Le point de vue d’Alain Duault : le grand cru de l'Opéra de Baugé 2024, Don Carlo

Xl_opera-de-bauge-2024-don-carlo-alain-duault © Opéra de Baugé

Parallèlement à une Carmen de Bizet et un Elixir d’amour de Donizetti, le bucolique Opéra de Baugé, qui accueille les amateurs d’art lyrique dans son parc des Capucins, complète sa programmation 2024 d’un Don Carlo de Verdi défendu par une très belle distribution. Le point de vue d'Alain Duault. 

Le troisième et dernier ouvrage du cru 2024 de l’Opéra de Baugé était Don Carlo de Verdi, dans la version de Milan en quatre actes et en italien. Le défi était particulièrement ambitieux : il est pourtant en grande partie relevé !

Il faut dire que beaucoup d’atouts étaient réunis aux Capucins pour cette grande soirée verdienne. Drame à la fois épique et intime, réaliste et fantastique, politique et familial, Don Carlo représente une formidable avancée musicale dans le style de Verdi. Mais c’est surtout une bouleversante confrontation de caractères sur fond de conflit historique, porté par une musique au souffle et à la puissance d’un Delacroix sonore. Pour autant, il ne faut pas l’écraser sous la démesure – car Verdi a voulu y figurer l’austérité grandiose de l’âme espagnole en même temps que la tourmente des passions, dans une architecture dramatique faisant s’opposer des conflits publics, politiques, à des conflits privés, amoureux.

Comment traduire toutes ces dimensions dans un spectacle à la mesure de l’Opéra de Baugé ? D’abord en concentrant la mise en scène sur quelques signes : sur un fond uniformément noir, quelques éléments servent à figurer simplement l’action, à délimiter des espaces, que les éclairages sauront modeler tout au long de la tragédie, sur lesquels les costumes s’inscrivent sans déranger la tension visuelle. Une direction d’acteurs efficace complète la présentation, concentrant tout sur la musique qui est le nerf et la chair de l’œuvre.

Sans doute aurait-on pu souhaiter un orchestre plus étoffé pour donner toute sa dimension à ce Don Carlo : en 1867, Verdi compose pour un effectif plus important que la quarantaine de musiciens réunis à Baugé. Mais le jeune maestro, l’Anglais Gary Matthewman, fait tout ce qu’il peut pour déployer les forces réunies devant lui, quitte à parfois un peu forcer le trait. C’est la limite du défi engagé, ce qui n’empêche pas le chef de travailler les phrasés, de souligner telle ou telle intervention, de soutenir et creuser au mieux la matière sonore en mettant en valeur les contrastes et la dynamique. Mais il demeure qu’il manque en particulier de cordes pour faire résonner les vastes phrases verdiennes. L’autre limite du défi est les chœurs : là encore, Verdi les a conçus en nombre, tant les chœurs féminins que les chœurs masculins : la fameuse scène de l’autodafé en pâtira quelque peu, de surcroît non secourue par la mise en scène qui se perd un peu à cet instant. Tous font pourtant de leur mieux mais le défi était grand. Ces deux réserves n’entachent pourtant pas la réussite globale de cette production, saluée à la fin par un ouragan d’applaudissements justifiés pendant de longues minutes.

Parce que Bernadette Grimmett a fait avant tout confiance aux voix – et elle ne s’est pas trompée. Il est difficile aujourd’hui de réunir des voix en si puissante adéquation avec ce chef-d’œuvre, car toutes sont d’une exigence extrême. Et là, on est au sommet !

Du côté des femmes d’abord, on est séduit par l’Elisabetta de la soprano russe Vlada Borovko : la richesse du timbre, la beauté de l’incarnation, la puissance expressive de son air « Tu che le vanita », la variété des accents dont elle construit son personnage, tout est splendide et noble comme il sied à une reine. Face à elle, l’Eboli de la mezzo lituanienne Monika-Evelin Liiv est tout simplement incandescente, sachant assortir le flamboiement du personnage aux couleurs fuligineuses d’un chant volcanique comme on en entend rarement : son « O don fatale » est de ce point de vue un sommet d’expression dramatique sans que la ligne ne se départisse jamais de la clarté de la projection et d’aigus dardés qui paraissent naturels, le tout en construisant un personnage qui se révèle dès la confrontation nocturne avec Carlo, quand elle est blessée à mort de n’être pas celle qu’il aime : d’un bout à l’autre de l’ouvrage, Monika-Evelin Liiv est exceptionnelle.

Exceptionnel aussi le Rodrigo du baryton ukrainien Yuriy Yurchuk, qui évoque les glorieux souvenirs des Bruson ou Cappuccilli : c’est dire à quels sommets vocaux l’on se situe. Lui aussi rayonne dans ce rôle si constamment émouvant d’ami déchiré, d’ami sacrifié : timbre de vrai baryton-Verdi, projection foudroyante, phrasés admirables, ligne tenue sans faiblesse, tout est somptueux – et sa mort est un des grands moments du troisième acte. Quant au rôle-titre, Don Carlo, il est porté par la voix de ténor lyrique saine, jeune, chatoyante de couleurs de l’Argentin Pablo Bemsch, qui sait passer par tout l’éventail des expressions de ce personnage emporté par la douleur, au bout d’un ultime duo avec Elisabetta qui serre le cœur. Les basses, le Congolais Blaise Malaba en Philippe II et le Russe Denis Sedov, un familier de Baugé, en Inquisiteur, ne déméritent pas mais, à côté de ces quatre voix superlatives, ils marquent moins leur passage. Au contraire du Moine qui ouvre l’opéra (et le ferme aussi en Charles-Quint) : chanté par une jeune basse ukrainienne, Volodymyr Morozov au timbre ardent, il donne envie d’être réentendu dans un rôle plus conséquent. Enfin les chœurs, valeur sûre cette année plus que jamais de l’Opéra de Baugé, assurent la voix du peuple avec conviction. On comprend donc que le pari tenté par Bernadette et John Grimmett d’oser Don Carlo à Baugé est gagné en ce qu’ils ont intelligemment misé sur les voix, des voix qu’ils ont su découvrir et qui constituent l’architecture sur laquelle ils ont construit ces représentations de Don Carlo dont on se souviendra assurément.

Alain Duault
Opéra de Baugé

Le grand cru de l'Opéra de Baugé 2024 :

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading