
Quelle pièce ! Le texte du dramaturge norvégien Henrik Ibsen, repris, remodelé, reprojeté dans la langue française, « tradapté » selon le joli néologisme de son signataire, Olivier Py, est d’une puissance poétique rare, d’une force de profération théâtrale qui emporte, ne dédaignant ni l’humour ni la réflexion philosophique, mais qui sait aussi se mettre non pas au service mais au travail avec la musique. Et cette musique, celle du plus grand compositeur norvégien, Edvard Grieg, trop souvent sous-estimée car méconnue (ou limitée à la populaire Suite qu’il en a tirée), restituée là dans son intégralité, c’est-à-dire avec un grand orchestre symphonique (à la différence de la mythique production de Patrice Chéreau il y a trente-quatre ans, portée seulement par un quintette de chambre), cette musique se noue au théâtre comme une conjugaison.
Cela aboutit à un spectacle dont on ne saurait dire le nom, c’est-à-dire non assigné à résidence, toujours en transformation, en rebondissements, en contradiction, un spectacle au sens le plus fort du mot poétique. C’est le fil conducteur de toute l’œuvre d’Olivier Py, singulièrement à l’opéra où, pourtant, la marge d’invention est plus étroite qu’au théâtre : du Tristan et Isolde de Wagner au Rake’s Progress de Stravinsky ou de Lulu de Berg à Aïda de Verdi à La Dame de Pique de Tchaïkovski, Dialogues des Carmélites de Poulenc ou La Gioconda de Ponchielli, tant d’autres, Olivier Py crée chaque fois un théâtre poétique, un théâtre qui réinvente la musique au fur et à mesure que le geste la déploie. Avec ce Peer Gynt, il va plus loin encore, faisant du texte une matière musicale autant que poétique, dirigeant ses artistes avec des rythmes qui dessinent une vraie partition vivante. Les gestes racontent sans cesse autant que le texte, grâce il faut le souligner à un comédien tout à fait étonnant, incroyable, hallucinant en Peer Gynt, Bertrand de Roffignac, modelant le texte, le sculptant, le criant, le mâchant avec un brio, une intensité de tous les instants, un art dans la variation des couleurs et des tempi – la plupart du temps allegro con fuoco, mais pouvant aussi être aussi scherzo, dans la nuit des trolls (qui évoque irrésistiblement le Songe d’une nuit d’été) ou même adagio, tendre, bouleversant, au moment de la poignante mort d’Aase, la mère de Peer Gynt, interprétée par Céline Schéenne, une comédienne à la présence ardente. Tous les comédiens d’ailleurs sont habités par ce feu qu’Olivier Py sait insuffler à ceux qu’il entraine sur ces chemins qui mènent tellement plus loin que la routine traditionnelle.
Peer Gynt (Bertrand de Roffignac) et la Princesse Troll (Clémentine Bourgoin) dans Peer Gynt au Théâtre du Châtelet (c) Thomas Amouroux
Et il sait aussi donner cette flamme aux musiciens de ce Peer Gynt. Car, donné dans sa version musicalement complète, avec l’Orchestre de chambre de Paris placé en fond de scène, nimbé de lumières dorées, comme un joyau mi-caché, il est dirigé avec une belle conviction, quelque chose de rasséréné qui contrepointe la folie convulsive du texte, par une maestra estonienne, Anu Tali, à la blondeur rayonnante soulignée par un éclairage en douche qui en fait une sorte de talisman lointain.
Toute la distribution vocale est à la hauteur de cette recréation, de Clémentine Bourgoin, une jeune soprano à découvrir en Anitra, à des voix déjà confirmées, de Lucie Peyramaure en Ingrid, avec ce timbre ambré qui toujours se détache, au baryton-basse Sévag Tachdjian, en père d’Ingrid, couleurs sombres, projection nette, et surtout Raquel Camarinha, Solveig émouvante, voix claire sans affèterie mièvre, qui sait donner à ce personnage essentiel une évidence lumineuse dont bien sûr la fameuse « chanson » est l’apothéose. Surtout on est frappé par la manière dont tous ces jeunes chanteuses et chanteurs s’insèrent dans la dynamique théâtrale, parlant juste, Raquel Camarinha en particulier qui s’avère une diseuse de haut vol, et sachant enchainer le chant à la voix parlée, exercice pourtant éminemment difficile tant l’émission vocale en est différente. Peut-être parce que tous, autour d’Olivier Py (qui fait, comme toujours, quelques brèves apparitions en figures secondaires : c’est son côté Hitchcock !), sont portés par cette œuvre à travers laquelle ils réalisent la morale qui lui donne sa force : « Sois toi-même ! ». C’est ce qui leur permet de rêver un monde, des mondes, des identités multiples, d’inventer leur vie, d’aller plus loin et de nous emmener sur ces chemins fantastiques où la vie a du goût, à rebours de toutes les morosités et facilités ambiantes. Vive la poésie, en théâtre et musique !
Alain Duault
Théâtre du Châtelet, 8 mars 2025
Peer Gynt au Théatre du Châtelet du 7 au 16 mars 2025
09 mars 2025 | Imprimer
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