On attendait beaucoup de ce Moïse et Pharaon, opéra peu joué de la fin de la carrière lyrique de Rossini, créé en 1827, deux ans avant son ultime Guillaume Tell. Adapté pour Paris de son Mosè in Egitto créé neuf ans plus tôt au San Carlo de Naples, c’est un ouvrage un peu hybride. Est-ce un opéra politique ou un oratorio ? Est-ce l’histoire d’un peuple ou l’histoire de personnages individualisés ? Tobias Kratzer, le metteur en scène, ajoute encore à l’hybridité en accentuant la dimension politique dans une visée moralisatrice et bien-pensante (les gentils migrants contre les méchants capitalistes) – mais sans jamais analyser les relations humaines entre les uns et les autres.
De ce point de vue, le premier acte est caricatural avec sa répartition de la scène entre un camp de migrants à jardin et un open space à cour. Le politiquement correct s’en donne à cœur joie dans un manichéisme de bande dessinée. Le propos s’aère ensuite au deuxième acte mais le ridicule des images n’est jamais loin, de l’écran brouillé par la perte du « réseau » avec Dieu au compte Facebook d’une princesse pin-up jusqu’aux images d’actualité pour évoquer, dans une vision très GIEC, les fameuses « plaies d’Egypte » à travers les catastrophes montées en boucle d’une planète en folie. À la fin, les migrants réapparaissent au milieu de la (sublime) prière, le « tube » de la partition et, enfilant leurs gilets de sauvetage orangé, s’égaient au milieu des spectateurs, dans une sorte d’immersion vocale inattendue. Il faut encore engloutir les méchants égyptiens, qui ne peuvent être autre chose qu’une troupe de cadres supérieurs en costume cravate et tenue d’excutive woman à talons aiguilles pour les femmes : une vidéo comique illustre cette (fausse) fin d’une mise à mort symbolique des capitalistes pharaoniens – avant un final ironique sur une plage balnéaire qui a quelque chose de La Belle Hélène d’Offenbach. Tout cela est mené avec métier mais comme un foisonnant enchainement d’images de série tv plus que comme l’analyse théâtrale d’une œuvre à redécouvrir deux siècles après sa création – d’autant que la direction d’acteurs, mécanique ou relâchée, ne confère aucune dynamique propre à faire exister les personnages de cette farandole.
Tout cela n’est pas désagréable à voir – mais un peu vain. Et l’on peut s’interroger sur la nécessité de souligner chaque intention au crayon rouge (péché mignon de Tobias Kratzer, de son Tannhäuser de Bayreuth en 2019 à son Faust repris à l’Opéra de Paris en cette fin de saison). Comme on peut aussi s’interroger sur la présence du ballet néo-classique du troisième acte, sans intérêt pour la dramaturgie de l’œuvre et de surcroit proposé dans une interprétation dont l’amateurisme étonne. D’autant qu’on sait que ce ballet n’a été composé par Rossini que du fait de l’obligation édictée par l’Opéra de Paris pour complaire aux membres du Jockey Club qui souhaitaient voir à ce moment de la soirée les danseuses qu’ils « protégeaient » lever la jambe pour justifier leur « investissement »…
Musicalement, l’hybridité partage aussi la réalisation. Si le Chœur, superbe d’homogénéité, et l’Orchestre de l’Opéra de Lyon apportent avec talent la dimension pré-verdienne de ce Moïse et Pharaon (qui ne précède Nabucco que de quinze ans), galvanisés par la direction ardente et riche de Michele Mariotti, toute en rythmes renouvelés et en couleurs profuses, on sera plus réservé sur la distribution vocale : du Moïse hors d’âge de Michele Pertusi qui, outre qu’il n’a jamais été une vraie basse chantante, a perdu une grande partie de sa voix (qui a été très belle) et tire sur la corde en tentant de compenser par la véhémence ce que le timbre ne permet plus, à l’Aménophis hors de propos de Pene Pati, timbre sec et sans séduction, phrasés hachés, comme s’il ne comprenait pas ce qu’il chante, personnage fruste et si peu bel cantiste, ou de l’Anaï de Jeanine De Bique tout autant éloignée du style de cette œuvre exigeante, avec cette voix maigrelette et serrée, qui semble n’avoir que des aigus projetés comme des fusées de feu d’artifice mais sans aucun soutien, sans aucune ligne, et dans une prononciation « exotique » du français, à l’Eliézer de Mert Süngü, voix de seringue qui bascule sans cesse en arrière, il y a du souci à se faire.
Pourtant, il y a quelques belles voix, en premier lieu celle de la Sinaïde de la mezzo russe Vasilisa Berzhanskaya, timbre fruité, musicalité rayonnante, ligne de chant soutenue, sensibilité expressive affirmée, assurément la plus belle voix de la distribution. Mais Pharaon trouve une incarnation tout à fait satisfaisante en Adrian Sampetrean, en dépit d’un petit manque de projection. Pourtant, quand on sort (au bout de près de quatre heures de spectacle !), encore ensorcelé par la réalisation parfaite de la fameuse prière portée haut par la baguette de Michele Mariotti, on se dit qu’on a (re)découvert une œuvre qui, si elle n'est pas le chef-d’œuvre de Rossini, contient néanmoins quelques vraies belles pages : c’est aussi à cela que sert un festival comme celui d’Aix-en-Provence.
Alain Duault
Aix-en-Provence, le 12 juillet 2022
Moïse et Pharaon au Festival d'Aix-en-Provence du 7 au 20 juillet 2022
13 juillet 2022 | Imprimer
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