Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg (Richard Wagner)
Festival de Bayreuth 2021
C’est entendu, l’événement de l’édition 2021 du Festival de Bayreuth est le Vaisseau fantôme mis en scène par Dmitri Tcherniakov, avec la renversante Asmik Grigorian. Mais la dernière reprise des Maîtres Chanteurs de la production créée au Festspielhaus en 2017 confirme que, depuis quelque temps, un vent nouveau revient souffler sur les lieux où rôde encore le souvenir fétide d’« oncle Wolf » (ainsi que, durant leur enfance, Wieland et Wolfgang Wagner appelaient le chancelier du Reich…). L’Australien Barrie Kosky est le premier metteur en scène juif et non membre de la famille Wagner à hériter de ces Maîtres Chanteurs, chef-d’œuvre et réceptacle potentiel d’une idéologie qui a fait tant de mal à l’humanité. Sa réussite vient de ce qu’il a su proposer un spectacle irrésistible, qui fait briller le chef-d’œuvre musical, et produire l’analyse théâtrale en acte de son détournement mortifère.
Tout commence à la Wahnfried, la maison de Wagner à Bayreuth, qui n’avait pratiquement pas changé depuis plus d’un siècle avant sa déplorable muséographie qui l’a récemment dénaturée en en faisant un lieu sans âme. Un tableau bien connu de Georg Papperitz, longtemps présenté à la Wahnfried, montre le Maître chez lui, la tête coiffée de son célèbre béret de velours noir, entouré de Cosima, son épouse, Liszt, son beau-père, Herman Levi, le chef qui a créé Parsifal en 1882, et quelques amis.C’est ce tableau qui se déploie, vivant, au premier acte de ces Maîtres Chanteurs. On se retrouve plongé dans ce vaste salon-bibliothèque de la Wahnfried, reproduit avec une précision hyperréaliste dans le décor époustouflant de Rebecca Ringst, avec les costumes de Klaus Bruns. Wagner y papillonne, reçoit des cadeaux, déballe des paquets qu’il a commandés, des parfums, des étoffes soyeuses, s’amuse avec Cosima, échange avec Franz Liszt, martyrise Herman Levi – tout cela avec une rare virtuosité visuelle portée par une direction d’acteurs éblouissante. Et l’idée géniale est que, à la fin de l’Ouverture, ces personnages « réels » se transforment en personnages de fiction, celle de l’opéra, Liszt devenant Pogner, Cosima devenant Eva, Wagner devenant Sachs. Tout fonctionne à merveille dans ce premier acte où l’on découvre cette petite communauté des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, ville riche en mémoire multiple de l’histoire allemande.
Die Meistersinger von Nürnberg - Bayreuther Festspiele (2021)
Die Meistersinger von Nürnberg - Bayreuther Festspiele (2021)
À partir de ce point de départ, tout s’enchaine logiquement, l’exaltation de l’art comme expression de l’âme allemande, la vénération des règles et de leur « pureté », le rejet de tout ce qui peut paraitre nouveau. Et Wagner revit ainsi, comme dans une analyse au sens freudien, les différentes étapes de son existence et les dilemmes qui l’ont en permanence habité, de la question de la forme à celle de la liberté. Le deuxième acte, plus bref, est aussi moins abouti. Barrie Kosky transporte l’action et les protagonistes dans un bout de rue où s’entassent pêle-mêle différents éléments censés rappeler la complexité d’un monde et la complexité des sentiments. Mais il semble vouloir surtout se concentrer sur la fameuse bagarre de la nuit de la Saint-Jean qui est effectivement un formidable morceau de bravoure, comme chorégraphié dans sa folie et chauffé à blanc par la musique vibrionnante. Surtout, il y souligne un élément d’analyse idéologique essentiel, l’assimilation de Beckmesser au Juif, à tous les juifs de la propagande nazie dont la représentation à la fois immonde et parlante est cette terrifiante baudruche qui se gonfle, celle de la tête caricaturale du Juif Süss, l’effigie même de l’antisémitisme. Elle enfle alors, cette baudruche et occupe tout l’espace comme une terrible menace qui plane au-dessus de nos têtes. Le troisième acte se déploie enfin, logiquement, dans la fameuse salle du procès de Nuremberg où furent jugés les chefs nazis en 1945. L’enchainement des scènes y conduit à la confrontation pleine d’imagination portée par Barrie Kosky permettant à chaque personnage de révéler le sous-texte de ce qu’il chante. Et la frénésie populaire tout comme l’intransigeance des juges/Maîtres chanteurs conduit alors au rejet sans surprise de Beckmesser et à l’assomption de Walther, supporté avec une grande force de conviction par Sachs qui, seul, sait voir plus loin que les règles d’un monde figé pour se projeter dans un monde nouveau. Mais le coup de théâtre final de Barrie Kosky est que, après que Walther eut refusé l’insigne des Maîtres, c’est-à-dire l’embrigadement, il affirme la liberté créatrice de l’Art, au-delà de toute réduction identitaire. Pour cela, sur la scène soudain vide, il fait arriver, comme en un traveling rapide, un orchestre au grand complet qui va être dirigé par… Sachs/Wagner lui-même ! C’est-à-dire que ce n’est plus l’exaltation du « saint art allemand » qui doit compter mais la foi en la musique, rédemptrice et universelle. Belle vision qui donne à ce spectacle une conclusion optimiste et moderne : le nationalisme n’est pas soluble dans la musique.
Pour porter ce spectacle aussi intelligent que visuellement excitant, la distribution est étourdissante, dominée par le formidable Sachs de Michael Volle, timbre d’une richesse étonnante, autorité, sensibilité, tout ce qui fait un grand Sachs. Le poète Walther de Klaus Florian Vogt est, lui, marqué par une jeunesse vocale inentamée, chantant avec une subtilité constante qui confine au lied, même si certains aigus sont parfois un peu tendus, sans pourtant entamer le plaisir mélodique. En revanche, l’Eva de Camilla Nylund déçoit : elle parait absente, la voix terne, elle qu’on a connue si lumineuse... Mais de Georg Zeppenfeld, toujours frais (bien qu’ayant chanté Daland la veille !), à Daniel Behle, rayonnant David, ou de Günther Groissböck, le veilleur de nuit, à Timo Riihonen, Hans Foltz, et plus généralement tous les Maîtres, l’équipe est sensationnelle de virtuosité contrapuntique, de joie communicative, tout comme le chœur préparé par Eberhard Friedrich (mais remplacé en scène par des figurants, étonnants de vérité !).
Enfin, Philippe Jordan offre une interprétation d’une rare maitrise, toujours claire, lisible dans les détails orchestraux, prête à s’emballer quand il le faut dans les ensembles sans jamais se départir aussi bien d’une précision d’horlogerie que d’une élégance raffinée, qui confère à ces Maîtres une beauté communicative où l’intelligence de la musique s’allie à l’intelligence du théâtre. Il sera difficile de faire mieux pour cette œuvre emblématique.
Alain Duault
8 août 2021 (Bayreuth)
Commentaires