Le point de vue d’Alain Duault : le grand cru de l'Opéra de Baugé 2024, Carmen

Xl_opera-de-bauge-2024-carmen-alain-duault © Opéra de Baugé

C’est un plaisir toujours renouvelé de retrouver le joli domaine des Capucins à Baugé-en-Anjou où, depuis vingt ans, se déroule chaque été le « Glyndebourne angevin », un festival d’opéra créé, et tenu à bout de bras, par ce couple d’Anglais, Bernadette et John Grimmett, dont la passion pour l’opéra est devenue très contagieuse dans cette région toute de douceur. Et, de fait, chaque année, l’Opéra de Baugé affiche complet. Cette année, ce sont trois ouvrages très différents qu’on a pu y apprécier : Carmen de Bizet ouvrait cette vingtième édition, suivie de L’Elixir d’amour de Donizetti, pour culminer avec Don Carlo de Verdi.

Que Carmen ait bourré le chapiteau dressé dans le parc du domaine des Capucins n’est pas une surprise : l’opéra de Bizet demeure cher au cœur des lyricomanes, d’où qu’ils viennent ! C’est que ce fait divers devenu un mythe dans la trajectoire implacable du drame conçu par Bizet est unique : à la fois un des opéras les plus populaires de tout le répertoire mais, au-delà de la séduction exotique que concentre son caractère espagnol, une tragédie fatale, c’est-à-dire une tragédie organisée par un fatum qui en ritualise les degrés (ce que souligne fort justement le texte de Bernadette Grimmett, La faille fatale, dans le programme). Pourtant sa clarté brûlante n’est pas dépourvue d’ombres. Femme dangereuse et menaçante à l’époque de sa création, du fait de son exorbitante affirmation de liberté dans une société corsetée et misogyne, Carmen est aujourd’hui encore active, sans doute parce que son rapport au sexe et à la mort est fait d’un mélange de gravité et de désir mais surtout parce que sa familiarité avec la mort la projette dans un univers dramatique où elle est souveraine. Et séductrice.

De ce point de vue, le choix, pour incarner Carmen, de la mezzo estonienne Kadi Jürgens (dont la ressemblance avec sa compatriote Elina Garanca est frappante) est judicieux : admirable beauté blonde, liane souple qui séduit Don José sans difficulté, elle possède surtout une voix longue, au timbre moiré, dont les couleurs sont idéales pour le rôle de la gitane, une voix qu’elle utilise avec intelligence, sachant déployer toutes les facettes de ce personnage si riche et si complexe. Chacune de ses interventions est subtilement dosée, avec peut-être parfois un zeste de réserve nordique quand on attendrait un peu plus de sensualité : pourtant l’essentiel du personnage est là, porté de surcroit par une prononciation française parfaite. Cette Carmen est la révélation de la soirée ! Mais elle est fort bien entourée, d’abord par un Don José uruguayen, Andrés Presno, doté d’une voix à la projection ardente, qui évoque parfois l’argentin Marcelo Alvarez, c’est dire ! Si son français est moins intelligible que celui de sa partenaire, son timbre, celui d’un spinto (idéal sans doute dans Verdi ou Puccini), sait s’alléger pour trouver le style de Bizet tout au long de l’opéra, avec un air de la fleur de belle facture – dont on aurait apprécié qu’il le termine piano comme le souhaitait Bizet dont l’indication, « pp rall et dim », est claire… même si nombre de ténors l’oublient pour faire valoir leur aigu, en contradiction psychologique avec ce qu’est Don José à ce moment... Et son duo final avec Kadi Jürgens est porté par une houle dramatique véritablement bouleversante.

La fine Micaela de la Philippine Karlene Moreno-Hayworth, la Mercedes de l’Ukrainienne Anna Erokhina ou le Dancaïre du (seul) Français Olivier Trommenschlager sont les autres points forts d’une distribution qui rend justice à l’opéra de Bizet. Comme le magnifique chœur féminin, aux voix riches de saveurs et à l’homogénéité bienvenue, de surcroit d’une précision jamais prise en défaut, avec une projection idéale : un des vrais atouts du spectacle.  Le chœur d’enfants est lui aussi d’une précision et d’une dynamique à applaudir (de ce point de vue, la demande affichée de ne pas applaudir les airs est un peu frustrante !...).

Tout ce monde se déploie dans un spectacle dont la sobriété repose des contorsions de tant de mises en scène qui se veulent plus intelligentes que l’œuvre : ici, l’histoire est racontée simplement, telle qu’elle est, dans des décors dont quelques éléments évoquent clairement les situations et avec des costumes très réussis (c’est une des marques de l’Opéra de Baugé !). Le jeune chef coréen, Chanmin Chung, est efficace sans être particulièrement chaleureux dans ses phrasés, toujours très en place mais sans excès de lyrisme. Mais Carmen rayonne et montre bien ce qu’est devenu l’Opéra de Baugé – en même temps qu’il a permis de découvrir une voix et une personnalité, celle de Kadi Jürgens, qu’on aura plaisir à réentendre, ici ou ailleurs.

Alain Duault
Opéra de Baugé

Le grand cru de l'Opéra de Baugé 2024 : 

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