Le point de vue d’Alain Duault : Au Festival d’Aix-en-Provence, Samson réinventé

Xl_samson-festival-aix-en-provence-2024-alain-duault © Festival d'Aix-en-Provence 2024 / Monika Rittershaus

Au premier abord, le projet peut paraître étrange : faire (re)naître un opéra composé par Jean-Philippe Rameau en 1734 sur un livret de Voltaire, que la censure janséniste a rejeté dans les poubelles de l’Histoire. Le livret n’existe plus : on n’en connaît qu’une version semble-t-il édulcorée par Voltaire pour l’intégrer à la publication de ses œuvres complètes ; la musique n’existe plus non plus : on sait simplement que Rameau en a réutilisé plusieurs pages pour ses opéras ultérieurs. Alors, travail d’archéologie pour quelque école des Chartes ? Nostalgie pour un enfant mort-né qu’on voudrait à toutes forces faire exister ? En fait, on est loin de cela – et cela se comprend dès qu’on lit l’intitulé de ce spectacle : « Libre création de Claus Guth et Raphaël Pichon d’après Samson, un opéra perdu de Jean-Philippe Rameau et un livret censuré de François-Marie Arouet dit Voltaire ». Car ce spectacle inédit est une vraie création visuelle et sonore de deux grands artistes qui se sont rencontrés sur un projet neuf. Au terme de longs mois d’échanges, de recherches patientes et obstinées, de réécriture aussi d’une partie du livret (avec la collaboration d’Eddy Garaudel) pour retrouver une langue puissante qui donne aujourd’hui l’équivalent de ce que le projet initial de Voltaire pouvait apporter, au terme aussi d’une marqueterie de chœurs et d’airs de Rameau, tirés de ses nombreux opéras ultérieurs, réalisée par Raphaël Pichon qui connaît tout son Rameau, un objet nouveau est apparu, un spectacle musical qui n’est pas vraiment un opéra, pas non plus un oratorio, une sorte d’Osni (objet sonore non identifié) qui fera date dans l’Histoire du Festival d’Aix.


Samson - Festival d'Aix-en-Provence (2024) (c) Monika Rittershaus

On est d’emblée fasciné par le décor qui s’offre à la vue dès le début, celui d’un palais dévasté par quelque bombe, missile ou pluie d’obus : symbole terrible de toutes les guerres, Gaza ou Kiev bien sûr mais aussi toutes ces images que la mémoire a engrangées. Car la guerre est de tous temps et de tous lieux : cet espace est simplement celui de la guerre. C’est-à-dire celui du malheur, des destructions et des crimes. Et aussitôt on est happé par un chœur bouleversant, « Que tout gémisse », par les sonorités de l’orchestre aussi, instruments détachant des notes comme des gouttes d’une pluie brûlante, feulements, enveloppe d’inquiétude et de douleur. Tout le ton de la pièce est donné, sa couleur, sa charge émotionnelle. L’arrivée des protagonistes complète et développe ce paysage initial. Car le scénario reconstitué-réinventé par Claus Guth suit la trame biblique de l’histoire de Samson, ses élans rageurs, ses turpitudes, ses brûlures, cette violence et cette sensualité – par laquelle il sera vaincu.

Il faut donc pour ce Samson une personnalité forte, vocalement bien sûr mais aussi scéniquement : le baryton américain Jarrett Ott a cela, une voix puissante, rugueuse parfois, avec une projection très physique et une présence corporelle impressionnante, toute d’énergie brute et d’expression ardente. Pour l’entourer, une femme qui concentre l’image de toutes les femmes qu’il a aimées et tourmentées sans doute : c’est la toujours fascinante Léa Desandre qui joue ce rôle de Timna avec sa voix ambrée et son art tout en finesse expressive. L’autre femme, c’est bien sûr Dalila, la séductrice, qui doit arracher à Samson le secret de sa force surhumaine pour que les Philistins le brisent : la soprano américaine Jacquelyn Stucker porte ce rôle crânement, avec un véritable engagement que lui permet sa plastique superbe, laquelle fera vaciller Samson… La comédienne est parfaite mais la chanteuse manque un peu de cette épaisseur sensuelle de la voix pour procurer ces frissons ravageurs qu’on pourrait en attendre. Le délicieux ange annonciateur de Julie Roset ou le sombre Achisch du toujours excellent Nahuel Di Pierro complètent cette distribution.


Samson - Festival d'Aix-en-Provence (2024) (c) Monika Rittershaus

Mais ce sont les chœurs et l’orchestre Pygmalion, sous la direction acérée de Raphaël Pichon qui donnent au spectacle ses couleurs, ses rythmes, son entrelacs de nerfs – avec les échos et contrepoints de sonorités comme venues d’ailleurs et qu’un « sound designer » réalise pour prolonger ou rompre, pour déchirer ou pour donner à la musique de Rameau une énergie renouvelée. Raphaël Pichon est l’artisan de cette architecture à la fois évidente et surprenante, preuve qu’au-delà d’un chef avisé, il est de plus en plus un inventeur qui peut ouvrir de nouvelles voies à l’opéra.

Claus Guth de son côté, à côté des images nécessaires à la sémantique du récit, direction d’acteur très précise, bagarres en groupes chorégraphiés, effets de ralentis, oppositions noir/blanc, images sanglantes de Samson les yeux crevés, sait aussi jeter des éclats de foudre, des lumières violentes, sortes d’« effets spéciaux » qui semblent des tableaux comme venus d’outre-mémoire. Sans doute la première partie aurait-elle gagné à être plus concise, plus resserrée, évitant les quelques impressions de redondance – mais la seconde partie, au dramatisme implacable emporte le public vers des sommets. Tout cela produit un spectacle surprenant, unique et beau, qui est bien ce qu’on attend d’un festival comme celui d’Aix-en Provence. Décidément son édition 2024 est un grand cru.

Alain Duault
Aix-en-Provence, 8 juillet 2024

Samson - Festival d'Aix-en-Provence 2024, du 4 au 18 juillet 2024

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