Il n’est pas inutile de reprendre des spectacles et, après Le Vaisseau fantôme très classique, ce Rigoletto qui l’est beaucoup moins continue d’ouvrir des perspectives, fussent-elles inabouties. Quand en 2016 on a découvert la mise en scène de Claus Guth, on a été frappé par plusieurs éléments théâtralement forts, qu’on retrouve là, en premier lieu la présence, dès le début, de ce double errant de Rigoletto, personnage beckettien perdu dans un monde qui n’a plus de sens après la mort de sa fille dont il serre dans une boîte en carton dérisoire quelques pauvres souvenirs. Il faut se souvenir que Verdi a connu cette expérience douloureuse avec la perte de sa petite Virginia : il n’a pas pu ne pas s’en souvenir au moment de composer son Rigoletto.
Claus Guth a-t-il eu raison de faire de cette boîte, agrandie aux dimensions de la scène, le décor de tout l’opéra ? C’est plus discutable : outre que l’image n’en est guère attrayante, elle systématise trop une seule idée, celle d’un flash-back infiniment revu par le malheureux père, en entravant la dynamique de l’œuvre que la musique, elle, figure par ses relances incessantes – ce qu’a bien compris le chef, Giacomo Sagripanti, réactivant le nerf ardent de cette musique délibérément physique. Autre marque théâtrale forte, la mise en évidence de la gémellité entre Rigoletto et Sparafucile (« Pari siamo »), entre la puissance du mot et celle de l’épée. On regrette en revanche quelques incongruités, d’une vidéo récurrente un peu facile de petite fille dans les champs, à une scène de cabaret un peu minable et surtout incongrue chez Sparafucile, dont la baraque n’a rien du Lido ! Mais c’est surtout l’encombrement de la scène au moment du « Caro nome » de Gilda qui chagrine : alors que cet air est un air par essence solitaire, un aveu intérieur que la jeune femme ne peut se faire que parce qu’elle est seule, on voit apparaitre de jeunes figurantes la représentant à tous ses âges, ce qui non seulement n’a strictement aucun intérêt mais surtout pollue complètement l’air et confine même au contresens quand on voit le Duc revenir vers elle et la caresser avidement ! Dommage ! Ce sont de tels moments qui détruisent un tant soit peu la force théâtrale que pourrait avoir le spectacle : sans doute cet assujettissement à l’idée plutôt qu’à la matière théâtrale et musicale est-elle la limite de ce spectacle ambitieux mais débordé par cette ambition même.
Nadine Sierra, Ludovic Tézier, Rigoletto (c) Elisa Haberer / ONP
Ludovic Tézier, Rigoletto, Opéra Bastille (c) Elisa Haberer / ONP
Mais la musique, elle, est servie au plus haut niveau par une distribution de haut vol, du Sparafucile de l’élégante basse géorgienne Goderdzi Janelidze à la pulpeuse Maddalena de la lituanienne Justina Gringytè en passant par tous les seconds rôles parfaitement justes, la Giovanna au timbre doré et immédiatement repérable de Cassandre Berthon ou le fin Marullo de Jean-Luc Ballestra. On sera un rien plus réservé sur le Duc du ténor russe Dmitry Korchak, au timbre trompettant mais par trop nasalisé, au chant un peu désordonné et surtout au personnage sans vraie séduction.
Mais le cœur vocal de ce Rigoletto, c’est dans les deux rôles principaux de Gilda et Rigoletto qu’il réside. La jeune soprano américaine Nadine Sierra est carrément idéale pour exprimer le personnage de cette jeune femme dont le rêve d’un amour tombé du ciel sera saccagé par la laideur du réel : le timbre, clair, presque liquide, porté par un souffle quasi infini, une palette de couleurs soyeuses, et une expressivité assise sur une intelligence du chant, tout semble naturel à chaque moment, tout semble l’expression de ce rêve de jeune fille que cette voix lumineuse incarne. Quant au Rigoletto du grand baryton français Ludovic Tézier, on y retrouve la richesse exceptionnelle d’un timbre ardent, ourlé d’une poésie intérieure frémissante, celle du désespoir à fleur de lèvres, à fleur de cœur, dans un récit vocal enrichi à chaque seconde d’une variété de nuances proprement infinies, d’une capacité à tonner comme à déchirer, d’un enracinement profond dans le sentiment éprouvé de ce père au cœur saignant. On est encore une fois sidéré de la manière dont cette voix peut nous emmener loin : c’est une chance de disposer aujourd’hui d’un tel artiste, profitons-en !
Car le bonheur de l’opéra, c’est bien sûr une véritable expressivité théâtrale, mais c’est d’abord la musique et surtout le chant : alors quand ce chant est offert avec une telle puissance et une telle évidence, on salue et on dit merci.
Alain Duault
Paris, 26 octobre 2021
Rigoletto à l'Opéra national de Paris Bastille, jusqu'au 24 novembre 2021
28 octobre 2021 | Imprimer
Commentaires