de sentir la sacristie et le bénitier : ceux qui ont écouté l’enregistrement puis vu le spectacle que Christie a dirigé à Caen, Nancy ou Paris, devant des salles combles, ont pu constater combien la vie, dans le rire comme dans la douleur, imprégnait cette précieuse partition. Il a eu aussi le mérite constant de retourner sans cesse aux petites formes de l’ère baroque, cette musique du quotidien et de l’intime, entre petits motets et cantates à usage domestique, parallèlement aux grandes formes de la cour et de l’opéra : une école d’humilité, d’écoute et d’artisanat musical.
À un moment où l’industrie du disque était saturée par les énièmes enregistrements de chaque symphonie du répertoire par Karajan, Les Arts florissants ont su se faire une place grâce à une épopée discographique peu commune, enregistrant souvent pour la première fois des œuvres aujourd’hui reconnues comme des chefs-d’œuvre du répertoire ; Harmonia Mundi, où Christie est notamment en concurrence avec René Jacobs, lui permet de se concentrer sur le répertoire français, Erato à partir du milieu des années 1990 lui permettant d’aborder un répertoire plus divers. On peut toujours revenir sur les mérites relatifs de tel ou tel enregistrement, mais leur vertu de découverte aura au moins justifié amplement leur importance, et beaucoup des œuvres alors découvertes n’ont pas reçu d’enregistrement capable de les remplacer. Ces dernières années, on a parfois pu détecter dans les spectacles dirigés par Christie, une moindre attention à l’aspect théâtral des œuvres, une forme de raideur en guise de majesté : il faut espérer que Le Couronnement de Poppée que Christie dirigera au Festival de Salzbourg à partir du 12 août ne souffrira pas de tels défauts, mais cette prestigieuse invitation vient couronner un parcours exemplaire au service de l’opéra, et d’autant plus respectable que les grandes maisons semblent aujourd’hui oublier toujours plus ce répertoire.
Dominique Adrian
08 août 2018 | Imprimer
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